La Tradition dans le Monde Roumain

xr:d:daffre2sidi:3,j:29937933112,t:22070213

Il y a quelques semaines, mon ami Martin m’a demandé d’écrire cette brève présentation des manifestations de la Tradition en Roumanie. En développant mon sujet, j’ai compris que sa signification était capitale, ce qui implique, ipso facto, la nécessité de générer une communication adéquate entre ceux qui s’intéressent à la spiritualité traditionnelle. L’objectif général de cet article est par conséquent de faire connaître les réalités de base qui composent notre perspective traditionnelle. Comme, inévitablement, l¹inférieur fait partie du supérieur, je crois que le point de départ adéquat se situe au niveau de l¹histoire et de la géographie sacrées de cette terre ancienne, avec l¹existence d¹un héritage spirituel spécifique d¹une authenticité incontestable. Deuxièmement, toute analyse des manifestations récentes de la Tradition en Roumanie ne peut éluder un fait : elles ont été intimement liées à la grande personnalité de Vasile Lovinescu, raison pour laquelle je tenterai de proposer au lecteur une brève présentation de son profil spirituel. Dans l’analyse finale, il serait utile d’ajouter certains renseignements d’information, ainsi que quelques amorces pour un futur débat.

Le récit de la grande migration hyperboréenne est probablement l’élément le plus fascinant de l’histoire sacrée de la Roumanie. L’étude de Lovinescu, Dacie Hyperboréenne (1), la première qui a avancé une preuve claire de l¹existence, dans le territoire de l’ancienne Dacie (2), d¹un centre spirituel suprême; Lovinescu a aussi bien mis en exergue le processus de perpétuation de la doctrine traditionnelle, preuve de la chaîne spirituelle impérissable qui nous unis à la Tradition Primordiale. Pour argumenter son hypothèse, Lovinescu cite des noms sans importance apparente, des faits, des symboles et des extraits d’auteurs anciens, montre des exemples tirés des coutumes populaires roumaines, des chansons et des contes de fées, qui constituent l’image d’une tradition roumaine vivante :  » Relisons ces légendes ; réexaminons la carte, avec cette Mer Noire saturnine, cachant dans son sein l’Ile Blanche, située en face de Selinea, qui recèle, au nord, la « Cetatea Alba » (3), et, un peu plus au sud, Selina la lunaire, appelée en Roumanie, les clés de la Mer Noire (les clés dorées et argentées du pouvoir sacerdotal et royal, des Grands et Petits Mystères, les clés de Janus et Ion-Sant-Ion/Jean-Saint-Jean) ; regardons vers la lagune de Letea, le Trident du Danube ; faisons cette observation décisive, en laissant de côté nos dernières vacillations, qu’elles se trouvent toutes situées exactement dans le 45ième parallèle, rigoureusement entre le Pôle et l’Equateur, et nous seront capables de dire en paraphrasant Saint Paul qu’il y a beaucoup de choses à dire, qui, de surcroît, sont difficiles à expliquer car, forcément, nous comprenons avec beaucoup de difficulté. Malgré ces difficultés, il est avéré, désormais, que la Dacie était le siège du Centre Suprême à une période très reculée (4).

Même si la géographie de la Roumanie n’est pas très familière au lecteur étranger et même si les noms anciens sont légèrement différents des actuels, il suffit de jeter un regard sur la carte pour identifier les endroits cités dans le texte et leur symbolisme correspondant. Sur ce sujet, Lovinescu nous parle des montagnes Caliman et Caraiman (5) (les plus importantes sont aussi appelées  » Trône de Dieu  » en roumain, qui sont considérés comme des noms pour le Roi du Monde. Il identifie également à Zamolxis, le dieu suprême de la Dacie, avec le Brahmâ Nirguna (6). Lovinescu pense également que le nom Roumanie a un lien évident avec Ram, le sixième Avatar (7). La fondation de la Transylvanie et de la Moldavie sont vues à partir d’une stricte perspective traditionnelle et l’exactitude et la clarté des références sont impressionnantes, car elles sont toutes basées sur des informations historiques attestées. A la fin de l¹essai, Lovinescu explique comment la littérature populaire et les coutumes ont contribué au développement de la spiritualité traditionnelle et il réalise une brève analyse du contenu initiatique du récit de  » Harap Alb « , écrit par Ion Crenaga (8). En somme, Dacie Hyperboréenne contient une explication détaillée des symboles, des paroles et des idées qui y sont associées et qui sont indispensables pour la compréhension générale des principaux thèmes traités.

Une autre étude de Vasile Lovinscu qui s’approfondit sur les origines mystiques du peuple roumain est celle  » O Icoana Crestina pe Columna Traiana  » (9), où une image dans un des registres est identifiée comme étant une représentation de Jésus avec les chefs suprêmes de la hiérarchie spirituelle de la Dacie; de même, nous y trouvons Saint Jean dans une  » scène de sacrifice « , qui appartient selon l’auteur au symbolisme maçonnique. En profitant de ce contexte, Lovinescu signale le double rôle de l’Empereur Romain Trajan et nous présente sa vision traditionnelle du rôle chrétien dans le devenir de l’ancien monde. La géographie et l’histoire sacrées de la Roumanie, telles qu’elles sont traitées par Lovinescu, sont décidément plus complexes que cette brève présentation. Ses livres doivent être soumis à une étude approfondie et même recourir à la recherche personnelle pour appréhender leur signification complète. Etant donné que les manifestations traditionnelles des dernières décennies se sont pratiquement identifiées avec la voie spirituelle de Vasile Lovinescu, nous tracerons, dans la suite du présent article, quelques lignes sur sa vie, son travail et son influence (10).

Lovinescu est né en 1905 dans l’ambiance patriarcale de sa terre natale de Falticeni, un lieu qui aura un impact profond sur lui; il y retournait souvent pour retrouver son climat paisible et authentique. Durant sa jeunesse, il n’a pas seulement reçu les bases d’une culture solide mais a également cultivé des préoccupations spirituelles, qu’il satisfera pleinement que quelques années plus tard. En mars 1936, après une période de préparation avec Titus Burckhardt, il a reçu une initiation soufie de la part de Frithjof Schuon, l’influence spirituelle qui a marqué son identité comme  » un fils du moment « . En fait, il restait en contact avec les grands penseurs traditionnels de son temps, spécialement avec Guénon, avec qui il entretenait une correspondance périodique. Grâce à l’aide de M. Valsan (11), il commença un groupe initiatique (tariqah), qui tenait des réunions secrètes dans sa maison à Bucarest. Même si l’existence de ce groupe ne fut pas très longue, Lovinescu continua à être le centre de l’influence spirituelle. Un nouveau groupe de méditation et d’études traditionnelles est né autour de lui et de deux de ses amis, Lucretia Andriu et Florin Mihaescu.  » La Fraternité d’Hyperion « , qui, avec le temps, incorpora des nouveaux membres, et qui existe encore aujourd’hui, plus de 15 ans après la mort de son maître, en unissant en une seule histoire la vie de ses membres avec la chère mémoire de sa lumière et de sa guidance.

Après avoir achevé son travail, Lovinescu s’est retiré dans sa Falticeni natale, où il vivra ses derniers moments avant de faire le saut vers l’éternité.

Dans son oeuvre, Lovinescu a montré un grand intérêt pour identifier et expliquer les authentiques éléments traditionnels, tapis dans les manifestations populaires de la Roumanie. En considérant que les principes généraux de la perspective traditionnelle ont été déjà décrits par Guénon, il préféra se consacrer à la spiritualité de sa terre, en accomplissant ainsi une véritable  » fonction restauratrice  » par rapport à la Tradition. Dans  » Creanga si Creanga de Aur  » (12), il formule une approche opérative du  » génie populaire du peuple roumain « , à partir d’une perspective strictement traditionnelle. De cette étude magistrale, dérive un autre essai intéressant,  » Incantatia Sangelui  » (13). Dans le  » Mitul Sfasiat  » (14) il synthétise les signifiés internes du mythe et continue l¹analyse avec les contes de fées de Petre Ispirescu. La partie la plus difficile de son travail est probablement constituée de ses livrets, formant tous ensemble une réflexion impressionnante sur son propre profil spirituel; nous pouvons y trouver des considérations inestimables sur les principes métaphysiques et sur le processus d¹initiation.

Il est important de signaler que Vasile Lovinescu a pris en considération les grandes oeuvres de la littérature universelle pour formuler, par la suite, ses commentaires et interprétations. Dans  » O Icoana Crestina pe Columna Traiana « , il complète ceux-ci par des considérations intéressantes sur L’Esotérisme de Dante de Guénon. Son étude de l’oeuvre de Shakespeare a été une source fécondes pour les études ultérieures de son ami Florin Mihaescu, qui complétera, après plus de dix ans de travail, les observations faites par Lovinescu. Mihaescu, un  » homme de Tradition apprécié  » et un écrivain doué, a achevé trois volumes sur Shakespeare, l’un consacré à une étude de  » Hamlet « , un personnage d’une grande signification pour l’auteur (15). Il publia également deux ouvrages sur la spiritualité. De son point de vue initialement orthodoxe, il part de deux perspectives différentes, microcosmique et macrocosmique, qui constituent une grande introduction à cette doctrine :  » Omul in Traditia Crestina  » et  » Simbol si Ortodoxie  » (16).

La raison pour laquelle Lovinescu opta pour le chemin islamique et non pas pour celui de sa propre Tradition est une question que l’on pose fréquemment. Même si l’orthodoxie révélée telle quelle par le Fils de Dieu pourrait être considérée comme un lien plus directe à Dieu, les possibilités d’initiation étaient peu nombreuses et confinées au monachisme; le soufisme islamique apparaissait dès lors beaucoup plus accessible pour une initiation directe. Il est intéressant de découvrir que la foi orthodoxe, sous sa forme hésychastique, connut une nouvelle vigueur après la guerre, à travers l’oeuvre du prêtre russe Ioan Koulighine, qui transmis sa bénédiction aux autres prêtres et aux membres du groupe à la fois ésotérique et exotérique  » Rugul Aprins  » (17), sans être capable d’exercer beaucoup d’influence (en 1958, il fut proscrit par le régime communiste). De cette façon, le chemin initiatique dans l’orthodoxie roumaine a également disparu.

De nombreux intellectuels roumains ­au moins à une période déterminée de leur vie ont été influencés par la perspective traditionnelle. Des personnalités comme Roxana Cristian, Dan Stanca, Radu Vasiliu (tous trois membres du  » cercle interne  » de Lovinescu), le philosophe Andrei Plesu, l’écrivain Alexandru Paleologu ou le professeur André Scrima, présentent tous, dans leur travail et dans leur pensée, la profonde empreinte de la Tradition. Le célèbre historien des religions, Mircea Eliade, a aussi montré son intérêt pour les écrits de Guénon durant sa jeunesse. Mais même s’il avait compté, un moment, sur les possibilités de continuer son cheminement vers l’accomplissement spirituel absolu, il semble avoir opté pour le glamour d’une brillante carrière universitaire. Pourtant, dans un de ses derniers volumes, il reconnaît, jusqu’à un certain point, les mérites de Guénon et jette ensuite les bases d’une perspective complètement nouvelle (18).

Le courant national d’admiration pour notre passé qui a pu stimuler une authentique émergence traditionnelle s’est finalement avéré pur courant  » traditionaliste « , avec de fortes implications nationalistes et, par conséquent, politiques, dans les années 30 (19). De nombreux auteurs, à l’étranger, se sont intéressés récemment à la personnalité de Corneliu Zelea Codreanu, initiateur et promoteur de la Légion de l’Archange Saint Michel, mouvement que l’on considère généralement comme fondé sur une série d’idées de nature spirituelle. La vérité, c’est que, même si à ses débuts, l’organisation paraissait compter sur une doctrine légitime, les méthodes pour atteindre les buts souhaités ont dégénéré en violence et en désordre. Ainsi, les idées originales se sont perdues et laissant la voie libre à l’anarchie pure et à l’opportunisme politique, un déchaînement qui peut difficilement être considéré comme traditionnel ou spirituel et, par conséquent, ne fait pas l’objet de cet article.

Les perspectives actuelles pour l’initiation en Roumanie sont diffuses (20). Guénon signalait que la tradition de la Dacie était morte, la possibilité de l’existence des ermites dans les montagnes est très incertaine et improbable aujourd’hui. Le mouvement hésychastique se trouve aussi actuellement dans un stade de somnolence (bien que des survivances de « Rugul Aprins » existent toujours). Le bilan des actes effectivement initiatiques est par conséquent négatif.

Quelques mots au sujet des publications de caractère traditionnel, facilement accessibles en Roumanie. L’initiative la plus importante appartient à Florin Mihaescu, Roxana Cristian et Dan Stanca, qui ont fondé une petite maison d’édition, Rosmarin, dans le but de publier l’oeuvre de Vasile Lovinescu, après tant d’années sous l’oppression du communisme. Fidèle à son objectif initial, Rosmarin a restreint ses centres d’intérêts, pour se consacrer exclusivement aux textes de caractère traditionnel. Outre la réussite d’un objectif important, soit la parution de sept livres de V. Lovinescu il y a cinq ans, la maison a publié en roumain Le roi du Monde de Guénon, deux ouvrages d’Ernst Jünger, des études de Florin Mihaescu, de Dan Stanca, de Roxana Cristian et d’autres écrits traditionnels. Ces livres peuvent s’acheter en Roumanie par courrier (21). Chez Rosmarin et chez Humanitas (probablement la plus grande maison d’édition en Roumanie), on a traduit Le règne de la Quantité et les Signes des Temps , Symboles fondamentaux de la Science Sacrée, L’homme et son Devenir selon le Vedanta et La Crise du Monde Moderne de Guénon ; De l’Unité des Religions et Comprendre l’Islam de Frithjof Schuon ; La Tradition Hermétique et Métaphysique du sexe d’Evola ; Alchimie de Titus Burckhardt et Hindouisme et Bouddhisme d’Ananda Coomaraswamy.

Après tout ce qui a été dit, je pense que mon article a atteint son modeste objectif. Inévitablement, certains cas ont été étudiés plus que d’autres et des personnes qui auraient dû être mentionnées sont restées de côté. Avec l’état avancé de désordre qui caractérise les temps modernes, pour ouvrir la voie, il nous faut un peu plus qu¹une simple ténacité et par conséquent, nous avons besoin de lumière pour établir le chemin et nous aider à franchir les portes principales. J¹espère que cette présentation sera l’une ces petites lumières guides.

 » Dans les moments de dépression, je pense au fait qu’à chaque porte il y un ange et cet ange soldat est fidèle à sa mission ; il ne te laissera pas passer si tu ne dis pas le mot de passe ; et même ainsi, tu ne peux avoir le mot de passe qu’une fois que la porte est franchie. Une situation insoluble. Mais le mot de passe est exactement le sentiment de ce qui est au-delà de la porte et quand nous l¹avons, une partie essentielle de notre être appartient déjà à l’au-delà » (22).

Mihai Marinescu.

Notes :

(1) Ed. Rosmarin, Bucurest, 1996.
(2) Il s’agit de la terre antique des Daces, précurseurs des Roumains; ils furent conquis par les Romains à la suite de trois campagnes militaires en 101-102 et en 105-106 AD.
(3) « La Forteresse blanche ».
(4) Vasile Lovinescu, « Dacia Hiperboreana », Bucurest, Rosmarin,1996.
(5) En traduction littérale, « Le Roi du Ciel ».
(6) Strabon a écrit : « Le Dieu Suprême des Daces n’a pas de nom et se trouve au-dessus de toute qualification ».
(7) Lovinescu fait remarquer, qu’en plus de la figure de l' »Empereur Ram » dans la mythologie roumaine, on trouve une grand nombre de toponymes de la Roumanie actuelle qui nous rappellent son nom : Rama, Ramna, Râmnic, Râmeti, Rima, Rigmani, Roman, Romlia, Rams, Rum, Armeneasca, Armenis, Ormeni, Ramsca, Ramscani, etc. (V. Lovinescu, op.cit).
(8) Le mot « Creanga » signifie en roumain « branche, rameau » et est synonyme de « Ram ». Le lien est évident. Lovinescu a consacré une étude propre de grand intérêt à cet auteur classique de la littérature roumaine.
(9) Ed. Cartea Romaneasca, Bucarest, 1996 ­ trad.: « Une icône chrétienne sur la Colonne de Trajan ».
(10) Pour esquisser cette très brève biographie de notre grand guide spirituel, j’ai utilisé le volume « Vasile Lovinescu si Functiunea Traditionala », Rosmarin, Bucarest, 1998 (trad.: « Vasile Lovinescu et la fonction traditionnelle ») de Florin Mihaescu & Roxana Cristian, que je remercie.
(11) Il s’agit d’un autre penseur et écrivain traditionaliste roumain qui, avec Mihail Avramescu, a été profondément impliqué dans de diverses manifestations de caractère traditionaliste en dehors de Roumanie.
(12) Rosmarin, Bucarest ,1996 ­ trad.: « Creanga et le Rameau d’Or ».
(13) Ed. Institutul European, Bucarest,1999 ­ trad.: « L’enchantement du Sang ».
(14) Ed. Institutul European, Bucarest,1999 ­ trad.: « Le mythe brisé ».
(15) « Shakespeare si Teatrul Initiatic », « Hamlet,printul melancoliei » et « Shakespeare si tragediile iubirii » , Rosmarin, Bucarest.
(16) Trad.: « L’Homme à l’intérieur de la tradition chrétienne » et « Symbole et Orthodoxie ».
(17) Sur ce thème, on a publié en Roumanie le volume suivant: « Timpul Rugului Aprins », d’Andre Scrima.
(18) « Occultisme, Sorcellerie et modes culturelles » (1976).
(19) Florin Mihaescu & Roxana Cristian, « Vasile Lovinescu si Functiunea Traditionala ».
(20) ibid.
(21) Pour obtenir de meilleures informations, prière de contacter : Rosmarin, Str. Mihaila Radu 8, sector 2, Bucuresti 71432, Romania; ou bien: Str.Tg.Neamt nr.16, Bl.D4, sc.C, ap.23, sector 6, Bucuresti 77486, Romania.
(22) Vasile Lovinescu, « Meditatii, Simboluri, Rituri », Rosmarin,Bucarest,1997.

Retour en haut