La vie et l’œuvre d’un grand méconnu : Julius Evola

julius evola

Descendant d’une vieille famille patricienne, le baron Julius Evola est né à Rome le 19 mai 1898; il y est mort le 11 juin 1974. Son nom évoque non seulement un écrivain, un penseur et son œuvre, mais aussi toute une école. Il fut en effet, pour l’Italie, le représentant le plus autorisé de la pensée métaphysique dite traditionnelle, dont le maître incontesté reste le Français René Guénon (1886-1951).

La mort de Julius Evola est cependant passée inaperçue en France. Son œuvre considérable, l’une des seules qui définissent exactement le sens de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel, n’a suscité aucune étude dans les gazettes littéraires.

Pour les tenants de la métaphysique traditionnelle, il existe un postulat fondamental, sur lequel nous reviendrons d’ailleurs : le monde actuel est l’ultime étape d’une longue décadence de l’humanité depuis ses origines divines. En des temps historiquement non déterminés, les hommes connurent universellement l’éclairement de la science divine. Le dialogue entre l’homme et les forces célestes était alors permanent. Pour de nombreuses raisons autour desquelles tous les traditionalistes ne sont pas unanimes, l’humanité perdit peu à peu le contact avec cette vie divine qui était proprement la sienne, pour ne cesser ensuite de choir jusqu’à un certain « Age sombre », le nôtre…

Les premières influences : Papini et l’art abstrait

Nous allons tout d’abord circonvenir les étapes de l’évolution de l’action et de la pensée de Julius Evola, qui, contrairement à René Guénon, fut un homme qui participa à la vie sociale et politique de son temps. On peut même dès l’abord, et sans que cela soit gratuit, affirmer que les extraordinaires bouleversements qui furent ceux du XXe siècle contribuèrent grandement à l’édification spirituelle et intellectuelle de Julius Evola. A la veille de la Première Guerre mondiale, Evola subit l’influence du polémiste Giovanni Papini (1881-1956), dont l’ardent pessimisme (le Crépuscule des philosophes, le Tragique quotidien) et l’apparent mépris « aristocratique » troublèrent profondément le jeune esthète romain qui collabora alors à deux revues créées par Papini : Leonardo et Acerba.

Parallèlement, Julius Evola s’intéresse aux formes nouvelles qui naissent dans les arts. La peinture abstraite, le futurisme le passionnent. Peut-être y décèle-t-il déjà les signes de ce qui ne sera plus à ses yeux que l’inexorable décadence du XXe siècle ? Il écrit un court essai : Art abstrait et rédige des poèmes qui annoncent son refus de toute société privée d’une morale élitaire.

Le suicide de l’Empire monarchique

Pendant la Grande Guerre, il est officier d’artillerie. Affecté à une compagnie de montagne, il affronte fréquemment les armées autrichiennes. Doit-on dire qu’il fut brave ? Cela va de soi chez un aristocrate romain attaché aux vieilles qualités de la race.

Il sort nerveusement ébranlé de l’aventure militaire. De 1919 à 1923, il traverse une grave crise intérieure. Pendant cette guerre terrible, le jeune officier qu’il était a vu un monde s’écrouler, celui des anciens empires ; et là-bas, dans les vastitudes russes, la couronne des Romanov a été remplacée par le premier gouvernement communiste. Une civilisation qui paraissait immuable jusqu’en 1914, avec ses rois, ses alliances, ses empires immenses, a disparu dans la boue des tranchées de la guerre. Une grande interrogation cingle le ciel et l’avenir. L’Italie elle-même est en effervescence. Un ancien instituteur des Pouilles, Benito Mussolini, ébranle le pouvoir monarchique (marche sur Rome de 1922) et fonde le premier État fasciste d’Europe.

La montée des fascismes et l’efflorescence idéologique

En Allemagne, devant l’abdication de l’empereur, la débâcle militaire et l’instauration de la faible république de Weimar, un parti menace de juguler par tous les moyens la montée des bolcheviques ; ce parti : le N.S.D.A.P. ; son chef : Adolf Hitler.

Pendant ce temps, Julius Evola, âgé maintenant de plus de trente ans, s’essaye au nietzschéisme et s’enthousiasme à la lecture du Monde comme volonté et comme représentation, de Schopenhauer. C’est à la lecture de ce dernier ouvrage que le jeune baron romain découvre l’ampleur de la métaphysique des grandes civilisations de l’ancien Orient, et de l’Inde en particulier.

C’est à cette époque encore qu’il lit Sexe et Caractère, d’un philosophe aujourd’hui bien oublié : Otto Weininger, jeune génie de la fin du siècle dernier qui se suicida à vingt-six ans alors qu’il était déjà depuis plus de trois ans un des professeurs de philosophie les plus réputés d’Allemagne. Weininger tente de fonder dans son ouvrage une réfutation fondamentale et métaphysique du freudisme alors naissant. Evola s’en souviendra lorsqu’à son tour il s’attaquera à la psychanalyse dans Masques et visages du spiritualisme contemporain et dans son magistral traité, la Métaphysique du sexe.

De cette approche éthique du pessimisme le plus radical et du volontarisme allemand sortira le premier écrit théorique d’Evola : Teoria dell’ individuo assoluto (Théorie de l’individu absolu). Dès lors, Evola est engagé sur une voie : celle de la recherche des valeurs fondamentales de la spiritualité transcendante. Le courant est fort et le conduit bientôt jusqu’aux sources orientales.

A la même époque, à Paris, René Guénon publie l’Introduction générale aux doctrines hindoues.

A la recherche d’un nouvel enseignement Schopenhauer, Nietzsche, Weininger

Parallèlement à cette descente dans les tréfonds de l’être, alors que politiquement tout le rapproche déjà du jeune pouvoir de Mussolini, Julius Evola tente une autre approche, celle des grandes magies d’Occident et d’Orient. Il devine dans ces disciplines d’étranges forces, restes peut-être d’antiques sciences remontant jusqu’à l’âge de la grande connaissance primordiale. La magie n’est-elle pas elle aussi une recherche du surhomme?

Et cela rejoint le cheminement qui fut celui d’Evola à cette époque : Schopenhauer, Nietzsche, Weininger. Cheminement qui sera celui de bien des chercheurs ésotériques de ce siècle. Pourquoi ?

Sans doute y a-t-il chez ces trois penseurs un fondement métaphysique radicalement différent de celui que l’on trouve communément dans les pensées européennes. Schopenhauer innove en mettant l’accent sur l’importance des grands textes sacrés de l’Inde quant à la compréhension d’une spiritualité transcendante. Nietzsche propose un grand désespoir fondamental en annonçant la mort du dieu des chrétiens. A partir de son œuvre, c’est définitivement l’ère post-chrétienne qui commence. Avec Weininger, juif comme Freud, c’est pourtant un refus du judaïsme dans la recherche de la psyché. Otto Weininger nous dit que l’homme et la femme ne sont pas seulement des individus sexués soumis à quantité d’interdits obsessionnels, mais qu’ils sont aussi l’incarnation d’un grand désespoir, celui de l’impossible androgyne. Cet androgyne que, précisément, annoncent les sciences occultes, les grandes magies et que l’on retrouvera au centre de la quête d’Evola dans l’hermétisme et la métaphysique du sexe.

Un nouveau monde de l’esprit naît ainsi : par-delà le nihilisme sommaire de l’interprétation conventionnelle de Nietzsche, par-delà l’incompréhension qui pèse sur le message de Schopenhauer et le mépris porté à l’œuvre de Weininger, c’est une autre forme d’homme qui lentement s’élabore dans la pensée de Julius Evola.

La renaissance romaine

Cette pensée, de plus, est élitaire, aristocratique et romaine. Evola vit profondément la réalité romaine. Ce n’est pour lui ni une fiction ni un lointain chromo. Rome existe. Non la Rome des papes, celle du christianisme, mais la Rome des Césars et du paganisme. Il rêve à ce prestigieux empire d’Occident qui fut comme l’ultime quintessence du monde traditionnel. L’Imperium romain, tel est, en 1925-1930, le sens du combat de Julius Evola. Or, l’Italie fasciste croit, un instant, retrouver l’antique grandeur romaine. Illusion d’un monde qui se meurt ? Peut-être, mais suffisante pour féconder alors l’esprit d’Evola. Et il commence à penser à la « fonction impériale » et à la réalité du pouvoir monarchique.

De grands rêves emplissent son esprit. Mais à quoi bon ?

Le monde dans lequel il vit, il croit le savoir désormais, est un monde irrémédiablement perdu. Pourquoi donc se laisser prendre par le tourbillon de l’activisme métaphysique transposé sur le plan politique ? Attitude toujours fâcheuse et, assurément, antitraditionnelle…

Après l’Essai sur l’idéalisme magique (Saggio sull’ idealismo magico), dans lequel il pose les fondements de toute son œuvre à venir : monde de la tradition, modernisme et décadence, pouvoirs inconnus de l’homme, autorité spirituelle et pouvoir temporel, etc., Evola fonde la revue Ur (1927-1929). « Ur, explique-t-il, est un antique nom pour désigner le feu, car le feu qui consume tout doit tout régénérer. » Ce pourrait être un adage alchimique.

Dans cette revue, avec quelques collaborateurs, il fustige la déchéance moderne, les mœurs et les lois éperdues, l’absence de pouvoir traditionnel. Il ébauche des théories de la race dont la base n’est pas dans la biologie moderne mais dans les anciennes légendes. Il découvre une humanité cyclique, une prodigieuse machine cosmique à la gloire des dieux. L’homme moderne n’étant, selon lui, que l’insupportable surgeon du dernier cycle de la fin des temps.

La rencontre avec Mussolini

Pessimisme radical quant au monde moderne. Pessimisme qui semblera inacceptable à bien des hommes d’aujourd’hui, mais qui, cependant, cadrera assez bien avec l’éthique profonde du fascisme. Car, derrière les déclarations triomphales de Mussolini, derrière un certain culte de la jeunesse, gronde dans toute âme fasciste une ardeur destructrice, un besoin de mort et de néant. Il semble qu’alors se construit un univers de décors formidables, de palais, de flottes et d’armées dont les bâtisseurs savent confusément qu’il ne s’agit que d’une ultime et sanglante parade.

C’est dans le tourbillon de ce « romantisme fasciste » (pour reprendre l’expression de Paul Sérant) que Julius Evola rencontre le Duce et certains membres du gouvernement fasciste italien. D’aucuns ont affirmé que dès 1930 Evola fut le conseiller privé de Mussolini en matière idéologique ; si l’on veut, l’équivalent italien de ce que fut en Allemagne Alfred Rosenberg sous le IIIe Reich. Rien ne nous permet de l’affirmer cependant, et Julius Evola fut toujours dans la suite extrêmement discret quant à ses rapports avec le chef du gouvernement fasciste de la monarchie italienne.

A cette époque, alors que Julius Evola rencontre la grande politique de son temps et qu’il opte délibérément pour une prise de position publique et une implication dans l’action, René Guénon quitte la France pour aller vivre en Égypte à l’ombre des pyramides.

Ce sont là deux options fondamentales qu’il est bon de souligner.

De « la Métaphysique du sexe » à « la Tradition hermétique »

Evola ne cesse d’étendre le champ de ses investigations spirituelles. Dès 1925, avec l’Uomo come potenza (l’Homme comme puissance), il se penche sur les problèmes du tantrisme indien, sur l’énergie sexuelle considérée comme force magique. C’est la base de ce qui deviendra, en 1949, Lo Yoga della potenza (traduit en français sous le titre le Yoga tantrique, Paris, Fayard, 1972).

Puissance mystique et sexe s’identifieront alors avec recherches alchimiques, car luit au bout de ces chemins parallèles le même espoir de l’androgyne primordial, et c’est, en 1931, la publication de la Tradizione ermetica (la Tradition hermétique). La première partie de ce livre est consacrée aux symboles hermétiques et la seconde à la pratique de l’Art royal. Dans cet ouvrage, Evola fait montre d’une immense érudition alchimique, et cette érudition nous permet également de cerner ses sources, lesquelles se retrouveront dans ses autres grands livres, même lorsqu’il ne citera pas ses inspirateurs : J. de Maistre, Fabre d’Olivet, Böhme, Gichtel, Dom Pernety et aussi René Guénon.

L’époque des grands refus : contre Freud, Blavatsky et Steiner

En 1931, Evola publie un ensemble d’études qui sont autant d’acerbes critiques de différentes formes du spiritualisme contemporain » : Maschera et volto dello spiritualismo contemporaneo (Masque et visage du spiritualisme contemporain).

Dans cet ouvrage, il s’en prend vivement au spiritisme d’Allan Kardec, à l’anthroposophie de Rudolf Steiner, à la théosophie de Madame Blavatsky, à la psychanalyse, etc.

Nous n’entrerons pas dans les détails de sa réfutation de la psychanalyse. Elle est sommaire. Pour Evola, Freud n’a fait que tordre à des fins plus ou moins « scientifiques » un courant diffus qui exista durant tout le XIXe siècle au niveau des écoles spiritualistes. Ce que le père de la psychanalyse nomme « inconscient » n’est pour le traditionaliste romain que le subconscient des antiques sagesses. La thérapeutique de la psyché telle qu’elle est pratiquée par les psychanalystes est, selon lui, une aberration, un non-sens, et un certain délire analogique animerait les différents tenants de la discipline psychanalytique qui trouveraient des associations d’images et d’idées où il n’existe que des coïncidences fortuites. Sa critique choque tant elle est sommaire. On conçoit dès lors les limites de la position dite « traditionaliste ».

Critique simpliste de la science moderne

Le rejet de la science moderne, de ses tentatives pour expliciter le comportement humain devient une crispation systématique. Evola, comme bien d’autres, s’attaque à la psychanalyse non avec des éléments d’une critique objective, mais à l’aide d’arguments subjectifs nous serions tentés de dire épidermiques. Son mépris de Freud, d’Adler, de Reich et de Jung est fondé sur un parallélisme artificiel et irrecevable : la psychanalyse, selon lui, ne fait que tourner autour des mystères de l’âme parfaitement mis au jour par les doctrines traditionnelles. Ce qui est fondamentalement inexact, car l’inconscient du psychanalyste et les pulsions de la libido ne sont en rien comparables aux recherches des métaphysiciens sur les états multiples de l’être. (cf. R. Guénon Les États multiples de l’être, Paris, Véga 1930).

On peut également s’étonner de la rage déployée par Evola contre la théosophie de Blavatsky et l’anthroposophie de Steiner. Il critique ces deux auteurs parce qu’ils avancent des théories bien étranges et, en apparence, gratuites quant aux mouvements planétaires des êtres par-delà les existences. Ce que Rudolf Steiner dit du rôle des planètes dans les réincarnations lui semble aberrant, ainsi que son affirmation selon laquelle le Bouddha lui-même aurait préparé la venue du Christ. On conçoit immédiatement tout ce que ces positions peuvent avoir de précaire dans leur spiritualisation extrême de ce qui, au départ, n’était que des cosmogonies occultes. Cependant, il est évident que les sources dites « traditionnelles » de Julius Evola sont semblables à celles de Blavatsky ou de Steiner. C’est du même courant qu’il s’agit, et la dispute n’est qu’une dispute de chapelles. De fait, il s’agit du même continuum occultiste qui semble se rassembler autour des noms de Fabre d’Olivet, d’Eliphas Lévi, de Louis Jacolliot, d’Édouard Schuré, de Saint-Yves d’Alveydre et de quelques autres[1]. La fin du XVIIIe siècle et tout le XIXe siècle ont baigné dans cette quête confuse d’une grande unité des êtres et des religions. Au plus bas niveau, les théories ont été mêlées, controuvées. Au plus haut niveau, de grands penseurs, tels Schopenhauer ou Nietzsche, ont pu tirer la quintessence d’une érudition orientale qui « tournait mal » chez les occultistes qui, tous, y allaient de leurs théories sur les cycles dans l’histoire, la décadence de l’humanité, l’âge d’or et l’évolution du divin.

Quintessence de la philosophie allemande du XIXe siècle et des sciences occultes

Evola se situe à la croisée des chemins : à la fois tributaire des œuvres de Nietzsche et de Schopenhauer et des occultistes. Dans ses ouvrages non polémiques, il englobera en effet des théories que l’on retrouve chez Blavatsky et Steiner, chez Saint-Yves d’Alveydre et Jacolliot et des réflexions métaphysiques du plus haut intérêt, dignes, celles-là, de toute la pensée métaphysique allemande du XIXe siècle.

Le même refus de l’anthroposophie, du spiritisme ou de la théosophie se retrouve également chez René Guénon. Cependant, il est opportun de noter combien Evola ou Guénon surgissent tout bardés avec leurs théories traditionalistes après que les occultistes du XIXe siècle les eurent élaborées trente, quarante ou cinquante ans plus tôt… La révélation ne semblerait pas venir de mystérieux maîtres inconnus mais bien d’une filiation intellectuelle parfaitement explicable.

La synthèse doctrinale du traditionalisme d’Evola se trouvera dans son grand ouvrage de 1934 : Rivolta contro il mondo moderno (Révolte contre le monde moderne, remanié en 1970). Plus polémique que René Guénon, il s’en prend très directement à la société contemporaine, à la vie et aux mœurs, non seulement du siècle mais aussi des vingt-cinq siècles qui précèdent. Car, pour Julius Evola, la décadence et le « monde moderne » commencent avec l’âge grec, entre le VIIIe et le Ve siècle avant notre ère…

Croisade contre le monde moderne

Il profitera de cet ouvrage pour définir parfaitement différents points fondamentaux de la doctrine traditionnelle. Ainsi, le rôle de la royauté, le mystère du rite, la doctrine des castes, le sens de l’ascèse, le déclin des races supérieures, le système hyperboréen, le cycle de la civilisation nordico-atlantique, la polarité nord-sud, le cycle de la décadence, la renaissance du pouvoir impérial au Moyen Age, etc. Le livre de Julius Evola fait écho à la Crise du monde moderne de Guénon ; en bien des points, Evola se fait le disciple du maître français qu’il cite fréquemment, mais il s’en écarte cependant par ses prises de positions politiques, par la théorie des races que l’on sent directement héritée du national-socialisme allemand.

Révolte contre le monde moderne fait, par bien des points, penser à deux ouvrages qui eurent leur importance dans l’idéologie politique allemande de la première moitié de ce siècle. En effet, on y trouve nombre d’éléments, quant à la notion d’empire, de pouvoir royal, de cycle des civilisations nordiques, de sens de la chevalerie, qui sont également explicites dans les Fondements du XIXe siècle de H.S. Chamberlain, et dans le Mythe du XXe siècle, d’Alfred Rosenberg[2].

Rome, centre du rêve métaphysique d’Evola

Mussolini apprécie Révolte contre le monde moderne, mais il se garde bien de se prononcer. En fait, le pessimisme aristocratique d’Evola, son « impérialisme païen » choquent nombre de membres du parti fasciste, dont le philosophe Giovanni Gentile.

Julius Evola prône une romanité aristocratique, de pure race ; un retour brutal, catégorique aux mœurs et aux institutions qui firent la grandeur antique de Rome. L’État fasciste est un État moderne, relativement éloigné de ces positions extrémistes, malgré d’évidentes analogies.

Evola continuera à rêver seul, de plus en plus isolé du reste. Entouré de quelques disciples, il deviendra, dans la période qui précédera la Seconde Guerre mondiale et durant celle-ci, une espèce de mage le plus souvent retiré des agitations du monde. Pourtant, un certain activisme politique le poussera souvent vers de nouvelles rencontres tant en Italie qu’en Allemagne ou en Autriche.

Rome est un rêve chéri, lointain. Mais le nouvel empire est-il déjà à venir, et le César de demain sera-t-il seulement un Italien ? Autant de questions qui tourbillonnent dans la tête du baron Evola. C’est dans ce sens qu’en 1937 il rédige il Mistero del Graal e la tradizione ghibellina dell’ impero (le Mystère du Graal et la tradition impériale gibeline).

La fonction impériale et le Saint Empire romain germanique

Dans ce livre, il énonce certaines théories sur la fonction traditionnelle de l’empereur dans le Saint Empire romain germanique. Sa sympathie pour l’empereur romain germanique est grande ; il imagine les derniers grands monarques allemands du Moyen Age en souverains traditionnels, accomplissant parfaitement la double fonction de prêtres et de guerriers. En fait, il reprend dans ce livre certains thèmes déjà développés par H.S. Chamberlain dans sa Genèse du XIXe siècle. Il s’agit de la même méditation sur le rôle de l’Allemagne comme suppléante de l’empire romain disparu. Cependant, Evola s’écarte fondamentalement de son modèle lorsqu’il explicite son sens de la fonction impériale. Il s’agit pour lui non plus d’une fonction politique en rapport avec les événements, mais d’une fonction de droit divin, inaliénable. L’empereur est l’envoyé de Dieu, son image terrestre. En ceci, il s’écarte non seulement des positions de René Guénon, mais de celles qui sont défendues par la plupart des traditionalistes. En effet, pour Evola, la fonction royale est la première des fonctions. Or, l’explication traditionnelle donne communément : prêtre d’abord et roi ensuite[3]. Evola refuse cette hiérarchie en prétendant qu’il s’agit d’une mauvaise interprétation de la « Loi de Manou » et des autres textes traditionnels aryens. Le roi          ou l’empereur   est aussi le prêtre, et le prêtre ne peut exister que dans la mesure où la fonction royale est, avant tout, accomplie.

Une théorie de la race fondée non sur des critères biologiques, mais sur la tradition

Les contacts politiques avec Walter Darré et Alfred Rosenberg amènent Evola à préciser ses positions quant au phénomène racial. Il le fera en deux temps. Tout d’abord en 1937, lorsqu’il publiera le Mythe du sang, puis, en 1941, avec Sintesi di dottrina della razza (Synthèse de doctrine de la race). A l’exemple de Ludwig Ferdinand Clauss (Rasse und Seele, 1933), il s’essaye à définir la race par des critères autres qu’exclusivement biologiques (Rosenberg, Darré). Pour lui, la race est non seulement une réalité biologique, mais aussi le rassemblement de traditions immémoriales qui forment un « individu culturel ». La race est divine avant d’être humaine ; certaines races thèse qu’il illustre déjà dans la Révolte contre le monde moderne sont « divines », d’autres sont « terrestres », voire « démoniaques ». La tragédie du monde moderne vient du mélange inconscient de toutes ces races. Ainsi, plus le temps passe et plus le mélange antitraditionnel s’opère : le message divin se perd peu à peu dans le brassage des ethnies. Ce qui est divin se trouve brutalement mélangé avec ce qui est démoniaque. Le monde court ainsi au chaos, et l’homme traditionnel disparaît peu à peu de la surface de ce monde.

Les fondements de l’inégalité humaine

La race est source d’inégalité. Les hommes sont inégaux à l’intérieur d’une race donnée, car ils appartiennent hiérarchiquement à des castes différentes et, de plus, leur inégalité vient de leur race. La race divine est nécessairement la première. Elle est celle du cycle nordico-atlantique, c’est la race mystérieuse des descendants de l’Hyperborée et de Thulé, celle-là même qui détenait toutes les traditions célestes qui peu à peu ont été mélangées avec des éléments bâtards. L’Occident cependant se perd, car il ne comprend plus ce qu’est la race ni la nécessité de préserver la pureté ethnique. La défense ethnique fondée sur des critères uniquement biologiques est dangereuse selon Evola, car les Allemands sous le IIIe Reich ne comprennent pas l’importance de l’élément traditionnel et divin. Leur racisme n’est qu’une théorie économico-sociale au même titre que le marxisme. L’idée d’Evola est autre parce que métaphysique.

La fin d’un âge et la promesse du renouveau

Le pessimisme d’Evola le pousse à considérer que l’Occident moderne ne peut plus assumer ses anciennes races et ses anciennes castes et que, partant, il est perdu. Il reste donc, une fois de plus, à attendre le dénouement de ce cycle infernal de l’humanité pour retrouver ensuite les éléments purs qui auront survécu et qui pourront reprendre l’évolution divine de l’humanité en un nouveau cycle.

Tandis qu’il fonde ses théories sur la décadence de l’Occident, qu’il explicite ce qui, selon lui, est l’inaliénable preuve de la décadence moderne, Evola se passionne également pour l’ascèse bouddhique et, en 1943, il publie un essai sous le titre la Dottrina del risveglio (la Doctrine de l’éveil). Le bouddhisme, dit-il, n’est pas une religion, mais peut-être l’ultime conception purement aryenne de l’homme et du monde. En cela, il diffère fondamentalement de Guénon qui refusait au bouddhisme toute qualité traditionnelle, ne le considérant que comme un état de la décadence de l’hindouisme. L’ascèse bouddhique, la recherche de la grande dissolution et de l’extinction de toutes choses, est une voie fondamentalement aryenne. Elle est celle du guerrier aryen, celui-là qui, selon l’expression d’Evola, est toujours « sur le pic des vautours ». « C’est, écrit-il dans la Doctrine de l’éveil, dans le bouddhisme que l’on trouve, comme en bien peu d’autres grandes traditions historiques, la possibilité d’isoler aisément les éléments d’une ascèse à l’état pur […]. L’ascèse bouddhiste est consciente. En effet, alors que dans maintes formes d’ascétisme et presque sans exception dans les formes chrétiennes l’accessoire est inextricablement emmêlé avec l’essentiel et que les réalisations ascétiques sont, pour ainsi dire, indirectes, parce qu’elles procèdent par impulsions et mouvements de l’âme déterminés par des suggestions ou des ravissements religieux, dans le bouddhisme, nous trouvons, au contraire, une action directe, basée sur une connaissance consciente de sa finalité, qui se développe selon des processus contrôlés depuis le commencement jusqu’à la fin. »

Dans les ruines de Vienne : l’homme blessé

En 1944 commence la grande débâcle des fascismes. L’Italie est partiellement occupée par les Alliés. Devant la montée des troupes américaines et françaises, Evola se réfugie en Allemagne. Il donne un certain nombre de conférences devant des auditoires constitués d’élèves-officiers et de jeunes S.S. En 1945, l’écroulement du Reich le conduit en Autriche, et c’est à Vienne qu’en mai de cette année, peu avant l’entrée des Russes dans cette ville, il est blessé au cours d’un bombardement aérien. Evola restera paralysé des deux jambes. Lorsque la tourmente s’apaise, il reprend le chemin de l’Italie et se réinstalle à Rome dans un monde où tout est bouleversé. Il est entouré d’un groupe de jeunes gens qui croient toujours fermement aux idées traditionnelles occidentales. Là-bas, en Égypte, René Guénon s’éteint dans la paix de sa retraite. En 1953, Julius Evola, qui n’a pas renoncé au combat politique, publie Gli uomini e le rovine (les Hommes parmi les ruines). Dans ce livre, il oppose à l’État moderne l’État organique déjà chanté par Vico et Fustel de Coulanges. « L’État organique n’est pas le reflet de la société ; il est l’agent qui transforme et structure cette société et qui, en lui assignant un destin, fait d’un agrégat sans cohésion un véritable ensemble élevé à la dignité du politique. » (A de Benoist.) Pour Evola, cet État ne peut exister sans la notion fondamentale d’« Imperium ». Et c’est la reprise de sa théorie puissante du pouvoir. Il n’y a pas d’autorité dans l’État sans l’« Auctoritas » dans le sens fort du terme latin, et le pouvoir du guide de l’État est d’ordre divin, transmis aux hommes par les lois de la connaissance traditionnelle.

Pour que le feu ne s’éteigne jamais

Pour Julius Evola, ce message spirituel et cette réflexion sur l’homme, l’autorité et le pouvoir ne sont nullement adressés aux masses mais bien aux « Veilleurs » — ceux qu’il nomme les « Egrégoroï » —  qui assument la survivance de la tradition par-delà les ruines du monde moderne.

Un feu éternel couve sous la cendre, et ce feu est un volcan qui retrouvera toute sa force et son activité un jour. Il convient de l’entretenir et de lui permettre de traverser notre actuel « Age sombre », le Kâli-Yuga de la tradition hindoue.

Certes, Julius Evola reste tenté par le retrait aristocratique. Aux délires des masses, il serait tenté de ne répondre que par de grandes œuvres ; cependant, il conseille à ceux qui l’entourent de s’essayer quand même à la politique en recherchant la prise du pouvoir quoi qu’il en soit et dans quelque régime que ce soit, afin que le feu demeure ! Nous vivons, selon l’aristocrate romain, un âge infra-humain. L’égalitarisme béat détruit toutes les valeurs supérieures des races bien nées ; une force effrayante entraîne l’humanité vers ce qu’elle a de plus bas, de plus dégénéré. Cependant, il faut bien passer par ce stade d’extrême décomposition pour qu’ensuite la remontée soit encore possible.

Le crépuscule du monde

Dans sa retraite romaine, l’infirme qu’il est devenu ne cesse d’écrire. Et les livres se succèdent alors, nombreux encore et féconds. Tout d’abord, la Métaphysique du sexe (1958), livre puissant par lequel il réagit contre les dérèglements de la morale sexuelle moderne, apportant une vision sacrale de l’amour et de l’union physique et psychique des êtres.

En 1961, il publie Cavalcare la tigre (Chevaucher le tigre), qui présente, selon lui, des « orientations existentielles pour une époque de dissolution ». La formule choisie pour titre de ce livre est extrême-orientale. Elle signifie que, si l’on réussit à chevaucher le tigre, on l’empêche d’abord de se jeter sur vous et qu’en outre, si l’on maintient la prise, il se peut que l’on ait, à la fin, raison de lui. Ce symbolisme s’applique sur plusieurs plans. Il peut se référer à une ligne de conduite à suivre sur le plan de la vie intérieure, mais aussi à l’attitude qu’il convient d’adopter lorsque des situations critiques se manifestent sur le plan historique et collectif. Et c’est présentement le cas. L’homme « traditionnel » doit désormais faire face à des problèmes d’ordre inférieur ; l’incohérence du monde moderne risque sans cesse de le submerger. Afin qu’un homme nouveau naisse par-delà les débris de cette société qui s’effondre, il faut « chevaucher le tigre » du monde moderne, s’attaquer à tous les problèmes qu’il pose et essayer de les résoudre pour un mieux. Ainsi faut-il également pénétrer tous les jeux publics du temps et s’intégrer à la vie politique.

En 1968, Evola publie un autre essai, l’Arco e la clava (l’Arc et la massue) et, enfin, cette année, sous le titre Ricognizioni (Reconnaissances), il a donné un certain nombre d’articles et de conférences qui n’avaient jamais jusque-là été publiés.

Sa voix aujourd’hui s’est éteinte, après tant de méditations, tant de cauchemars, de visions grandioses. Il reste l’un des plus puissants esprits traditionalistes de notre temps, et comme l’expression double d’un espoir et d’une menace.

Le monde moderne orphelin du pouvoir

Dans Révolte contre le monde moderne, Evola a parfaitement défini les limites du pouvoir monarchique[4], la réalité fondamentale de celui-ci et sa fonction organique. Cependant, d’autres traditionalistes le critiqueront, car il a fait du pouvoir la première fonction. On pourra dire qu’il s’agit là d’une position non traditionnelle : le prêtre — le traditionnel brahmane — étant le premier dans l’ordre du monde humain. Evola cependant voit autrement la fonction royale : l’homme investi des pouvoirs est le trait d’union avec les forces divines, le seul capable de gérer le monde humain perpétuellement en ébullition. Lorsque la plèbe se révolte contre l’autorité du chef, c’est qu’il y a rupture de l’alliance entre le souverain et les forces divines. Dès lors, le pouvoir sacré n’existe plus et le roi doit disparaître. Notre monde moderne est un monde dans lequel il n’y a plus de principe directeur, de pouvoir sacré régissant les hommes et leur imposant un ordre hiérarchique traditionnel. En partant de cette désorganisation sociale démocratique, Julius Evola a échafaudé toute une théorie de la décadence des civilisations. Théorie qui, comme on l’a dit plus haut, trouve ses sources chez d’autres penseurs, notamment parmi les ésotéristes français du siècle dernier. On a pu dire et écrire que l’œuvre d’Evola aboutit à un terrible échec : en effet, il est l’« homme parmi les ruines ». La fin de sa vie se sera passée dans les vestiges d’un monde, mais il aura prédit un autre monde, celui-là qu’une conception traditionnelle et synarchique nous permet d’attendre. Il a invité les plus hardis à se faire guerriers et veilleurs en cette terrible époque. A d’autres, il aura permis de retrouver le sens trop oublié de la grandeur de Rome et de son empire. Ainsi qu’il l’écrivit dans Révolte contre le monde moderne, l’empereur romain          et, en particulier, les premiers Césars      incarnait au plus haut niveau la fonction sacerdotale de la royauté mystique.

Qui sont les héritiers de Julius Evola ?

Cet héritage que nous laisse Julius Evola est certes à considérer avec toutes les réserves que l’on peut faire autour d’une œuvre si diverse, mais il est à considérer aussi avec un réel enthousiasme, le seul qui nous permette encore de trouver en nous toutes les énergies nécessaires pour être autre chose qu’un simple produit sans but d’une société effectivement désorganisée, si l’on s’en tient à l’explicitation traditionnelle de la société, des castes et des races.

Julius Evola fut-il un prêtre fourvoyé parmi les guerriers ? C’est également possible. Son activisme politique fut assurément regrettable, car toute action politique directe empêche le penseur d’élaborer des visions à long terme. Le meilleur de son œuvre n’est peut-être venu qu’après, à partir de son accident de Vienne…

Nous soulignerons enfin que sa critique systématique de la science moderne est par trop sommaire. Son mépris des connaissances scientifiques actuelles relève d’une attitude crispée, celle-là qui trop souvent fut celle des idéologues fascistes, et c’est regrettable pour un esprit d’une telle ampleur. Car, nous le croyons fondamentalement, la science moderne n’est absolument pas antitraditionnelle. Elle nous permet, au contraire, de croire sans cesse à l’extension des facultés de l’homme, d’espérer en des découvertes tellement extraordinaires au niveau de la matière et du cosmos qu’il y a là assurément un chemin essentiel vers la connaissance et vers le divin. L’homme de science, et cela Julius Evola ne voulait le comprendre, peut être aussi le nouveau prêtre, celui-là qui permettra au monde contemporain de « tenir » jusqu’au renouveau traditionnel qu’il nous annonce par-delà notre « Age sombre ».

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Evola et la métaphysique du sexe

Dans ses ouvrages « Métaphysique du sexe » et « le yoga tantrique », Julius Evola nous a sans doute livré la vision la plus cohérente de la magie sexuelle, de ses applications et de ses implications. L’intérêt porté par Julius Evola en tant que traditionaliste aux mystères métaphysiques de la sexualité peut étonner, ou, au moins, paraître démesuré. De fait, René Guénon, de son côté, consacre assez peu de pages, et d’une plume légère, aux problèmes de cet ordre. Car enfin le sexe est-il traditionnel ? Or, pour Julius Evola, le sexe est non seulement traditionnel, mais il peut aussi être la voie royale de la connaissance intérieure et de l’illumination. Ainsi le maitre italien restitue-t-il au sexe et à l’éros leur situation oubliée. Les mots retrouvent leur sens plein, et ce qui était sacré avant-hier et fut profané hier, redevient sacré : Evola, l’homme noble, se devait de porter témoignage de grands domaines de l’être que le commun ignore. Et le sexe, considéré non plus comme irruption de « bas instincts » mais comme sacralisation de l’être, retrouve tout particulièrement une situation fondamentale parmi les recherches ésotériques et les voies offertes par une vision hiératique et traditionnelle du monde.

Tout d’abord il convient de souligner que d’une façon tout à fait hâtive nombreux furent ceux qui confondirent la partie avec le tout et firent ainsi du « tantrisme sexuel » de l’Inde la seule pratique de la métaphysique du sexe. Certes, le tantrisme est l’une des formes importantes de la magie sexuelle, mais une des formes seulement. En fait, cette recherche se retrouve dans presque toutes les grandes religions, sauf, peut-être, dans le judaïsme et le christianisme. (Encore que l’on soit en droit de voir dans certains symboles juifs ou chrétiens une sublimation de cette démarche métaphysique.)

Sources et structures de la « Métaphysique du sexe »

Cette œuvre de Julius Evola est fondée sur une longue réflexion qui prend appui sur des traditions à la fois occidentales et orientales affirmant qu’il existe dans la pratique de l’acte sexuel, dans la connaissance de la sexualité le fondement d’une puissante ascèse susceptible d’ouvrir à l’individu qui la pratique les portes d’univers mentaux et psychiques para (ou supra) normaux.

Dans « Métaphysique du sexe », Evola accorde une part privilégiée de références à l’œuvre méconnue d’Otto Weininger « Sexe et Caractère » (Geschlecht und Charakter, Wien, 1918). Et l’on peut croire qu’il y trouva le fondement de toute sa réflexion sur la sexualité, réflexion qui s’amplifia ensuite au contact avec les religions et les mystiques orientales. Pour Weininger, nourri de l’enseignement de Nietzsche et influencé par le volontarisme de Schopenhauer, il ne s’agit pas d’une relation dialectique homme-femme, mais d’une complémentarité fondée sur une prééminence masculine. La femme complète l’homme, toutefois le contraire n’est pas vrai pour Weininger. La femme devient un « support » sans lequel l’homme ne peut se développer et progresser vers de nouveaux états de l’être. Cette bipolarité peut être dépassée : le mystique assume un être pleinement réalisé, en même temps homme et femme. Son chemin est celui de l’androgyne primordial, et le modèle qu’il représente est déjà celui d’une humanité différente de notre humanité courante, celle-là qui existe dans les rêves des métaphysiciens et des poètes, par-delà les différences et les oppositions.

L’homme normal, averti d’une réalité sexuelle non essentiellement inconsciente et recouvrant toutes les activités humaines, telle que Freud l’avait définie, celui-là peut, par l’ascèse du sexe et la pratique d’une certaine magie que nous allons essayer de définir, accéder à d’autres niveaux de conscience qui sont autant de cheminements vers le surhomme.

Au préalable, Weininger, et Evola à sa suite, contestent la vision monolithique de la sexualité freudienne : il s’agit d’une conception extrêmement marquée par le milieu familial, par les habitudes et l’ambiance de vie. C’est en sujet de la tradition judaïque que Sigmund Freud réagit, et les interdits de cette tradition influenceront considérablement sa vision des pulsions inconscientes. Mais cette vision, comment pourrait-elle être applicable à des races et des générations extérieures à l’orbe judéo-chrétien ?

Aussitôt le problème se pose ainsi : peut-on retrouver ces traditions occultées en Occident, et l’homme de nos contrées peut-il encore renaître à ces vérités essentielles par-delà plus de quinze cents ans d’imprégnations judéo-chrétiennes ?

Universalité et pérennité de la métaphysique du sexe

La Grèce et Rome, à la suite de l’ancienne Égypte, de la Babylonie et de la Perse, connurent une éthique et une science sacrée du sexe. Celles-là qui se retrouvent aujourd’hui encore dans la tradition tantrique de l’Inde.

Les mystères helléniques, ceux de Delphes, d’Éleusis, d’Épidaure ou de Samothrace, étaient autant de psychodrames sacrés dont la base était une magie du sexe et de l’union sexuelle. Il s’agissait d’attester de l’union du Ciel et de la Terre, du prêtre et de la prêtresse, afin que l’harmonie cosmique soit représentée parmi les humains et, ainsi, ressentie par tous. A ces Mystères, de toutes les régions du monde hellénique affluaient ceux qui allaient être initiés à cette suprême gnose. Et il convient de souligner combien cette affluence n’avait rien de profane ; on ne se rendait pas aux Mystères pour la bagatelle. Il s’agissait d’une route difficile vers la surhumanité. Le fondement éthique de ces métaphysiques du sexe est que l’homme avait été créé unique dans le sein de Dieu et que la vocation de l’être humain est de retrouver cette unité androgynique. Le temps rompit l’unité et scinda l’homme, partie mâle, partie femelle. Vaincre le temps consiste donc à retrouver cette unité perdue. L’androgyne réalisé par la magie sexuelle, c’est l’homme éternel.

Vestige de l’Un infini transmis dans la mémoire invalide de l’homme ? Refuge ultime d’immémoriales pratiques primitives ? Peut-être, mais puissance troublante néanmoins ; car la métaphysique du sexe, et là-dessus les témoignages abondent dans le livre d’Evola, peut conduire celui qui la pratique à des états de conscience très supérieurs.

A Samothrace, par exemple, lors des grands Mystères de l’été, réservés seulement à une poignée d’initiés, la grande prêtresse parcourait nue avec un serpent qui l’enserrait autour des reins et de la poitrine, les rangs des mystes. Soudain, elle était possédée par la force de son dieu, son corps se tordait et, avec le serpent, simulait des scènes d’un violent érotisme. Ce qui est d’autant plus troublant lorsque l’on sait la haine qui, ensuite, a été celle du judéo-christianisme pour le serpent, l’animal rampant, celui que la femme écrase de son talon. Ici encore, ce sont deux conceptions archétypiques du monde qui s’opposent.

Après cette union avec le serpent, la grande prêtresse appelait à elle l’un des initiés, et, publiquement, s’unissait à lui. Mais il ne s’agissait nullement d’un bas exhibitionnisme : le coït était sacré, l’instant solennel, et l’orgasme atteint par l’homme sans émission de sperme constituait l’instant de la grande communion cosmique. En fait, recherche de l’identité cosmique, volonté de fusion universelle.

Au sujet de cet orgasme particulier, et que l’on retrouve d’une façon à peu près unanime dans toutes les traditions qui accordent une certaine importance à la pratique de l’amour magique, Evola fait mention d’autres exemples, jusqu’à la prostitution sacrée telle qu’elle est pratiquée dans certaines sectes islamiques en pays de Maghreb et où la prêtresse a pour charge exclusive de conduire l’initié jusqu’à l’orgasme intérieur. Et si l’homme venait à répandre sa semence, sa compagne magique s’effondrait en larmes et s’enfuyait, poursuivie des invectives des prêtres et de ses compagnes, tant l’importance accordée à la remontée de la force sexuelle dans tout le corps de l’homme est grande. C’est de cette remontée que dépend en effet pour une bonne part l’état d’éveil et la surconscience de l’initié. Pratique toutefois dangereuse et qui nécessite les conseils et la surveillance d’un guide.

Quelque livres de Julius Evola en langue française (en 1974)

Révolte contre le monde moderne (Montréal-Bruxelles, Ed. de l’Homme, 1972).

Masques et visages du spiritualisme contemporain (Montréal-Bruxelles, Ed. de l’Homme, 1972).

Les Hommes au milieu des ruines (Paris, Ed. des Sept Couleurs). Métaphysique du sexe (Paris, Payot, 1959).

Le Yoga tantrique (Paris, Fayard, 1971).

Chevaucher le tigre (Paris, la Colombe, 1964).

La Tradition hermétique (Paris, Ed. traditionnelles, 1963). Le Mystère du Graal (Paris, Ed. traditionnelles, 1967).

Jean-Claude Frère,

Revue Question De. No 5. 4e trimestre 1974.


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