L’anthropologie maurrassienne me paraît globalement juste. Entretien avec Arnaud Guyot-Jeannin

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Comment un intellectuel néo-traditionaliste et antimoderne comme vous juge-t-il Charles Maurras ?

Charles Maurras était un moderne et un antimoderne, un romantique et un classique, un poète et un empiriste, un contre-révolutionnaire et un positiviste, un fédéraliste et un nationaliste, un socialiste et un antisocialiste, un conservateur et un vieux lutteur, etc. Ses paradoxes et ses contradictions sont multiples et bien compréhensibles, à défaut d’être légitimes. Il a réactualisé le corpus doctrinal de la droite réactionnaire qui se caractérisait après la Révolution française par son providentialisme – surtout chez Joseph de Maistre et Juan Donoso Cortès – et son « horreur de la volonté » selon l’heureuse formule de Stéphane Rials. L’avant-propos, La Politique naturelle, contenu dans l’ouvrage théorique final de Maurras, Mes idées politiques (1937) permet de bien cerner son anthropologie réaliste. Universalité et organicité s’y conjuguent harmonieusement. De même, l’autorité et la liberté, la responsabilité et la solidarité devant en découler. « L’inégalité protectrice » préside au développement du petit sauvage qui doit devenir un petit homme en grandissant. Les hiérarchies existantes dans la famille et le métier notamment garantissent un ordre stable à l’intérieur duquel l’homme se forme et s’élève. Pétri de philosophie aristotélicienne et très nettement influencé par la sociologie de Frédéric Le Play, Maurras se revendiquait autoritariste, corporatiste et antidémocrate. Or, la question sociale est abordée trop normativement par Maurras. Son corporatisme est idéalisé et déjà daté. L’Ancien Régime n’est plus ! Il faut faire la révolution à la révolution bourgeoise issue de 1789. En effet, quand l’inégalité n’est plus protectrice, mais devient prédatrice et désagrégatrice, il est naturel que le peuple organise des luttes sociales pour rétablir la justice. Or, s’il arriva à Maurras de se réclamer d’un certain « socialisme aristocratique » – le fameux « socialisme féodal » qu’évoque Marx -, il réfutait, en toute occasion, la lutte des classes parfois nécessaire face au déchaînement du capitalisme marchand stigmatisé avec virulence par ailleurs. Mais, Maurras se méfiait du peuple.

Justement, c’est sur la question de la démocratie que la pensée maurrassienne constitue une autre aporie. L’antidémocratisme qui repose sur la réfutation de la loi du nombre peut être séduisant à première vue. Hyppolite Taine affirmait  avec un élitisme relevant d’un truisme : « Des millions d’ignorances ne font pas un savoir » ? Seulement, dès lors que le peuple n’est plus la source de légitimité du pouvoir, l’oligarchisme ou la dictature des experts sévissent. Se méfier du peuple ne revient pas d’ailleurs à l’exonérer de ses erreurs. Le peuple n’a pas forcément raison dans toute consultation électorale, mais c’est à lui qu’il appartient – en tant que premier concerné – de choisir son destin. Plus il y aura de démocratie, moins il y aura de technocratie. Nous ne vivons pas un excédent de démocratie, mais bel et bien un déficit démocratique. Il n’y a pas trop de démocratie, mais pas assez ! La source de nos maux ne provient pas de la démocratie, mais du parlementarisme et du libéralisme ploutocratique qui l’ont confisqué. Maurras brocardait la démocratie s’exerçant dans la nation ou dans les grandes entités – il est vrai qu’un cadre décentralisé permettrait de mettre réellement en application le principe de subsidiarité et instituer ainsi une véritable démocratie organique – mais que dirait-t-il aujourd’hui d’un peuple muselé par la cleptocratie bruxelloise et l’hyperclasse mondialisée ?

Que pensez-vous qu’il y a encore d’actuel dans la pensée de Charles Maurras ?

L’anthropologie maurrassienne reposant sur « la politique naturelle » me paraît globalement juste, malgré certaines réserves. La critique de l’argent roi, de l’irrationalité active en politique, du règne des partis, du culte de l’abstraction, de l’égalitarisme philosophique, de l’individualisme bourgeois au détriment de « l’intérêt général » – que Maurras ne qualifie curieusement jamais de « Bien commun » – méritent d’être mentionnés, mais cela renvoient toujours en creux à « la politique naturelle ». Ce qui reste bouleversant, très actuel parce qu’intemporel, c’est sa magnifique poésie : « Et je ne comprends rien à l’être de mon être,Tant de dieux ennemis se le sont disputé ».

Hormis la question sociale et démocratique, la pensée de Maurras est-elle selon vous erronée sur d’autres points?

Je réprouve le nationalisme germanophobe de Maurras. D’abord, influencé par Frédéric Mistral, il défend les Félibres, le fédéralisme provençal et les libertés organiques des peuples de France. Puis, peu à peu, il soutient une timide décentralisation pour entrer dans le nationalisme intégral. Le vieux maître de Martigues prône l’Union sacrée en 1917 derrière Clemenceau. En clair, il rallie le régime républicain et appelle à un rassemblement national contre l’ennemi héréditaire : le Boche. Georges Sorel et Édouard Berth rompent alors leur lien avec l’Action française. Plus tard, Bernanos qualifiera Maurras de « jacobin blanc ». Pour la petite histoire, il faut savoir que, d’après Gustave Thibon, Maurras refusait de lire une seule ligne d’un texte de Nietzsche au motif que celui-ci était Allemand. Quant à la fameuse expression datant de 1940, « La France seule », elle peut être défendu si l’on ne croyait ni à l’illusion européenne du national-socialisme ni à la mystification nationale de la Résistance. Il s’agit d’une formule visant à défendre ce qui peut être encore défendu et de faire confiance au Maréchal Pétain. Elle ne peut faire office de vision politique à moyen terme. De nos jours, certains maurrassiens souverainistes – qui répètent cet axiome comme un mantra – ne s’aperçoivent pas que nous vivons dans un monde globalisé et multipolaire où la France est interdépendante des autres nations du monde. Ils n’ont de cesse de dénoncer la mondialisation, sans rien vouloir régler sur le plan mondial. Plus la mondialisation s’étend, plus la rétractation dans l’État-nation semble les satisfaire. La défense de « La France seule » est contradictoire du « Politique d’abord » maurrassien.

Corrélativement, Maurras était hostile à toute forme de construction européenne. Et pour cause, il n’appréciait que les pays d’Europe latine. Or, quelle que soit la hiérarchie des dilections culturelles et affectives appliquées aux pays européens, il n’est pas possible d’amputer l’Europe de l’ensemble de ses pays constitutifs. Il y a toujours eu nécessité de fédéraliser la France et de fédérer l’Europe. La réalité organique, politique et géopolitique l’impose. Dans l’absolu, je suis loin d’être hostile à une « monarchie traditionnelle, héréditaire, antiparlementaire et décentralisée » pour reprendre les mots de Maurras. Mais, dans les faits, j’observe qu’avec Bainville, l’AF et d’autres, il a défendu historiquement la monarchie moderne, absolue, nationale, centralisée de Philippe Le Bel et de Louis XIV. L’État-nation est un fait récent, mais il prend forme sous la monarchie où les rois misent sur la bourgeoisie contre les féodaux. Bernanos, toujours lui, pourfendait le « modernisme maurrassien ». De nombreux non-conformistes des années 30, à commencer par la Jeune droite (Jean-Pierre Maxence, Jean de Fabrègue, Thierry Maulnier) et L’Ordre nouveau (Arnaud Dandieu, Robert Aron, Denis de Rougemont) confirmeront cette sentence un peu excessive tout de même. Disons pour être, tout à fait, juste que Maurras était un Français très Grec dans l’esprit, mais qui ne s’était pas totalement émancipé des idéologies modernes qu’il condamnait par ailleurs.

Entretien publié dans Flash en juillet 2011.

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