Souveraineté ou autonomie
La structure actuelle du pouvoir national dans la Fédération russe, qui est basée sur le principe de la souveraineté de ses sujets, est profondément défectueuse. La situation a été aggravée par la politique, qui fut favorisée par Eltsine, de « prendre autant de souveraineté que vous pouvez », qui a été mise en œuvre au cours de la dernière décennie et qui a été conçue pour donner aux sujets fédéraux autant d’attributs de la souveraineté que possible. Les élites locales interprétèrent cette politique comme une invitation à l’anarchie de type laissez-faire. En fait, cette approche condamnerait la Russie à la désintégration au cours d’un inévitable « défilé des souverainetés ». Cela fut spectaculairement démontré par les exemples de la Tchétchénie et du Tatarstan, dans une version plus douce.
Le problème est que par définition, la souveraineté ne peut pas être maintenue sous une forme restreinte : elle tend toujours à la totalité (indépendance dans le domaine des affaires étrangères, de l’armée, de la monnaie, etc.). Un concept accepté dans la politologie classique est que la souveraineté suppose un territoire séparé et une domination ultime sur celui-ci. Dans les circonstances de la Fédération russe, cela suppose un renoncement réel – bien que quelque peu graduel – au principe d’unité et d’indivisibilité de la Russie. Dans les faits, le modèle fédéral est efficace seulement dans les sociétés homogènes. Pour une entité aussi compliquée, asymétrique, hétérogène, inégalement peuplée et multiculturelle que la Russie, un principe entièrement différent est nécessaire. L’idée d’autonomie doit devenir ce principe.
Paramètres de l’autonomie
L’autonomie ne permet pas la présence de la souveraineté, ni d’une manière générale les attributs du statut national. L’autonomie est l’auto-gouvernance, rien de plus. Les questions de stratégie, de relations étrangères et de planification stratégique restent en-dehors de la compétence de l’autonomie. Cependant, une multitude de questions qui sont actuellement sous la juridiction de l’autorité fédérale et réglementées par la législation fédérale (droit civil et administratif, système judiciaire, gestion de l’économie, et d’autres activités) pourraient être déléguées aux autonomies.
La distinction majeure des autonomies par rapport à la manière dont les sujets de la Fédération russe existent aujourd’hui est que dans l’autonomie, le sujet n’est pas une entité territoriale quasi-nationale, mais une communauté de gens unis par un certain trait commun.
Les autonomies peuvent être de toute taille, allant de plusieurs familles à des peuples entiers. Les grandes autonomies peuvent contenir de plus petites autonomies dans leurs limites. Dans l’ensemble, l’idée de communauté est à la base de sa structure sociétale.
Types d’autonomie
- Autonomie des nationalités. Emerge dans le cadre d’un peuple, ayant été formée en une entité historique et possédant certaines traditions d’auto-gouvernance et composée d’un corps unique invulnérable à l’érosion.
- Autonomie ethnique. Convient aux peuples ne possédant pas de traits de nationalité.
- Autonomie théocratique. Emerge parmi les nations ayant un degré élevé de conscience religieuse, dans lesquelles des institutions religieuses sont impliquées dans la gestion interne de la société, incarnant ainsi partiellement le pouvoir réel dans une société donnée (judiciaire, administratif, etc.).
- Autonomie religieuse. Convient aux communautés formées sur des lignes religieuses, dans lesquelles la religion n’est pas impliquée dans la gestion interne de la société.
Les quatre types d’autonomie mentionnés ci-dessus peuvent converger, formant des types d’autonomie nationaux-théocratiques, ethno-religieux ou autres.
- Autonomie culturelle-historique. Incorpore des communautés historiquement formées de gens unifiés par une mentalité et une culture communes. Des exemples sont les Cosaques et les Pomors de Russie du Nord.
- Autonomie socio-industrielle. Cette forme d’autonomie est surtout applicable à des territoires récemment inhabités ; elle se développe en général autour d’entreprises qui mènent à la formation de villes ou d’un complexe industriel national. Dans le futur, il serait souhaitable que de telles autonomies évoluent sur les bases des autonomies socio-économiques d’autres types traditionnels.
- Autonomie économique. Un type d’autonomie qui se forme en association avec une autonomie existante, qui leur garantit un traitement spécial dans les domaines qui sont réglementés par la législation fédérale (exemptions légales ou modifications pour les besoins de territoires spécifiques, dégrèvement d’impôts, allègement des droits de douane, etc.).
- Autonomie linguistique. Ce type reflète une communauté linguistique parmi les représentants de diverses autonomies. Peut transcender aussi bien qu’englober des autonomies d’autres types traditionnels.
- Autonomie communautaire. Une autonomie dépourvue d’autres traits intégrateurs, qui réunit néanmoins des gens cohabitant dans les mêmes limites territoriales et/ou employés dans le même domaine. Des exemples sont les entités ancestrales-tribales traditionnelles ou les colonies écologiques composées d’anciens citadins.
Certains territoires où aucune communauté d’aucune sorte ne s’est formée (des terres non-peuplées ou à peine peuplées) peuvent être déclarés terres fédérales, c’est-à-dire des territoires où seules la législation fédérale et les réglementations fédérales peuvent être appliquées.
Les autonomies et le centre fédéral
A la différence des sujets actuels de la Fédération russe, les autonomies pourraient posséder des droits nettement plus grands dans le domaine culturel, les affaires quotidiennes, l’administration, les questions juridiques, et la gestion de la propriété. En fait, les fonctions des tribunaux, des forces de l’ordre, de gestion et de contrôle pourraient être déléguées aux autonomies. La législation fédérale ne devrait réglementer que le plus petit nombre de questions qui sont communes à toutes les autonomies dans son champ d’action. Les tribunaux fédéraux et les forces de l’ordre fédérales ne devraient s’occuper que des conflits de nature inter-communautaire. Toutes les questions intra-communautaires devraient être résolues en interne, en accord avec les traditions établies qui ont été inscrites dans les lois locales. A leur tour, les autonomies délèguent aux autorités fédérales le droit de décider des questions liées à la sécurité nationale, aux relations internationales, et à la planification stratégique. Tous les vestiges restants de souveraineté au niveau local doivent être éradiqués.
La nouvelle structure eurasienne de l’Etat, enracinée dans le principe d’autonomie, implique aussi une certaine mutation des organes fédéraux de pouvoir.
Un congrès des autonomies, composé des meilleurs représentants des autonomies les plus importantes du pays, devrait devenir l’institution pour prendre les principales décisions stratégiques de l’Etat. Les organes fédéraux de pouvoir (l’administration fédérale) devraient être composés des dirigeants et des représentants les plus respectés des autonomies. Les autonomies délègueront aussi des représentants pour servir dans les forces armées communes et les agences fédérales de maintien de l’ordre. Puisque la majorité des questions sera décidée au niveau local, l’appareil bureaucratique fédéral deviendra très petit.
Ainsi, le système occidental de démocratie électorale formelle, qui a dégénéré en un système criminel de fraude et de corruption de l’électorat en Russie, sera remplacé par une démocratie organique qui demandera une participation créative des meilleurs représentants des communautés dans le gouvernement national. Ce type de démocratie – la démocratie des citoyens, non de la foule – est typique de la Grèce antique et de la Suisse moderne.
Usage de la terre dans les autonomies
Une question essentielle est l’usage de la terre. Aucune des autonomies ne devrait avoir le droit de s’emparer d’un autre territoire. Le principe de base devrait être : le propriétaire de la terre est le Créateur. D’une manière générale, la terre devrait être vénérée, et un culte de la Mère-patrie devrait être réactivé d’une manière ou d’une autre. Toute la terre sera la propriété collective de tout le peuple de Russie et sera gérée par le gouvernement de la Russie. Les autonomies recevront les parcelles de terre qu’elles occupent actuellement, et qu’elles pourront utiliser gratuitement. Le concept même d’une « frontière » à l’intérieur de l’Etat russe (et, dans une perspective plus large, dans tout l’univers eurasien) devrait être remplacé par le concept d’une « limite ». Une limite est une ligne nominale, sans signification juridique ; une ligne par laquelle les territoires utilisés par une communauté sont reliés aux territoires utilisés par une autre communauté. Les limites seront flexibles, pas fixées. Les frontières sont utilisées pour diviser ; les limites pour relier.
Le principe d’autonomie lui-même, par opposition au principe de souveraineté, voit les sujets non comme des territoires avec des frontières tracées arbitrairement et parfois contestées, mais comme des êtres humains avec une identité nationale et religieuse distincte – des membres à part entière d’une entité collective. Ainsi, le remplacement du principe de souveraineté par celui d’autonomie rendra les mouvements séparatistes et les disputes frontalières impossibles à l’intérieur de la Fédération russe. Le terme « fédération » lui-même pourrait ensuite être aboli. L’Etat acquerra la stabilité, et les peuples de Russie gagneront une opportunité unique pour leur développement social.
Autonomies et mégalopoles
Les grandes villes sont les zones les plus problématiques pour l’application du principe d’autonomie. Les citadins sont les moins connectés à leurs traditions nationales et religieuses. Ils manquent aussi d’une connexion avec la terre. Ils sont les plus préoccupés par les processus d’occidentalisation et de globalisation. En outre, l’émergence de grandes villes, un phénomène ordinaire en Europe ou au Japon où la terre est peu disponible, semble très étrange en Russie, étant donné l’abondance de ses territoires non-cultivés. Tout cela suggère que les grandes villes devraient être graduellement dépeuplées. Les principales industries devraient être relocalisées en-dehors des villes. Concernant les zones résidentielles, un système de townships (cantons) devrait être instauré. Les townships sont des colonies écologiques séparées des villes par de jolies forêts, où des communautés devraient se former selon des principes ethniques, religieux, culturels, historiques, ou autres (il faut ici faire une mention spéciale de l’expérience des « communautés de compatriotes »). Ainsi, les organes de gestion, les institutions culturelles et le secteur des services doivent rester dans les limites actuelles de la ville. A Moscou quelques exemples de mise en œuvre du principe des townships (sloboda) sont déjà visibles. Les dirigeants de Moscou encouragent l’auto-gouvernance à l’intérieur d’un immeuble résidentiel ou d’un bloc d’immeubles. Cela permet la résolution efficace de nombreux problèmes, mais plus important, c’est la communautarisation d’une mégalopole qui a lieu : les gens apprennent à faire partie d’une communauté spécifique et à agir de concert. Dans le futur, la majorité des questions dans une « sloboda » sera décidée en interne.
Autonomies et « points chauds »
Si la transition de la souveraineté de ses sujets au principe d’autonomie pourrait être retardée dans la plus grande partie de la Russie, ou peut-être menée à un rythme lent (ce qui est néanmoins extrêmement dangereux), cette transition devrait être mise en œuvre immédiatement dans les « points chauds » de la Russie, et dans les points chauds de toute la CEI.
Une analyse des causes des sanglants conflits interethniques en Russie, comme en Tchétchénie, dans la région de Prigorodny de Vladikavkaz, et ainsi de suite, révèle clairement le rôle fatal joué par la terrible idée de la souveraineté locale.
Les régions des diverses populations ethniques sont interconnectées d’une manière tellement complexe que tracer des frontières correctes entre celles-ci est presque impossible. L’idée de souveraineté pousse les élites locales à l’acquisition de toujours plus d’attributs de la nationalité, incluant des frontières plus strictes. Tout cela mène à des situations qui sont lourdes de conflits et qui ne peuvent pas être résolues sous le vieux paradigme. Un concept nouveau est qualitativement différent est nécessaire. Le concept d’autonomie nie la souveraineté et tous ses attributs. Au lieu de cela, ce sont les gens, et non pas les territoires avec leurs frontières criblées de problèmes, qui jouent le rôle de sujet. L’autonomie présente ainsi une opportunité unique pour « sortir de l’impasse ».
La Russie est un univers multinational, multiconfessionnel et multiculturel unique avec d’immenses territoires inhabités, des paysages diversifiés, et une multitude de communautés avec leurs propres traditions historiques qui varient largement dans leur mentalité et leurs modes de vie. L’application de modèles développés dans un contexte historique très différent de cette réalité ne peut pas être douce et efficace. La mise en œuvre du modèle fédéral classique en Russie est une bombe à retardement qui pourrait déchirer notre pays en morceaux sanglants. Il est nécessaire de trouver un modèle adaptable aux traits uniques de la Russie, un modèle qui garantirait un sain développement national et culturel un renouveau religieux, et la paix et la prospérité pour les peuples de Russie.
A notre avis, le remplacement du principe de souveraineté par celui d’autonomie est absolument urgent. Il ne peut y avoir d’alternative à l’autonomie.
Alexandre Douguine
(extrait de Eurasian Mission, Arktos 2014 ; publié en russe en 2005)