Le journalisme vu par Alexandre Douguine

Alexandre Douguine

Que pense le concepteur du « néo-eurasisme » du métier de journaliste et de la conception du monde nécessairement consubstantielle au journalisme ?

Dans un entretien du 15 décembre 2017, accordé à Le Vif/L’Express, un hebdomadaire belge, Alexandre Douguine consentit à répondre aux questions d’un énième employé de la dynastie Nolf (famille fondatrice et propriétaire du groupe de presse Roularta, éditrice de Le Vif l’Express), un égaré comparant les idées du célèbre ouvrage de Douguine, La Quatrième théorie politique, à l’Eurasie dont parle Georges Orwell dans 1984. Nous n’avons manifestement affaire à un grand esprit.

L’intervieweur demande entre autres au Maître si celui-ci considère comme problématique que des médias comme Sputnik ou Russia Today « inventent tout le temps » des évènements.

La réponse est limpide : « Les médias mentent en permanence. Tout est fake news. On ne peut approcher la réalité de manière neutre. L’esprit humain fonctionne toujours avec de l’information procédée. »

Cette sentence est suivie d’un conseil au journaliste :

« Si vous cherchez la vérité, je vous conseille de devenir philosophe : vous aurez une vie intéressante. »

Nous nous permettons une interprétation de ce propos : Ta vie, pauvre petite chose, n’a pas le moindre intérêt.

Un peu plus loin on peut lire :

« Celui qui travaille dans les médias est par définition un menteur. »

Pourquoi est qu’Alexandre Douguine affirme cela ? Réponse :

« Vous mentez parce que vous faites passer une réalité codée définie par la société, par les détenteurs de pouvoir qui contrôlent les médias. »

Alexandre Douguine se paye même le luxe d’être marxiste pour l’occasion : « Antonio Gramsci dirait : vous mentez parce que vous avez conclu un pacte historique avec le capitalisme. Tout est idéologique, dit le marxisme, et l’idéologie est une fausse conscience : un mensonge pur. »

Le journaliste lui oppose que si la Russie décidait de bombarder Bruxelles, il devrait l’affirmer comme une vérité objective, ce à quoi il se voit rétorquer :

« (…) il vous faut recueillir des informations et vérifier les sources. Qui paiera votre billet pour accéder aux ruines ? Comment allez-vous prouver que Moscou est derrière les bombardements et non Oussama Ben Laden ? »

Douguine s’étonne aussi qu’un évènement que l’on pensait aussi nettement éclairci comme le 11 Septembre suscite encore des interrogations, notamment sur l’identité des auteurs de l’attentat, puisque Trump lui-même avait émis l’idée qu’une nouvelle enquête à ce sujet devait être ouverte.

Donnant encore l’exemple du film Conspiracy Watch, il affirme encore que « nous vivons dans une réalité virtuelle du fake news. Le journalisme aussi est un produit typique de la modernité. La vérité est difficile à trouver, et pour la trouver nous devons éliminer le journalisme. »

La modernité ? C’est-à-dire l’ennemi, dans le schéma douguinien. La modernité, c’est plus précisément le résultat de trois siècles de libéralisme, idéologie devenue idée en action. C’est une conception du monde à elle seule, traduite dans tous les domaines de la vie (notamment la religion, l’économie, la culture, la politique, la philosophie) responsable de la destruction des structures anthropologiques typiques des civilisations en bonne santé (foi traditionnelle, valeurs morales, peuples, identité sexuelle etc).

C’est là que se fait justement le parallèle, ou plutôt l’emboitement du journalisme dans la conception du monde propre au libéralisme, et en particulier de la démocratie libérale. En effet, le libéralisme, dont le phénomène journalistique dans son entièreté ne serait qu’une des conséquences, « ne s’occupe que d’efficacité et d’accélération, et plus de la recherche de la vérité. »

Efficacité et accélération au service d’intérêts bien précis, et toujours au service d’une conception du monde qui est celle des « détenteurs de pouvoir » dont parle Douguine. L’intérêt de ceux-ci réside dans la survie, le développement et l’expansion du modèle de société que propose la démocratie libérale à l’ensemble de la planète. La démocratie libérale peut être rapprochée d’une autre conception, qui de fait constitue son synonyme, la « ploutocratie ».

Le journalisme n’échappe donc pas à la logique libérale-ploutocratique puisqu’elle en est philosophiquement et financièrement dépendante. Le journaliste appartient à l’univers mental libéral, et sa plume avec lui.

Une leçon intéressante à retenir est qu’au cours de cette interview Alexandre Douguine explique en quoi il faut se retenir de laisser notre esprit se bercer avec l’idée que la vérité entière, totale, absolue, est communicable : trop de facteurs entrent en jeu, dont certains d’ailleurs ne doivent parfois rien, ou alors peu, à une éventuelle mauvaise foi des journalistes, comme le fait de s’en remettre à des experts parfois autoproclamés (chacun se souviendra du temps de la crise de la Covid où eut lieu un  grotesque défilé de médecins venus disserter à la télévision sur un domaine médical étranger à celui de leur formation).

Serein quant à l’avenir d’une humanité sans journalisme, Alexandre Douguine conclut sur le sujet :

« Il y a des sociétés sans journalisme qui ne sont pas pires que la société occidentale. En même temps je réalise que les mensonges peuvent être diffusées de millions de façons. »

Vincent Téma, le 28/07/2023

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