Un entretien qui date de 2010 et qui est plus que jamais d’actualité en 2022.
Le Mossad compterait actuellement plus de trois milles informateurs et auxiliaires en France. Tous issus de la communauté juive, ceux-ci mettent au service des services secrets de l’État d’Israël leurs compétences et leurs capacités d’influence. C’est autour de cette réalité que Jacob Cohen, né en 1944 à Meknès, a conçu un roman à clef, Le Printemps des sayanim, publié chez L’Harmattan. Nous l’avons rencontré pour qu’il nous explique ce qui l’a poussé à écrire ce livre.
Pourquoi ce titre ?
J’ai voulu que le terme sayanim apparaisse d’emblée et interpelle le lecteur. On se pose la question, et la définition se trouve juste dans les premières lignes de la quatrième de couverture. La problématique est installée, sans faux-fuyants, et sans réserve. Idéalement, j’aimerais que ce terme entre dans le vocabulaire courant, dans les analyses, et dans les commentaires.
Voulez-vous nous rappeler cette définition ?
Les sayanim – informateurs en hébreu – sont des juifs de la diaspora qui, par « patriotisme », acceptent de collaborer ponctuellement avec le Mossad, ou autres institutions sionistes, leur apportant l’aide nécessaire dans le domaine de leur compétence.
Comment avez-vous eu l’idée d’écrire sur les sayanim ?
C’est la conjugaison de plusieurs éléments. La lecture de tout livre sérieux sur le Mossad montre l’importance essentielle de ces citoyens juifs qui décident de travailler pour les services secrets israéliens. Imaginez des dizaines de milliers d’agents, occupant des fonctions dans toutes les couches sociales, et qui obéissent au doigt et à l’œil au Mossad. Il est à noter que les auteurs anglo-saxons sont beaucoup plus prolifiques sur ce sujet.
Je suis d’assez près l’actualité proche-orientale, et je consulte les médias des deux bords. Et je suis sidéré, presque fasciné, par la puissance médiatique du lobby pro-israélien, par la facilité avec laquelle il arrive à faire rentrer dans les esprits, jusqu’à devenir des banalités admises, des concepts comme « la seule démocratie de la région », ou comme « assurer la sécurité d’Israël ».
Le fait de savoir que des sayanim sont en grande partie le moteur de cette propagande permet une lecture plus lucide et plus pertinente de l’actualité.
Est-ce vraiment une réalité ?
Je comprends le sens de la question. Je cite Gordon Thomas au début du livre. C’est un spécialiste reconnu des services secrets, en particulier du Mossad. Tellement reconnu qu’il a interviewé tous les chefs du Mossad depuis les années 1960, et tous ont admis, en s’en glorifiant, l’apport crucial des sayanim à travers le monde.
Je cite également Victor Ostrovsky, l’un des rares agents du Mossad à avoir publié, après son départ de l’institution, un témoignage unique et inédit sur le service secret, ses méthodes, ses objectifs, ses ressources.
Quel est leur nombre ?
En France ils seraient près de trois mille. Ostrovski, ex-agent du Mossad, estime leur nombre à trois mille rien qu’à Londres. On peut imaginer leur importance aux États-Unis. Mais le « réservoir » est infini. Si on associe le Bnai Brit (franc-maçonnerie juive internationale), la WIZO (organisation internationale des femmes sionistes), les organisations judéo-sionistes nationales, comme l’UPJF, l’UEJF, le CRIF… en France, et dans les autres pays, ainsi que les sympathisants, on arrive facilement au chiffre de un million de juifs prêts à travailler pour le Mossad. Évidemment ils ne sont pas tous recrutés à cette tâche. Car il faudrait des centaines d’agents pour les traiter. Le Mossad se contente d’en avoir dans tous les secteurs d’activité, avec un accent particulier sur les plus sensibles : les médias, ainsi que les grands hôtels et les agences de voyage, cela pour surveiller les allées et venues des Arabes en général, des agents de renseignement, des hommes d’affaire, enfin de toute personne susceptible d’atteindre les intérêts israéliens.
Pourriez-vous nous citer un cas concret pour en comprendre le mécanisme ?
Pour revenir à Victor Ostrovsky. Lorsque la France a construit une centrale nucléaire en Irak dans les années 1970, des scientifiques irakiens étaient venus à Saclay pour se perfectionner. Le Mossad était bien sûr intéressé à les connaître pour pouvoir agir sur eux. N’importe quel autre service secret aurait eu besoin de moyens en hommes, de filature, d’argent pour corrompre, peut-être de tentatives d’effraction, et de temps, pour y arriver éventuellement. Le Mossad, et c’est sa supériorité, s’est tout simplement adressé à un informateur juif (sayan) qui travaillait à Saclay. Il lui a demandé qu’il fournisse les dossiers complets des chercheurs irakiens. Quel autre service de renseignements peut bénéficier de telles complicités ? Après, ce fut un jeu d’enfant pour piéger l’un de ces scientifiques, remonter jusqu’à leur responsable, et l’assassiner lors de sa visite à Paris.
Ces agents juifs n’interviennent-ils que dans des cas d’espionnage ?
Pas du tout. Les sayanim interviennent aussi et surtout dans les manipulations médiatiques. D’ailleurs le Mossad possède un département important, appelé le LAP, pour « guerre de propagande ». Il me revient un exemple historique. Rappelez-vous le film Exodus. Il a réécrit l’histoire de 1948 et imposé la vision sioniste des choses pour au moins une génération. En 1961, c’est le premier ministre israélien en personne qui a accueilli l’équipe du film à l’aéroport. C’est dire l’importance qu’on lui accordait.
Rappelons l’importance du Bnai Brit. 500 000 membres dans le monde, probablement 400 000 aux États-Unis, dont 6 000 dans le secteur du cinéma. Comment imaginer qu’un film ou qu’une série défavorable à Israël puisse voir le jour ?
Et plus récemment ?
Le cas le plus flagrant est celui du soldat israélien capturé par le Hamas. Le réseau des sayanim à travers le monde a fait en sorte que son nom soit tellement matraqué que personne ou presque n’ignore son patronyme. Par ailleurs, son père a été reçu à plusieurs reprises par tous les dirigeants occidentaux, par Sarkozy, Merkel, Blair, Berluscuni, Zapatero, Barroso, par le secrétaire général de l’ONU, par le parlement européen, par l’assemblée de l’UNESCO, enfin le gratin mondial. Comment est-ce possible sans l’intervention de sayanim bien placés dans les instances gouvernementales, économiques, culturelles, médiatiques ? Je rappelle qu’il s’agit d’un caporal d’une armée d’occupation. Quel autre prisonnier peut bénéficier d’une telle sollicitude internationale ? Quel autre prisonnier peut avoir son portrait géant sur la façade de la mairie du XVIe arrondissement de Paris ? Des hommes politiques français, dont Sarkozy et Kouchner, ont exigé sa libération pour raisons humanitaires. Sans dire un mot des milliers de prisonniers palestiniens.
Dans quel but ?
Il s’agit de faire pénétrer dans l’opinion internationale qu’Israël a un « otage » (un seul !) aux mains du Hamas. Cela fait oublier les 11 000 prisonniers palestiniens détenus dans les geôles israéliennes. L’écrasante majorité d’entre eux sont des prisonniers politiques, c’est-à-dire condamnés pour leur lutte pacifique pour l’indépendance.
Rappelons qu’Israël est le seul pays « démocratique » au monde qui pratique la détention administrative qui consiste à pouvoir emprisonner n’importe quel citoyen sans avocat, sans jugement, sans motif, sans limitation dans le temps. Et c’est sur cette base que les forces d’occupation ont kidnappé, juste après la capture de Shalit, quarante-cinq personnalités politiques du Hamas, en majorité des élus du peuple. Sans qu’elles n’aient rien à leur reprocher. Cela s’appelle des « représailles collectives » condamnées par le droit international.
Ainsi, pendant que les médias nous matraquent avec le soldat « otage », on oublie le plus important, et le plus horrible.
Comment se fait-il qu’on ne parle pas beaucoup des sayanim ?
Cela reste un mystère. Comment des journalistes aguerris ont-ils pu disserter sur Israël sans mettre sur le doigt sur cet aspect capital ! Je mets cela sur la puissance des sayanim qui ont réussi l’exploit de ne pas faire parler d’eux. Il ne faut pas oublier que la chape qui écrasait les médias pour diffuser la pensée unique favorable à Israël n’a commencé à se fissurer que depuis quelques années.
Pourquoi des citoyens juifs français deviennent-ils des sayanim ?
Vous savez, l’idéologie sioniste, jusqu’en 1948, était loin d’être majoritaire dans les communautés juives. Je me souviens qu’au Maroc, dans les années 1950, les rabbins vilipendaient les sionistes. Et puis la création d’Israël, la propagande, la hantise d’un nouveau génocide, ont fait en sorte que les institutions juives ont basculé dans un appui inconditionnel à l’État juif. Aujourd’hui en France il n’est pas admissible d’exprimer la moindre réserve dans le cadre des institutions juives. La propagande est telle que les citoyens juifs qui vivent dans le cadre de ces institutions développent un second patriotisme et un nationalisme hors du commun. Au besoin, comme illustré dans le roman, le Mossad fera appel au chantage patriotique.
En parcourant le livre, on s’aperçoit que certains personnages ressemblent étrangement à des personnes connues, surtout pour leurs sympathies sionistes.
Parmi les trois mille sayanim français, certains sont connus. Pas en tant que sayanim. Par définition, ce sont des agents secrets. Mais étant donné leur soutien constant à Israël et leur participation active à des campagnes savamment orchestrées, il est probable qu’ils agissent dans ce cadre. J’ai voulu les montrer en action, par exemple pour recruter pour monter en épingle une rencontre sportive israélo-palestinienne à Paris, sans autre finalité que de donner l’illusion d’un processus de paix.
On retrouve aussi souvent SOS Racisme dans votre roman. Pourquoi ?
Pour moi, cette organisation sert de courroie de transmission aux idéologies sionistes. Sa proximité incestueuse avec l’Union des étudiants juifs de France, un des piliers du soutien à Israël, en est une illustration. Jamais SOS Racisme n’a lancé par exemple une campagne contre l’occupation israélienne, alors qu’elle se démène contre ce qui se passe au Soudan. En occupant le terrain, grâce à des subventions généreuses, SOS Racisme empêche l’émergence d’autres organisations antiracistes plus proches des exigences de la majorité de ses membres. On entend d’ailleurs actuellement plusieurs voix, dont celle de Joey Star, réclamer la création d’une autre organisation antiraciste, issue des quartiers, et les représentant légitimement.
Dans le roman, je développe un point de vue qui ne doit pas être loin de la réalité.
Tout un chapitre est consacré à la mairie du XVIe arrondissement. Pour quelle raison ?
Cette mairie est un des châteaux forts des sionistes. Le Bnai Brit s’y réunit régulièrement et y organise son salon du livre. Son maire est un ardent défenseur d’Israël. Un portrait géant du soldat israélien actuellement prisonnier du Hamas orne la façade de la mairie.
Il y a ce personnage, MST, qui traverse tout le roman, et qui ressemble furieusement à Bernard Henri-Lévy…
Je vous laisse la responsabilité de ce constat. Il est vrai qu’il y quelques ressemblances, mais en principe ce n’est pas lui. Ceci dit, il ne me déplait pas que certains fassent ce rapprochement. Michel-Samuel Taïeb est effectivement un personnage central, correspondant à son rôle flamboyant, à ses nombreux réseaux, à son implication sans réserve en faveur d’Israël, à l’acharnement avec lequel il recrute d’autres sayanim. C’est lui qui va recruter le cardiologue, qui va intervenir à l’Élysée pour donner l’ordre aux rectorats de remplir le stade de jeunes beurs, qui va appeler un responsable d’émission à Canal Plus pour humilier en direct des militantes de SOS Palestine, qui va faire pression sur le recteur de la Mosquée de Paris pour soutenir ce prétendu « match pour la paix », etc.
On a l’impression que vous vous êtes pas mal amusé avec les noms des sayanim.
Je n’ai pas pu m’en empêcher. Le fait de trouver ces noms, que d’aucuns pourraient rapprocher de personnages réels, me remplissait de joie à chaque fois. Il est vrai que mes sympathies vont là où vous savez. Je n’avais aucune raison de les épargner.
Est-ce à dire que c’est un roman politique ?
Si on entend par là qu’il prend position de façon claire et nette, tout en dénonçant les pratiques de chantages et de manipulations au profit d’une politique impérialiste, alors oui, c’est un roman politique. D’ailleurs il est dédié « à tous ceux qui se battent pour la justice en Palestine ». La forme romanesque n’est qu’une méthode pour y arriver. Bien qu’une grande partie du livre se base sur des faits réels, ou exprime une réalité telle qu’elle pourrait se dérouler. Lorsque MST appelle Canal Plus, je n’étais pas à l’écoute, mais la façon dont la plupart des grands médias lui déroulent le tapis rouge me fait penser que c’est sa manière d’agir. Et d’être obéi.
Est-ce qu’on vous met des bâtons dans les roues pour la diffusion de votre livre ?
Certainement. Les sayanim et leurs complices, qui sont nombreux et qui occupent des postes stratégiques, font tout pour élever autour de lui un mur de silence. Si celui-ci échoue, ce sera le déni, ou le recours à la vieille méthode de l’amalgame. Une critique d’Israël équivaut à de l’antisémitisme. Parler des sayanim, c’est revenir à cette accusation de complot que certains antisémites au tournant du XXe siècle lançaient contre les juifs pour les discréditer. Le discours du déni, et d’un certain terrorisme intellectuel, est bien rodé.
Que peut-on vous souhaiter ?
J’espère d’abord que ce livre ouvrira les yeux sur cette force puissante et insidieuse mise au service d’une idéologie de domination. Qu’il permettra ensuite un décryptage plus pointu des événements. Et enfin qu’il favorisera l’émergence de contre-pouvoirs.
Appendice
« Paris possède aussi son lot de sayanim, auxiliaires volontaires juifs de tous horizons… Ran S. nous donna un cours sur un réseau unique au monde et qui constitue la force du Mossad… Nous disposons d’un réservoir de millions de Juifs hors des frontières d’Israël… Ce système permet au Mossad de fonctionner avec un personnel de base squelettique. Pensez qu’une antenne du KGB emploie au moins cent personnes, là où le Mossad n’en a besoin que de six ou sept. »
Victor Ostrovsky, Mossad, un agent des services secrets israéliens parle, Presses de la Cité, 1990.
« Meir Amit (chef du Mossad dans les années 1960) comprit très tôt que ses katsas avaient besoin de soutien sur le terrain de leurs missions. Ce fut la raison pour laquelle il développa le réseau des sayanim, collaborateurs volontaires juifs… Le sayan acceptait en dernière instance une allégeance encore plus primordiale – et presque mystique – envers Israël »
Gordon Thomas, Histoire secrète du Mossad, Nouveau Monde éditions, 2006.
Entretien réalisé pour Flash en juillet 2010.