Le Tadjikistan à la recherche de ses racines

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L’ancienne république soviétique du Tadjikistan compte sept millions d’habitants. Elle s’étend dans l’ombre de la chaîne de montagnes du Pamir. La langue officielle est le persan, mais écrit en caractères cyrilliques, ce qui pourrait être interprété comme le symbole d’un lien persistant avec la Russie. Des bases militaires russes demeurent installées au Tadjikistan, qui est aussi le seul pays où stationnent des soldats indiens hors d’Inde. Malgré le fait que la majorité de la population soit enregistrée comme musulmane, le pays s’aligne sur l’Axe Moscou-Delhi, qui n’est pas islamique. Après le 11 septembre 2001, le pays a servi de base d’attaque pour les Afghans de l’Alliance du Nord, dans leur lutte contre les Taliban.

La partie supérieure du drapeau tadjik est rouge ; sa plage centrale est blanche ; sa plage inférieure est verte, avec, au milieu, une couronne dorée placée sous un demi-cercle composé de sept étoiles. Cette couronne, ou « taadj » serait à l’origine du nom de « Tadjik » et aurait une double signification. D’une part, elle serait la couronne du Pamir, c’est-à-dire le Pic Ismaïl Samani, haut de 7495 m. Ce Pic est sans doute la montagne Merou de la cosmologie hindoue et bouddhiste, qui est posée comme le centre du monde. D’autre part, cette couronne est aussi celle du père de la patrie, Ismaïl Samani, qui vécut au 9ième siècle. Celui-ci a combattu aux côtés du califat arabe, lors de son expansion militaire en Asie centrale, mais, dans la foulée, il a arraché le commandement de l’expédition aux Arabes pour fonder son propre empire, qui sera ultérieurement dirigé par les siens.

Ismaïl Samani est donc une figure qu’acceptent tant les musulmans que les nationalistes pan-iraniens : d’un côté, il était musulman, du moins nominalement, de l’autre, il a rétabli une autonomie politique iranienne après deux siècles de domination arabe. Lorsque l’URSS a implosé entre 1989 et 1991, les nationalistes ont remplacé la statue de Lénine par celle du poète perse Ferdowsi, auteur de l’épopée nationale iranienne, le Shahnameh (écrit vers l’an mil), dans la capitale Douchanbé (dont le nom signifie « lundi » ou, plus exactement, « marché du lundi », ou encore « ville-marché »). Ferdowsi était tombé en disgrâce aux yeux de son patron, le sultan Mahmoud de Ghazni, parce qu’il exaltait le passé pré-islamique de la nation iranienne, et commettait donc le péché d’hérésie. Par conséquent, Ferdowsi est toujours un personnage que refusent d’honorer les Musulmans. L’érection de la statue de Ferdowsi a donc suscité des polémiques à Douchanbé : elle a été remplacée par une statue d’Ismaïl Samani puis reléguée dans un endroit moins voyant.

Le swastika et l’identité tadjik

Ce remplacement de statue symbolise le dilemme qui tourmente l’identité tadjik. Le parti d’opposition « Renaissance Islamique » ne veut pas d’identité nationale hormis l’islam. Le gouvernement, composé d’une alliance entre anciens nomenklaturistes soviétiques et nationalistes, se réclame de l’héritage iranien. Signe de cette identification est l’omniprésence du symbole du swastika, que les Zoroastriens nomment la « roue de Mithra », c’est-à-dire le Soleil. Les radios occidentales « Free Europe » et « Liberty », qui furent jadis anti-communistes et sont désormais anti-nationalistes, nous disent que le retour du swastika crée de la controverse au Tadjikistan et suscite les protestations de vétérans de l’armée rouge qui ont combattu pendant la deuxième guerre mondiale. Mais les sources locales nous précisent que ce symbole ne soulève aucune polémique.

Au Tadjikistan, la vision de l’histoire n’est pas obsessionnellement nazi-centrée comme elle l’est ici en Occident. En Asie du Sud et de l’Est, où vit plus de la moitié de l’humanité, on estime que c’est une idée bizarre et eurocentrique de vouloir faire disparaître un symbole plurimillénaire, sous prétexte « que des incompétents et des ignorants dans une région barbare et périphérique du continent eurasien » l’ont utilisé, pendant un laps de temps très bref. Dans les années 50, le Sri Lanka (alors Ceylan) avait proposé en toute innocence à la Croix Rouge internationale d’utiliser un swastika rouge sur fond blanc comme emblème régional pour les pays bouddhistes. Quant aux néo-nazis, les Tadjiks n’en ont cure. Ces énergumènes n’existent pas chez eux. Pire : les travailleurs tadjiks qui ont émigré en Russie sont trop souvent les victimes de skinheads russes, tatoués ou non de croix gammées. Pour les Tadjiks, les vicissitudes lointaines du swastika en Allemagne et en Europe ne sont que des accidents révolus de l’histoire et ne peuvent en aucun cas les induire, eux, à abandonner leur très vieux symbole populaire ou à les empêcher de se le réapproprier.

Retour du terme « aryen »

Plus fort encore : le Président Emamali Rahmanov a déclaré que l’année 2006 serait « l’année de la civilisation aryenne ». Le lecteur européen, pétri de « correction politique », en entendant ces mots, ouïra tinter dans son crâne les signaux d’alarme pavloviennement acquis depuis quelques décennies. Mais, dans le cas qui nous préoccupe ici, le tintement de ces signaux est inutile. Les paroles de Rahmanov ne sont pas considérées comme « incorrectes », car son initiative a reçu la bénédiction des Nations Unies. Par le terme « aryen », il entend tout simplement « iranien » (« Airya ») ou, lato sensu, « indo-iranien » (« Aarya »). Le terme « Iran » vient d’ « Airyaanaam khchthra », qui signifie « Etat des Airya ». Les Occidentaux du 19ième siècle se sont approprié ce terme pour forger le vocable ethno-linguistique « aryen », que l’on a remplacé depuis par « indo-européen », ou pour désigner racialement le type europoïde nordique ; mais c’est une erreur dans la mesure où le terme désigne alors un ensemble trop vaste, pars pro toto. En fait, ce terme n’existe au sens propre que dans les langues indo-iraniennes et signifie, dans les textes classiques, les « civilisés » ou « ceux qui participent à nos sacrifices par le feu ». Le bouddhisme se désigne lui-même comme étant l’ « aarya dharma », la « noble doctrine », composé des « quatre nobles (aarya) vérités », comme le « noble (aarya) octuple sentier ». La signification fondamentale du terme fait l’objet d’un débat, mais parmi les traductions possibles, certains philologues suggèrent les « hospitaliers », c’est-à-dire « ceux qui sont les hôtes dans ce pays », hôtes dans le sens de ceux qui donnent l’hospitalité, voire, tout simplement « nous-mêmes », les « nôtres ». Beaucoup de communautés religieuses ou ethniques en Inde et en Iran utilisent le terme « aryen » comme nom de groupe, pour s’auto-désigner.

Les islamistes perçoivent dans toute cette agitation autour de l’aryanité tadjik une tentative pour restaurer l’ « aatichparasti », ou le culte du feu des Zoroastriens, ou pour réintroduire le « boutsparasti », soit l’idolâtrie, en l’occurrence, le culte des statues de Bouddha. En réponse à ces critiques, le Président tadjik a rappelé, une fois de plus, quelles étaient ses intentions : « Etudier et populariser les contributions aryennes à la civilisation, laisser grandir les nouvelles générations dans l’esprit de la conscience nationale et développer des liens plus profonds avec d’autres peuples et cultures ».

Les craintes des islamistes ne sont nullement infondées. Chez les iranophones d’Ossétie, du Tadjikistan ou des diasporas, on constate en effet un intérêt bien vivant pour le passé pré-islamique et l’on assiste à bon nombre de conversions de musulmans au zoroastrisme. Le communisme a brisé l’emprise que l’islam avait sur les âmes au Tadjikistan, et maintenant que la pratique de la religion est à nouveau autorisée, ce n’est pas toujours vers l’islam que les citoyens tadjiks ou autres se tournent ou se retournent.

Moestasjrik’t Pallierterke, Anvers, n°27/2006

Traduction française : Robert Steuckers

 

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