Le 3 août 2014, la prise de la ville irakienne de Sinjar par les djihadistes de l’État Islamique, en provoquant la fuite de près de 200 000 personnes fit découvrir par les médias du monde entier une religion jusqu’alors bien ignorée, celle des yézides. Les semaines qui suivirent, avec leurs lots de massacres confessionnels, mirent en avant, à côté de dénominations chrétiennes autochtones comme les nestoriens et les jacobites, d’autres fois jusqu’alors quasi inconnues tels les alevis, les kakaïs, les mandéens, etc. On put ainsi se rendre compte de ce que les observateurs attentifs avaient toujours su : l’Irak était resté à travers les âges un véritable « conservatoire religieux », certains universitaires estimant même que les cultes minoritaires y existant, à l’exception des mandéens[1] et de ceux se rattachant au christianisme, constituaient une religion, le yazdanisme, survivance du paganisme originel de cette région.
Les origines du yazdanisme
Pour Mehrdad Izady[2], le yazdanisme est « fondamentalement une religion non-sémite. C’est un système de croyance d’une très grande antiquité avec des superstructures aryennes issu d’une religion indigène des monts Zagros. Identifier cette foi en général, ou une de ses composantes, avec l’islam est une erreur due à un manque de connaissance de son histoire, son apparition précédant celle de l’islam d’au moins un milénaire. »
Pour ses partisans, le yazdanisme est issu du zoroastrisme perse et plus particulièrement de la secte des manguséens, auquel se seraient ajoutées au cours des siècles des influences mithraïstes, gnostiques paulicienne[3] (2) et chamaniques.
De fait, de nombreuses pratiques contemporaines des trois mouvements religieux censés composer le yazdanisme – les yézides, les alevis et les yârsâns – ont des points communs avec ces religions. Comme les zoroastriens, tous célèbrent la fête de Nevroz, le 21 mars, et tous pratiquent un culte solaire : les alevis priant le soleil lors de son lever et de son coucher, les yârsâns saluant le soleil levant et la lune, les yézides priant en direction du soleil deux fois par jour. Comme les mithraïstes, les yârsâns et les yézides effectuent un rituel comprenant le sacrifice d’un taureau. Par ailleurs, le culte de Khidr, l’« homme vert », qui dans les contrées anciennement zoroastriennes est une islamisation de la déesse de l’eau et des sources Anahita, est pratiqué par les alevis et les yézides, tandis que les yârsâns rendent un culte aux arbres.
La théologie yazdaniste, a été reconstituée par Mehrdad Izady. Il s’agit pour lui d’un culte des anges, d’une croyance en sept êtres angéliques protégeant l’univers et combattus par des démons cherchant à le détruire. À l’origine de tout cela, deux entités, l’une bénéfique (Haq, l’esprit universel), l’autre maléfique, qui se manifestent par six avatars successifs (le premier des avatars positifs étant le créateur de l’univers) formant avec elles les anges bons et les anges mauvais d’une époque du monde. Sept époques devant se succéder au sein desquelles transmigreront les âmes des sept avatars et des êtres humains, tandis que des avatars mineurs pourront apparaître dans chaque époque mais sans être dotés de la capacité de transmigration.
Cette croyance aux avatars fut la cause de nombre de mouvements messianiques dans cette zone géographique dont les plus connus sont ceux des mazdakistes, des khurramis et des quarmates et a donnée aux chiites, affirme Izady, la croyance en les imans cachés.
Quant à la pratique religieuse des yazdanistes, elle consisterait, selon Mehrdad Izady, en des assemblées secrètes, nommés âyini lam ou jamkhâna, où des livres saints sont lus, des prêches tenus et les liens communautaires renforcés par les accolades pratiquées par tous les présents. L’égalité entre tous est aussi affirmée par l’interdiction de toute manifestation de hiérarchie. Des assemblées mineures se tiennent tous les sept jours alors que des assemblées majeures se tiennent annuellement.
De plus, il semble que jusqu’au début du XIXème siècle les yazdanistes aient pratiqué une forme de hiérogamie (nommée söndii « l’extinction des chandelles » en Anatolie et chirâgh « tuer les lumières » en Iran) rappel d’anciens rituels de fertilités des cultes de Mithra et d’Anahita.
Toujours selon Mehrdad Izady, les yazdanistes développent une numérologie mystique. Les nombre 3 et 7 sont pour eux sacrés. Le premier car il représente les formes possibles du tout puissant, le second car il est le nombre des cieux, des anges et des avatars.
Les yazdanistes ne jeunent jamais plus de trois jours et ne prient que lors de leurs assemblées religieuses. Ils n’ont pas d’interdits alimentaires majeurs[4] et consomment du porc et de l’alcool.
Pour eux, le bien et le mal sont également importants et nécessaires à la création et au maintien du monde matériel. Ainsi les démons sont aussi dignes de louanges que les anges car sans leur opposition le monde ne pourrait pas exister. Le bien est habituellement représenté par un chien et le mal par un serpent, unis sous la forme d’un chien à tête de serpent ils forment le symbole de la création du monde par le mélange des opposés.
Les yazdanistes ne croient pas à l’enfer puisqu’ils accordent foi à la réincarnation. A la fin des temps, cependant, quand les sept époques se seront écoulées, seuls les justes pourront rejoindre le paradis alors que les âmes mauvaises seront détruites définitivement.
Pour Izady, le yazdanisme est une religion purement ethnique : celle du peuple kurde, et les non-kurdes qui la pratiquent ne sont pas, à l’exception des Turkmènes alévis, de véritables non-Kurdes mais des Kurdes ayant perdu le souvenir de leur identité ethnique et ayant été assimilé par d’autres communautés. Il estime par ailleurs que si le yazdanisme était la religion de 40 % des Kurdes au début du XXème siècle elle n’est plus actuellement celle que de 30 % d’entre eux du fait de conversions à l’islam et au christianisme, les missionnaires catholiques ou protestants ciblant tout particulièrement les yazdanistes car ils ont constaté qu’ils sont beaucoup plus aisés à convertir que les musulmans orthodoxes.
Pratiquants de la taqîya et adorateurs du diable
Trois mouvements religieux différents composent, nous l’avons vu le yazdanisme, il s’agit des alevis, des yârsâns et des yézides.
Les yazdanistes les plus nombreux sont les alévis turcs qui représentent de 20 à 25 % des habitants de ce pays. Ils vénèrent une trinité composée de Allah, Mahomet et Ali, ce qui les rapproche des chiites (alévis signifiant d’ailleurs « partisans d’Ali »). Cependant leur islam n’est pour Izady qu’un verni très superficiel leurs permettant de s’insérer dans la société islamique. Les musulmans les plus orthodoxes, de fait, les considèrent comme des hérétiques ou des païens. Il est vrai que les alévis ne lisent pas le Coran, ne vont pas à la mosquée, ne pratiquent pas les cinq prières musulmanes quotidiennes, et n’effectuent pas le jeune du Ramadan ni le pèlerinage à la Mecque. Ils peuvent, de plus, boire de l’alcool et manger du porc…
Si l’on ajoute à cela qu’ils croient à la réincarnation, se méfient des hadiths et se montrent très tolérants en matière religieuse, on peut se demander ce qu’ils ont de commun avec l’islam. Pour certains de leurs intellectuels, il ne s’agit que de taqîya une dissimulation des croyances réelles adoptée pour survivre sous une domination hostile. Ainsi les pauliciens et les bogomiles auraient été la forme extérieure adoptée par eux sous une domination chrétienne et l’alévisme serait celle adoptée sous domination musulmane.
Les yârsâns vénèrent Ali comme les musulmans chiites et se prétendent tels, mais ils ont une théologie bien peu islamique puisqu’elle mêle millénarisme, émanationnisme, dualisme, et croyance tant aux éons qu’à la réincarnation (leur fondateur, Sayyid Ibrahim, se serait déjà incarné six fois et il devrait revenir une septième fois sous la forme du messie). Par ailleurs, ils rejettent les castes, les classes sociales et les distinctions, et mènent une vie très communautaire qui leur vaut la dénomination de kakaïs (de kakaiyyas, ceux qui sont fraternels).
Des yézides, les arabes disent, nous relate Gilles Munier[5] (4) : « Ils sont sales, ne se rasent pas, et ne portent pas de cravate de peur qu’on les étrangle. Ce sont des jeteurs de sorts. Ils font de la magie noire et se réunissent dans les grottes pour de véritables orgies. » Ce sont les seuls yazdanistes qui ne pratiquent pas la taqîya et qui ne s’auto-désignent pas comme musulmans. « Les yézidis sont des descendants directs d’Adam ; c’est la raison pour laquelle on ne peut devenir Yézidi et pourquoi nous ne faisons pas de prosélytisme. Adam, le premier homme créé par Dieu a mélangé son sperme à de l’argile dans une jarre pour donner naissance au premier Yézidi. Eve a fait de même avec sa semence, mais cela n’a rien donné » relate un de leurs religieux. Abraham est pour eux un patriarche, Jésus – « un Ange transformé en homme » – qui reviendra à la fin des temps pour gouverner le monde avant le retour du Mahdi et Muhammad est un prophète. Concernant Iblis – le Diable dans le Coran – les yézides estiment que « Dieu, dans sa grande bonté, lui a pardonné au bout de 7000 ans à Iblis son refus de se prosterner devant Adam ». Les yézides n’adorent donc pas « Le Mal ». Ils prient un ange qui a été réintégré par Dieu à la tête du corps des anges, et à qui ils demandent d’intercéder en leur faveur auprès du seigneur. Rien à voir avec le culte luciférien que les musulmans radicaux et certains chrétiens nestoriens les accusent de pratiquer[6].
Le yazdanisme, une invention récente et contestée d’universitaires occidentalisés
Séduisante, la construction yazdaniste pêche cependant sur un point : ce n’est qu’une construction intellectuelle d’universitaires occidentalisés qui ne l’appuient pas sur des preuves historiques mais uniquement sur des déductions.
C’est Mohammad Mokri, enseignant à la faculté des lettres de Téhéran puis chargé de recherche au CNRS qui le premier, dans une étude sur les alh-e haqq (autre appellation des yârsâns[7] ), mit en avant le fait que cette croyance religieuse n’avait rien à voir avec l’islam mais était la continuation du paganisme antique des monts Zagros.
Près d’un quart de siècle s’écoula avant que son analyse ne soit reprise et élargie par Mehrdad Izady, un géographe et historien d’origine kurde, diplômé de plusieurs université américaine (Kansas, Syracuse et Colombia) et enseignant à Harvard et à Fordham. Reprenant les travaux de Mohammad Mokri en les élargissant, il créa de toute pièce le yazdanisme, en annexant un mot utilisé au XVIIème siècle dans le Dabestân-e Madâheb pour désigner les Perses non islamisés et en y intégrant les trois confessions que nous avons précédemment étudiées.
C’est curieusement chez les alévis de Turquie que l’idée du yazdanisme eut le plus d’écho et toute une école de chercheurs de cette foi, dont le plus connu est Erdogan Çinar, développa l’idée que l’alévisme était une religion en soi qui n’avait rien à voir avec l’islam. Allant même plus loin, ils dépassèrent les thèses de Mokri et d’Izady et affirmèrent que l’alévisme était la plus ancienne de toutes les religions, celle qui avait été pratiquée par les Sumériens et par les Hittites, et qu’elle était la source de toutes les autres religions… Préférant l’usage de la dénomination qu’ishikistes (ceux de la lumière) à celle d’alévis, les tenants de cette thèse ont ralliés à eux un nombre non négligeable de dedes (la caste sacerdotale de leur confession) et sont devenus majoritaires dans l’émigration alévie en Europe.
Quant aux institutions européennes elles ont reconnu le yazdanisme comme une religion existante dans un rapport du 7 juillet 2006 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe qui estime qu’en dépit des persécutions, « la vieille religion du yazdanisme est toujours pratiquée sous les formes de l’alévisme, du yézidisme et du yarsanisme (Ahl-i-Haqq), mais le nombre des fidèles ne cesse de baisser ».
En ce qui concerne les pratiquants des religions concernées, ils ont apprécié de manière différente d’être intégré dans le yazdanisme. Si cela n’a pas suscité d’opposition chez les yézides, tel n’a pas été le cas chez les alévis où la majorité des intellectuels ont dénoncé son absence de base historique réelle tandis que la plupart des dedes le condamnait, allant jusqu’à envisager d’excommunier ses membres. Il en a été de même chez les yârsâns dont plusieurs chefs religieux ont tenu à réaffirmer qu’ils étaient incontestablement des musulmans. Ce à quoi Izady et ses partisans ont répondu, puisque leurs critiques vivaient dans des pays musulmans, qu’il s’agissait une fois de plus d’une manifestation de la taqîya motivée des raisons de sécurité qu’ils comprenaient.
Quant aux zoroastriens, associés au yazdanisme par Izady, ils ont sèchement estimé le 21 mars 1993, par la voix d’un de leurs leaders, Pallan Ichaporia, dans les colonnes du Bombay Samachar que « cette foi est une mixture d’une forme extrêmement corrompue de zoroastrisme (où il est quasi impossible de reconnaître la religion zoroastrienne) et d’autres croyances étrangères. Ceux qui croient qu’il existe des zoroastriens kurdes vivent dans le monde des rêves. »
Quel que soit sa réalité historique, le yazdanisme est un témoignage d’une volonté de peuples non-européens de retrouver leurs racines pré-islamiques. Il ne s’agit pas d’un phénomène isolé et au sein du peuple turque un néopaganisme similaire, le tengrisme, se développe lui aussi, de l’Asie mineure jusqu’aux confins de la Chine.
Christian Bouchet
[1] Ou sabéens, secte dualiste pré-chrétienne qui se revendique de Jean le baptiste. Ils sont environ 65.000 dont 5.000 vivent actuellement en Irak. Munier, Gilles, Guide de l’Irak, Picollec, 2000, p. 103 et s.
[2] Izady, Mehrdad, The Kurds: a Concise Handbook, Washington, Taylor and Francis, 1992, p. 172.
[3] Le turc alévi Erdogan Çinar met tout particulièrement l’accent sur la filiation paulicienne dans son livre Aleviligin Gizli Tarihi (L’Histoire secrète des Alevis), Istanbul, Kitapkurk, 2004, ce qui l’entraîne à annexer au yazdanisme les cathares et les bogomiles !
[4] Cependant les yézides doivent s’abstenir de consommer des choux-fleurs et les alévis ne mangent ni viande de cheval ni viande de lapin.
[5] Munier, Gilles, introduction à Menant, Joachim, Les Yédidiz, épisodes de l’histoire des adorateurs du diable, Paris, Érick Bonnier, 2014.
[6] Idem.
[7] Traduction et notes de Elahi, Nûr-Ali-Sha, L’Ésotérisme kurde, Paris, Albin Michel, 1966.