Si les ouvrages sur la révolution russe sont pléthores, si les travaux sur la société soviétique ne manquent pas, il était un thème qui n’avait jamais été étudié : celui du sort de la noblesse russe de la révolution à la Perestroïka. Grâce soit donc rendue à Sofia Tchouikina, dont la thèse de doctorat sur ce sujet a été traduite en français et publiée chez Belin sous le titre : Les gens d’autrefois, la noblesse russe dans la société soviétique.
1917, l’avant et l’après
À la veille de la Grande Guerre, la noblesse, en Russie, constitue un groupe numériquement important : environ 1,9 millions d’individus, soit à peu près 1% de la population. Ce pourcentage monte à 7% à Saint-Pétersbourg du fait de son statut de capitale et des fonctions occupée quasi-exclusivement par les nobles puisque ceux-ci sont majoritairement des serviteurs de l’État de niveau moyen ou supérieur. En effet, si les propriétaires terriens et les membres des professions intellectuelles et libérales sont nombreux parmi les aristocrates, ceux-ci ont la quasi-exclusivité de certaines professions, ainsi sont nobles 90% des hauts fonctionnaires, 97% des gouverneurs de province, etc.
Au lendemain de la révolution d’octobre 1917, la chute est brutale. En quelques mois, la noblesse est expropriée sans indemnités. Ses terres sont confisquées et transférées aux comités agraires qui les redistribuent aux paysans ; ses immeubles et ses appartements sont réquisitionnés par les comités de quartier qui y installent, dans le cadre d’une politique délibérément discriminatoire, des familles issues des milieux populaires ; ses comptes bancaires, sommes d’argent en liquide, objets précieux et autres bijoux déposés dans les coffres-forts des banques, purement et simplement saisis. Dans le même temps, la nouvelle Constitution soviétique de 1918 institue toute une série de discriminations légales vis-à-vis des « membres des anciennes classes exploiteuses » : privation du droit de vote, classification comme « oisif » des membres des familles aristocratiques qui ne travaillent pas ce qui les prive de leurs retraites et permet qu’ils puissent être expulsés de leurs bien, voire de leurs villes de résidence.
À tout cela s’ajoute, à partir de 1918, la « terreur rouge ». De nombreux nobles, surtout de grands aristocrates, sont dénoncés, accusés de contre-révolution, fusillés sans raison valable. Puis viennent les procès des conspirations inventées de toutes pièces : quatre-vingt treize nobles fusillés en 1921 à Petrograd a l’issu du procès de la conspiration de Tagantsev ; incarcération et l’exécution des anciennes élèves nobles du lycée Alexandre en 1925 ; exécution de vingt représentants d’illustres familles en représailles à l’assassinat, en Pologne, d’un diplomate soviétique en 1926 ; le complot des anciens généraux et officiers de l’armée et de la marine impériale, tous aristocrates, en 1930-1931 ; l’opération « gens d’autrefois » qui voit l’arrestation et l’envoi au goulag de 30 000 aristocrates de Leningrad en quarante-huit heures ; etc.
Vivre malgré l’exclusion et la terreur
Face à la véritable déclaration de guerre du régime bolchevique à leur égard, que font les aristocrates ? Une minorité s’engage dans les Armées blanches, un nombre plus important émigre vers l’Occident ou vers le Chine et les autres restent en Russie, soit par apathie, soit par patriotisme et pour mettre ses compétences au service du nouvel État.
La vie de ces « émigrés de l’intérieur » est complexe. À partir de 1921, avec le début de la NEP, le régime, en manque de cadres, fait appel aux spetzy, les « spécialistes bourgeois », ce qui permet à nombre d’aristocrates de trouver des professions bien rémunérées. Mais le « grand tournant » stalinien de la fin des années 1920 s’accompagne d’une vaste campagne politique contre les spetzy, limogés, souvent arrêtés et emprisonnés. Cependant, très rapidement, les dégâts occasionnés par ces purges de cadres indispensables à la marche de l’économie et des administrations contraignent la direction stalinienne à faire marche arrière, avant de relancer, cinq ans plus tard, une campagne répressive contre les spetzy dans le cadre de la « Grande terreur ».
D’autres nobles, sans capacités utilisables pour l’État, réussissent à convertir des compétences considérées avant 1917 comme un hobby (théâtre, danse, archéologie, etc.) ou comme un attribut culturel (connaissance de langues étrangère, maîtrise des travaux d’aiguille, etc.) en un travail ou au minimum en une source de revenus ; tandis que des femmes de l’aristocratie se font engager comme domestiques par des hiérarques soviétiques avec comme tâche de leur enseigner, ainsi qu’à leurs enfants, la tenue et les bonnes manières…
Quant aux nobles qui ne quittent pas leurs domaines de la campagne, certains deviennent les conservateurs de leurs châteaux transformés en musée ou constituent avec les paysans de leurs terres des kolkhozes dont ils deviennent membres.
Enfin, une partie non négligeable de la noblesse se volatilise en profitant que rien dans ses patronymes ne peut indiquer son statut (les aristocrates et leurs serfs portent le même nom et ainsi un même patronyme peut être porté par un fils de prince ou d’agriculteur) et en émigrant vers des régions lointaines de l’URSS où personne ne risque de les reconnaître.
En parallèle à tout cela, les aristocrates russes qui ont choisi de le rester maintiennent l’existence d’un entre-soi marqué par l’apprentissage des bonnes manières, le maintien de traditions prérévolutionnaires comme les « spectacles familiaux », par des unions matrimoniales soigneusement choisies, et en se regroupant volontairement entre gens du même milieu dans des appartements communautaires afin d’éviter la cohabitation avec des éléments populaires.
Et après ?
Dès les années 1940, les familles nobles ne possèdent quasiment plus de témoins matériels de leur passé prérévolutionnaire. Tout ou presque a été englouti lors des expropriations, des expulsions et des déménagements successifs : les nobles ont quitté leurs propriétés et leurs appartements, détruit les portraits de leurs ancêtres, brûlé lettres et photographies, vendu vêtements et vaisselles. Les quelques objets qui ont survécu aux années 1920 et 1930 (livres et meubles principalement) disparaissent pendant la Deuxième guerre mondiale. La transmission du patrimoine culturel non matériel s’opère lui dans la clandestinité et il se légendarise via un récit familial qui ne peut s’appuyer sur de l’écrit.
Quand survient la Perestroïka, les descendants des « gens d’autrefois » n’ont plus à se cacher et des associations de descendants de la noblesse apparaissent immédiatement. Mais ce sont des associations de nobles sans mémoire… Leurs membres ignorent quasiment tout de l’histoire réelle de leurs familles, d’où un engouement de ce milieu pour les recherches en archives, les visites sur les anciens domaines, etc. Intérêt qui est reçu d’une manière plutôt positive par une grande partie de la population russe où s’est développée une évidente sympathie pour la période tsariste et tout ce qui la composait, noblesse inclue.
Christian Bouchet
Par un pur hasard éditorial, l’ouvrage de Sofia Tchouikina a été précédé de quelques mois par Camarade Baron, un voyage dans le monde englouti de l’aristocratie de Transylvanie de Jaap Scholten paru chez Michel de Maule. Moins universitaire, ce livre n’en est cependant pas moins passionnant.
En août 1944, la Transylvanie est « libérée » par l’armée rouge, ses femmes, quelles que soient leurs origines sociales, souvent violées, ses domaines nobiliaires pillés et parfois incendiés, mais il n’y a pas de révolution communiste et la monarchie est restaurée. Il faut attendre mars 1945 pour que les communistes entrent au gouvernement et décembre 1947 pour que le roi Michel Ier, soit obligé d’abdiquer et de quitter le pays. Et ce n’est que dans la nuit du 3 mars 1949 que la quasi-totalité des aristocrates de Transylvanie sont tirés de leurs lits et, pendant que l’on pille leurs demeures, jetés dans des camions, vers des destinations diverses : prisons, camps de travail ou exil intérieur. Même si des exécutions ont lieu, elles ne sont pas systématiques et la noblesse, du moins celle qui est en liberté ou qui a été libérée, se retrouve à mener une double vie : le jour, ses représentants travaillent comme terrassiers, ouvriers soudeurs ou charpentiers, et la nuit, ils se rassemblent en secret et perpétuent les rites du monde ancien.
Autre différence fondamentale entre la Roumanie et la Russie, une loi de restitution votée après la chute de Ceausescu rend leurs anciens domaines, souvent dans un état proche de la ruine, aux familles aristocratiques qui, grâce à des fonds étranger, les restaurent et les exploitent comme hôtel de luxe, centre de cures, etc.