Apparu il y a 192 ans en Espagne, le carlisme reste bien vivant. Il incarne une fidélité à une vue du monde traditionnelle et préindustrielle proche de celle des légitimistes français.
À l’origine : une question de valeurs
Tout commence en 1830, lorsque le roi d’Espagne Ferdinand VII modifie l’ordre de succession, qui suivait jusqu’alors la loi salique, afin que l’aînée de ses filles, Isabelle, puisse lui succéder. Le frère du roi, Charles de Bourbon, à qui revenait le trône, refuse de prêter serment à sa nièce et en 1833, lors du décès de Ferdinand VII, se proclame roi d’Espagne.
On est là, en apparence, face à une querelle de succession dynastique ; mais, en réalité, celle-ci cache quelque chose de plus profond car elle oppose deux vues du monde : du côté d’Isabelle II se regroupe la bourgeoisie anticléricale, libérale et centraliste, alors que Charles de Bourbon est le héraut du petit peuple, des catholiques et du maintien des fueros (les privilèges régionaux et locaux).
Les guerres carlistes
Trois guerres civiles vont alors opposer les partisans d’Isabelle II et de ses successeurs Amédée 1er et Alphonse XII.
La première dure de 1833 à 1840. Les carlistes, qui ont reçu le soutien d’un nombre non négligeable d’officiers légitimistes vendéens ou chouans, auraient sans doute connu la victoire si les troupes d’Isabelle II n’avaient pas reçu une importante aide extérieure issue de pays qui partageaient son idéologie libérale. Le Royaume-Uni envoya ainsi en Espagne une légion de volontaires tandis que la France de Louis-Philippe faisait intervenir sa Légion étrangère.
Après six années de paix, une insurrection carliste suivie d’une nouvelle guerre civile enflamma la Catalogne, l’Aragon, la Navarre et le Pays Basque de 1846 à 1849. Une nouvelle fois vaincus, les carlistes ne disparurent cependant pas et, près d’un quart de siècle plus tard, une nouvelle guerre civile ensanglanta le nord de l’Espagne de 1872 à 1876.
Le carlisme de la fin de la monarchie à la guerre civile
Vaincu sur les champs de bataille mais non dans les cœurs, les carlistes participèrent, sous diverses appellations successives – Parti traditionaliste, Communion catholique-monarchique, Parti carliste, Parti jaimiste, Communion légitimiste et Communion traditionaliste – à partir de la fin du XIXe siècle à la vie politique d’une manière assez similaires aux catholiques-sociaux français. L’historien espagnol Pierre Vilar a décrit leur action comme « un refus du capitalisme libéral et individualiste aux noms des traditions communautaires, morales et religieuse ; une sorte de populisme politique réactionnaire mais indiscutablement populaire ». Ainsi, en 1919, les ouvriers carlistes catalans fondèrent à Barcelone les Syndicats libres, tandis que dès le début du siècle ils cherchaient à constituer des alliances avec les nationalistes basques et catalans.
Mais les tendances ouvriéristes et fédéralistes furent progressivement mises de côté par la direction du mouvement qui jugea plus politique de se positionner quasi exclusivement sur la défense de l’Église catholique en réaction à l’anticléricalisme croissant.
C’est dans ces années que Juan Vázquez de Mella, fortement influencé par la pensée de Donoso Cortés, ordonna et systématisa la pensée carliste en en faisant une doctrine pouvant être traduite en un programme politique. Mais, germanophile par anti-libéralisme, Vázquez de Mella s’opposa, durant la première guerre mondiale, au prétendant d’alors, Jaime de Borbón, qui était en faveur des Alliés. Cela entraîna une scission et les partisans de Vázquez de Mella abandonnèrent le mouvement carliste pour fonder, en 1919, la Parti catholique traditionaliste qui était antisémite, islamophobe, anti-franc-maçon, anti-français et antibritannique, et partisan d’une société organique organisée autour des familles, des communes et des régions.
Franco contre le carlisme
Dès les premiers jours de la guerre d’Espagne, les carlistes fournirent 60 000 volontaires organisés en tercios de requetés et prirent une part très importante au conflit. Ils étaient, incontestablement, l’une des deux grandes forces en termes de mobilisation populaire et d’encadrement idéologiques (l’autre étant la Phalange). De ce fait, de même que la Phalange, ils présentaient un danger potentiel pour Franco et ils devaient être brisés. Tout d’abord, le 20 avril 1937, un décret imposa la fusion de la Phalange et de la Communion traditionaliste en un parti unique : la Phalange espagnole traditionaliste des JONS. Comme les dirigeants carlistes s’y opposaient, leur chef Fal Conde fut arrêté et emprisonné. Cependant la Communion traditionaliste se maintint en activité de manière clandestine et en opposition au général Franco qui, en 1955, les dénonça dans le quotidien Arriba comme « un petit groupe d’intégristes, tenus à l’écart depuis la première heure du mouvement, qui suivent un prince étranger ».
Dans le même temps, le régime franquiste manœuvra, suite au décès de leur prétendant Alphonse-Charles 1er, pour faire éclater le mouvement carliste en aidant des prétendants de division à se manifester…
Si une part non négligeable des carlistes s’accommodèrent du régime franquiste, une frange importante du mouvement entra dans une opposition plus ou moins manifeste. Ainsi, dès 1950, 275 universitaires, membre de l’Association scolaire traditionaliste adressèrent une lettre ouverte au ministre de l’Éducation pour se plaindre de l’absence de liberté en Espagne.
Cependant, la loi des principes fondamentaux du Mouvement de 1958, calma cette opposition car on y vit la possibilité que le prétendant carliste Charles-Hugues succède à Franco. Dans le même temps, le régime se fit plus ouvert et autorisa la création d’organisations carlistes légales et l’organisation de grandes manifestations à Montejurra.
Mais l’embellie ne dura qu’un temps et, dès 1965, le carlisme redevint un courant d’opposition antifranquiste qui s’orienta de plus en plus vers la gauche en modifiant son nom de Communion carliste en Parti carliste, en se dotant d’une branche armée qui collabora avec l’ETA, en déclarant à son congrès de 1972 qu’il était un « parti de masse, de classe, démocratique, socialiste et partisan d’une monarchie fédéraliste » et en rejoignant les fronts d’opposition de gauche qu’étaient la Junte démocratique d’Espagne et la Plateforme de convergence démocratique.
Cette évolution ne fut pas acceptée par une grande partie des carlistes qui avaient participé à la guerre civile. L’audience du Parti carliste s’effondra, la Communion carliste fut ressuscitée et des affrontements armés eurent lieu entre les deux groupes.
Quel carlisme pour le XIX° siècle ?
Le carlisme n’a plus aucun poids électoral en Espagne. Si aux élections de 1977, il recueillait 12 % des voix (4 pour le Parti carliste, 8 pour la droite carliste) en Navarre, et si le Parti carliste obtenait 7.7% dans la même région aux élections de 1979, depuis il a disparu des urnes, le Parti carliste obtenant 0.1% aux élection de 2012, tandis que la Communion traditionaliste carliste en recevait 0.48% à celles de 2008.
De plus, il reste divisé en trois groupes antagonistes : le Parti carliste ayant comme prétendant Charles-Xavier de Bourbon-Parme, la Communion traditionaliste carliste qui n’en reconnait aucun et la Communion traditionaliste, politiquement la plus « à droite », qui se rattache à Sixte-Henri de Bourbon-Parme (l’oncle de Charles-Xavier).
Sans poids électoral et divisé, le carlisme compte cependant encore beaucoup, un peu comme l’Action française dans notre pays, non pas comme force politique mais comme centrale d’idées contre-révolutionnaires et réactionnaires au meilleur sens du terme.
Vers une réunification ?
Le 5 mai 2020, pour la première fois depuis 2010, date où il est devenu le prétendant carliste, Charles-Xavier de Bourbon-Parme a participé au chemin de croix que, depuis 1939, les carlistes effectuent en Navarre, à Montejurra, haut lieu des guerres carlistes, en souvenir des requetes tombés durant la guerre civile.
Sur les lieux mêmes où, en 1976, un affrontement entre carlistes « de droite » et carlistes « de gauche » avait fait deux morts et plusieurs blessés, Charles-Xavier de Bourbon-Parme s’est placé sous le patronage non pas de son père, responsable du gauchissement du carlisme, mais de son grand-père Xavier Ier, le dernier prétendant ayant fait l’unanimité. De plus, il n’a pas fait référence au Parti carliste officiel mais s’est revendiqué du « peuple carliste, réunissant des anciens et des jeunes, ayant un passé distinct » qu’il a exhorté à s’unir pour agir en commun pour une « Espagne meilleure, plus démocratique, plus juste, plus solidaire et fédérale. »
Si le Parti carliste n’a pas donné d’écho à cette déclaration, Tradicion viva, l’organe des carlistes les plus traditionnels, s’en est félicité et n’a pas caché sa joie d’avoir retrouvé un prétendant qui ne soit pas en désaccord avec ses conviction profondes.
De là à s’imaginer qu’une réunification des carlistes soit possible il y a cependant un pas et celui-ci semble impossible à franchir du fait de la dérive vers la gauche libertaire chaque jour plus prononcée du Parti carliste qui au printemps dernier affirmait son engagement en faveur du mouvement LGBT+.
Christian Bouchet