Les deux aspects de l’histoire

yockey

La différence totale entre les méthodes de pensée humaine représentées par les idées centrales du Destin d’une part, et de la Causalité d’autre part, fut nettement accentuée pour la raison que seule l’une d’entre elles est adaptée à la compréhension de l’Histoire. L’Histoire est le récit des destins accomplis – des Cultures, nations, religions, philosophies, sciences, mathématiques, formes d’art, grands hommes. Seul le sentiment d’empathie peut comprendre ces âmes jadis vivantes à partir des archives dépouillées restantes. La Causalité est ici impuissante, car à chaque seconde un nouveau fait est jeté dans le réservoir de la Vie, et à partir de son point d’impact, des cercles toujours plus larges de changements se propagent. Les faits souterrains ne sont jamais écrits, mais chaque fait change le cours de l’histoire des faits. La vraie compréhension d’un organisme, qu’il soit une Haute Culture, une nation ou un homme, consiste à voir derrière et sous les faits de cette existence l’âme qui s’exprime au moyen des événements extérieurs, et souvent en opposition avec eux. C’est seulement ainsi qu’on peut séparer ce qui est significatif de ce qui est sans importance.

Significatif est donc censé signifier : avoir une qualité de Destin. Fortuit signifie : sans relation avec le Destin. C’était le Destin de Napoléon que Carnot ait été ministre de la Guerre, car un autre homme n’aurait probablement pas vu le projet de Napoléon pour une invasion de l’Italie à travers les Monts de Ligurie, étant enterré sous les dossiers du ministère. C’était le Destin de la France que l’auteur du plan ait été un homme d’action aussi bien qu’un théoricien.

Il est donc évident que le sentiment de ce qui est Destin et de ce qui est Incident a un contenu hautement subjectif, et qu’un regard plus profond peut distinguer le Destin là où le plus superficiel ne voit que l’Incident.

Les hommes sont donc aussi différenciés selon leur capacité à comprendre l’Histoire. Il y a un sens historique, qui peut voir derrière la surface de l’histoire, jusqu’à l’âme qui est le déterminant de cette histoire. L’histoire, vue à travers le sens historique d’un être humain, a donc un aspect subjectif. C’est le premier aspect de l’Histoire.

L’autre, l’aspect objectif de l’Histoire, est également incapable d’établissement rigide, même s’il peut sembler l’être à première vue. L’écriture d’une histoire purement objective est le but de la soi-disant méthode de référence, ou narrative, de présenter l’histoire. Cependant, elle sélectionne et ordonne inévitablement les faits, et dans ce processus l’intuition poétique, le sens historique et le flair de l’auteur entrent en jeu. Si ceux-ci sont totalement exclus, le produit n’est pas de l’histoire écrite, mais un livre de dates, et ceci, encore une fois, ne peut pas être fait sans une sélection.

Ce n’est pas non plus de l’histoire. La méthode génétique d’écrire l’histoire tente de présenter les développements avec une complète impartialité. C’est la méthode narrative avec un certain type de philosophie causale, évolutionnaire ou organique, surimposée pour retracer la croissance du suivant à partir du précédent. Celle-ci ne parvient pas à atteindre l’objectivité parce que les faits qui survivent peuvent être trop peu ou trop nombreux, et dans les deux cas le talent artistique doit être employé pour combler les vides ou faire une sélection. L’impartialité n’est pas possible non plus. C’et le sens historique qui décide de l’importance des développements passés, des idées passées, des grands hommes passés. Pendant des siècles, Brutus et Pompée furent tenus pour plus grands que César. Vers 1800, Vulpius était considéré comme un plus grand poète que Goethe. Mengs, que nous avons oublié, était considéré à son époque comme l’un des grands peintres du monde. Shakespeare, plus d’un siècle après sa mort, était considéré comme inférieur en tant que dramaturge à plus d’un de ses contemporains. Le Gréco était inaperçu il y a 75 ans. Cicéron et Caton étaient tous deux tenus, jusqu’après la Première Guerre Mondiale, pour des grands hommes, plutôt que des faiblards retardateurs de Culture. Jeanne d’Arc n’était pas incluse dans la liste de Chastellain, établie à la mort de Charles VII, de tous les commandants d’armée qui combattirent contre l’Angleterre. Finalement, pour le bénéfice des lecteurs de 2050, je pourrais dire que le Héros et le Philosophe de la période 1900-1950 étaient tous deux invisibles à leurs contemporains dans les dimensions historiques sous lesquelles vous les voyez.

La Culture Classique apparaissait d’une manière à l’époque de Winckelmann, d’une autre manière à l’époque de Nietzsche, encore d’une autre manière aux XXe et XXIe siècles. De même, l’Angleterre élisabéthaine se satisfaisait de l’adaptation de Shakespeare du César de Plutarque, alors que l’Angleterre fin-de-siècle avait besoin de Shaw pour adapter le César de Mommsen. Wilhelm Tell, Marie Stuart, Götz von Berlichingen, Florian Geyer, tous devraient être écrits différemment aujourd’hui, car nous voyons ces périodes historiques depuis un angle différent.

Qu’est-ce alors que l’Histoire ? L’Histoire est la relation entre le Passé et le Présent. Parce que le Présent change constamment, l’Histoire change aussi. Chaque Epoque a sa propre Histoire, que l’Esprit de l’Epoque crée pour cadrer avec sa propre âme. Avec le passage de cette Epoque, qui ne reviendra jamais, cette image particulière de l’Histoire a passé. Vue de ce point de vue, toute tentative pour écrire l’Histoire « telle qu’elle s’est vraiment déroulée » est de l’immaturité historique, et la croyance dans des standards objectifs de présentation de l’histoire est une auto-tromperie, car ce qui ressortira sera l’Esprit de l’Epoque. L’accord général des contemporains avec un certain regard sur l’Histoire ne rend pas ce regard objectif, mais ne fait que donner son rang – le plus haut rang possible qu’il peut avoir comme expression exacte de l’Esprit de l’Epoque, vrai pour ce temps et cette âme. Un degré supérieur de vérité ne peut pas être atteint, ce coté de la divinité. Quiconque se vante d’être « moderne » doit se souvenir qu’il se serait senti tout aussi moderne dans l’Europe de Charles V, et qu’il est voué à devenir tout aussi « démodé » pour les hommes de 2050 que le sont les hommes de 1850 pour lui. Une vision journalistique de l’Histoire indique que son possesseur manque de sens historique. Il devrait donc s’abstenir de parler de questions historiques, qu’elles soient passées ou en cours d’accomplissement.

Francis Parker Yockey

Extrait de Imperium (1948)

 

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