Les deux islams selon Alexandre Dougine

Alexandre Douguine

« […] nous pouvons établir l’existence de deux différentes sortes d’islam, qui peuvent être correctement qualifiées d’‘‘eurasiste’’ et d’‘‘atlantiste’’, et nous pouvons dire en confiance que seul l’islam eurasiste, multipolaire, est le partenaire naturel de la Russie eurasiste orthodoxe. »

Alexandre Douguine

Nous allons nous intéresser aujourd’hui au tapuscrit d’une conférence internationale donnée par  Alexandre Douguine à Moscou, le 28 juin 2001, et intitulée « Menace islamique ou menace contre l’islam ? »

C’est au cours de cette conférence qu’ Alexandre Douguine a livré une analyse personnelle établissant une différence entre deux types d’islams, qualifiés, comme dans la citation liminaire, d’« eurasiste » et d’ »atlantiste ». Mais auparavant, il a tenu à clarifier sa propre position, ainsi que son angle d’approche. S’adressant à un public essentiellement russe, il explique aborder la « question de l’islam » à partir des intérêts de la Russie :

« Nous sommes résolument favorables à un monde multipolaire et à la préservation de notre statut de grande puissance. Pourtant nos avancées concrètes souffrent d’une certaine confusion, quand il est question d’intérêts géopolitiques précis. »

La « confusion » évoquée est l’opposition entre différents points de vue, dont la confrontation empoisonne les relations entretenues par la Russie avec le monde entier et plus largement la capacité du gouvernement russe (de 2001) à mettre en œuvre une politique correspondant à ses intérêts nationaux. En effet, l’opposition entre divers courants de pensée nuit à l’efficacité de la diplomatie russe de ce temps, et notamment dans ses rapports avec le monde musulman. Rappelons que Vladimir Poutine n’est alors président de la Fédération de Russie que depuis moins de deux ans au moment où est donnée cette conférence.

Se proposant d’analyser (de fait, succinctement) cette relation spécifiquement russo-musulmane, il explique :

« Très parlants dans ce sens sont l’altitude prise à l’égard des États musulmans dans la Russie contemporaine, et le genre de politiques adoptées par les dirigeants russes envers l’islam dans notre pays. Il convient d’analyser cela du point de vue de la ‘‘diplomatie profonde’’ (par analogie à la ’’psychologie profonde’’).

Dans la pensée diplomatique des dirigeants russes de 2001, il existait trois tendances. Les deux premières nuisant à l’efficacité de la diplomatie russe, comme à la bonne compréhension du monde islamique. La première de ces tendances décrites est celle qui se fait l’héritière de l’idéologie de l’URSS, de Khrouchtchev ou encore Brejnev :

« La première est le modèle inertiel des relations avec le monde. Cela va de soi, puisque la majeure partie de nos dirigeants a travaillé dans diverses institutions soviétiques. Sans surprise, ils ont conservé une tendance systématique à regarder la situation mondiale selon le paradigme soviétique. Dans le cas des relations russes avec les pays de l’islam moderniste et non-fondamentaliste, à « orientation sociale », c’est-à-dire les pays arabes du « socialisme islamique » : l‘Irak, la Libye, la Syrie, jadis l’Egypte ».

Plus récente, mais plus dangereuse, la deuxième tendance est celle des libéraux, celle des partisans des États-Unis en Russie :

« La troisième tendance s’est formée à l’intérieur du ministère russe des Affaires étrangères pendant la période des « réformes libérales ». Elle peut être définie comme un atlantisme conséquent. La Russie serait volontairement disqualifiée en tant que joueur actif dans l’arène mondiale, aussi préfère-t-elle suivre le sillage de la politique étrangère américaine. Je le souligne : seulement américaine, pas simplement occidentale, puisque le monde unipolaire à la mode américaine ne laisse pas à l’Europe le moindre droit à sa propre subjectivité. La signification de la Russie est réduite de cette manière au rôle exécutif de co-sponsor partout où elle est appelée à le jouer. Cette tendance (manifestée, par exemple, dans un certain refroidissement des relations entre la Russie et certains « pays-voyous », comme les appellent les Américains, incluant certains Etats arabes) est aussi en train de devenir un fait du passé. »

La politique diplomatique qu’ Alexandre Douguine appelle de ses vœux est celle qu’il identifie dans une troisième tendance, car conforme par sa nature profonde à sa propre pensée politique :

« S’écartant des deux premières tendances, il y a maintenant la troisième tendance : la doctrine internationale eurasiste du monde multipolaire, qui prend en compte une situation internationale complètement nouvelle et une régularité géopolitique fondamentale. Cette doctrine se renforce ; elle est maintenant considérée avec un intérêt croissant par les représentants du pouvoir russe. Sa marque est évidente dans de nombreuses actions récentes de politique étrangère du Président Poutine ; et la ligne politique visant à construire un monde multipolaire a aussi été reconnue comme eurasiste. Il est trop tôt, cependant, pour parler de la victoire finale du modèle eurasiste. »

Nous observons ici qu’Alexandre Douguine avait déjà opté pour un soutien critique vis-à-vis du nouveau chef de l’Etat russe, rompant ainsi avec Edouard Limonov, partisan d’une critique permanente du régime.

Bien que favorable à une alliance avec les religiosités traditionnelles, la politique suggérée par notre conférencier ne peut être qualifiée de réactionnaire, ni au sens littéral (le désir du retour à une relation diplomatique dont le modèle serait à trouver dans le passé ) ni au sens péjoratif. En effet, la « multipolarité » duginienne se veut absolument novatrice :

« Un monde multipolaire est quelque chose qui n’a jamais existé auparavant. Ce n’est pas le monde bipolaire de l’époque de la guerre froide. Ce n’est pas non plus le monde unipolaire qui est offert par l’orientation américaine. Le monde multipolaire est un synonyme de la politique internationale eurasiste. »

 Les tergiversations de la politique russe, l’absence de doctrine claire, définie, assumée et mise en pratique était néfaste aux intérêts nationaux russes. Ce manque de constantia, de stabilité dans la prise de décision et, comme l’auraient exprimé les anciens Romains, ne pouvait qu’être dommageable pour la Russie comme pour le monde arabe :

« Pour le temps présent, le monde multipolaire est dans une phase évolutionnaire. Pendant la préparation de notre conférence, les principaux représentants diplomatiques de nombreux Etats islamiques ont particulièrement regretté que la Russie manquât d’une politique nettement définie et conséquente vis-à-vis du monde islamique. Mais ma conviction profonde est que la logique des évènements soutiendra le processus de formation d’une plate-forme eurasiste internationale, qui -à mon avis-est le seul instrument (également du point de vue conceptuel) capable de donner une réponse adéquate aux défis de notre temps. »

Néanmoins l’amélioration de la situation n’est pas seulement un espoir à entretenir, c’était une réalité nouvelle qui commençait à obtenir des résultats, notamment avec l’Iran :

« […] le dialogue russo-iranien témoigne de l’émergence en Russie d’une ligne politique autonome, basée sur l’idée d’un monde multipolaire et qui réponde à nos propres intérêts nationaux. »

Bon prophète ou observateur confirmé,  Alexandre Douguine avait déjà anticipé la conformité de la politique islamique poutinienne avec ses propres vues :

 « Je suis cependant profondément convaincu qu’avec notre nouveau président, qui évalue objectivement les faits mondiaux, le processus par lequel ma politique russe acquiert son ‘’ visage eurasiste’’ trouvera sa propre voie très prochainement. »

L’angle de vue choisi par l’auteur de La Quatrième théorie politique est prioritairement géopolitique :

« Le modèle doctrinal de la politique étrangère eurasiste est étroitement lié à la géopolitique et basé sur des principes précis. Nous devons admettre que la géopolitique n’est pas une politique internationale qui prend seulement en compte l’élément de la force, ainsi qu’elle est parfois décrite par des gens peu compétents dans cette discipline. »

 Il rappelle incidemment que dans le camp d’en face, la géostratégie n’est pas l’appendice d’une doctrine politique, mais l’un des noyaux essentiels de la diplomatie de la Maison Blanche :

« Aux États-Unis, si vous ne possédez aucune compétence géostratégique, vous ne pouvez occuper aucun poste stratégique sérieux, par principe. »

 Nous en arrivons à l’analyse des deux islams de  Douguine en tant que telle :

« La pensée géopolitique est liée à un dualisme net, avec la conscience qu’il existe deux sortes de civilisations : ‘‘les civilisations de la mer’’ et les ‘‘civilisations de la terre’’ ou, en d’autres mots, la civilisation eurasienne (liée à la terre) et la civilisation atlantique (liée à la mer). »

 Ces deux civilisations, construite sur des principes opposés, ont vocation à s’affronter. Ainsi Carthage contre Rome, Sparte contre Athènes, Russie contre Angleterre au XIXe siècle, URSS contre États-Unis et OTAN au XXe siècle. On pourrait, pour donner un autre exemple, citer celui de la France et du Royaume-Uni au temps de Napoléon Ier. Notons qu’il n’y a pas, dans l’analyse douginienne, de stricte séparation du fait religieux et du fait géopolitique, au contraire, tous deux sont profondément imbriqués et s’influencent l’un l’autre :

« La géopolitique s’introduit dans les modèles politiques (c’est pourquoi nous pouvons parler, par exemple, de démocratie eurasiste ou atlantiste), dans les paradigmes culturels, dans la religion. Peut-être est-ce là la chose la plus difficile : voir que les principes de la géopolitique agissent dans un domaine aussi profond et aussi fin que la religion. »

 Comme nous l’avons évoqué au début de notre propos, Douguine s’adresse dans le cadre de cette conférence à un public majoritairement russe, orthodoxe ou tout du moins de culture chrétienne. Aussi, l’explication de la distinction entre islam eurasiste ou atlantiste se fait sur le critère identique que celui proposé pour distinguer christianisme eurasiste et son double négatif, le christianisme atlantiste :

« Si nous nous remémorons l’histoire de l’Eglise chrétienne, nous avons une illustration brillante et, si vous voulez, très évidente du principe du dualisme géopolitique. La tradition chrétienne unitaire en devenant la religion officielle de la l’Empire romain sous Constantin le Grand, se divisa historiquement en deux directions : la direction orthodoxe, orientale, qui peut être appelée la direction eurasiste du christianisme (peut-être cela clarifie-t-il l’intérêt pour la géopolitique, de la part de la hiérarchie de l’Eglise orthodoxe russe), et de l’autre côté le « christianisme atlantique » incarné dans le catholicisme et le protestantisme. »

 L’Eurasie douginienne, ce n’est pas seulement un espace géographique, c’est d’abord et surtout un principe spirituel s’incarnant dans une civilisation donnée. Cet eurasisme se manifeste de différentes manières en fonction des contextes civilisationnels.  Un certain islam, comme un certain christianisme, peut être eurasien, et à l’inverse un autre islam, parce qu’il incarne des valeurs opposées et ce malgré une apparente ressemblance confessionnelle, sera à l’inverse atlantiste. En somme il y a bien deux islams, tout à fait irréconciliables.

Intégrer ce paramètre spirituel et dichotomique eurasisme/atlantisme dans l’étude de la géopolitique, c’est parvenir à la « géopolitique profonde » :

« En prenant le critère de cette géopolitique « profonde », il est possible de définir ce qui pourrait être appelée le principe terrestre, eurasien, dans la religion. Plus généralement, cela peut être appelée l’attitude traditionaliste (qui implique la contemplation, l’introspection, les aspects mystiques.  Ces traits sont aussi distinctifs de l’orthodoxie russe, où un degré d’attention significativement plus faible est accordé aux questions de la vie ordinaire ».

 L’eurasisme en religion, c’est la recherche de Dieu. L’atlantisme en religion, c’est la recherche des jouissances de ce bas-monde. Cette opposition s’observe aussi au sein du christianisme :

« De cette manière, nous pouvons parler de l’existence dans la religion d’une approche eurasienne nettement géopolitique, contemplative, très subtile, qui se manifeste dans la tradition eurasiste ouverte, profonde, et qui s’incarne dans la grande orthodoxie. De l’autre côté, on trouve une tendance à la vie profane dans le « christianisme atlantiste », qui à travers le catholicisme et le protestantisme (où toute dimension spirituelle disparaît virtuellement) s’attache à une meilleure organisation de la vie terrestre. »

 Elle se constate de la même manière, avec ses propres spécificités, dans l’islam :

« Le même modèle d’indice géopolitique peut aussi être appliqué à d’autres religions. Nous découvrons aussi une ressemblance troublante, une confirmation absolue de ce modèle dans le dualisme qui existe dans le monde islamique… »

 Plus concrètement, quelles manifestations de l’islam sont classables comme eurasistes ?

« […] en utilisant le même critère typologique, nous voyons qu’il existe un islam eurasiste spécifique (profond, contemplatif, mystique et qui ne prête pas une attention excessive aux aspects ordinaires de la vie). Dans l’islam eurasiste -analogue au christianisme orthodoxe et eurasiste-nous pouvons ranger la tendance chiite mystique, le soufisme sous toutes ses formes, les divers modèles du traditionalisme islamique (qui n’exclut pas, mais au contraire intègre les traits des pratiques spirituelles des peuples où l’islam s’est affirmé). Ce genre d’islam ne doit pas être nécessairement tolérant, humain. Mais seul cet islam eurasiste contient de manière profonde et évidente le principe de multipolarité, car toute spiritualité authentique suppose une solution non définitive des questions rationnelles matérielles. Et là où les questions de la vie ordinaire restent ouvertes dans une certaine mesure, il ne peut exister de totalitarisme. »

 Quelles sont les qualités intrinsèques de cet islam eurasiste ?

« Exactement de la même manière, l’islam eurasiste est ouvert [non pas aux influences de l’atlantisme, mais aux traits spécifiques de la religiosité locale] , contemplatif [car d’abord et avant tout consacré à l’élévation spirituelle du musulman) , multipolaire [qui ne subit pas les diktats de l’une des nations islamiques sur les autres et qui demeurerait ouverte à certaines alliances par-delà les frontières confessionnelles], antitotalitaire [c’est-à-dire ne cherchant pas à créer un gouvernement contrôlant totalement la vie des  individus]  et traditionnel [ basé sur une filiation historique et cultuelle remontant aux origines de l’islam, et non une religiosité construite pour répondre au désir particulier d’une certaine génération de musulmans ]. »

 Cet islam eurasiste est quant à lui menacé par des spiritualités de type atlantistes, que Douguine identifie ainsi :

« A son tour, il est menacé par la forme extrême du hanbalite madhhab, duquel a émergé le wahhâbisme, et aussi par d’autres modèles hérétiques du hanbalite madhhab, incarnés dans la doctrine de la secte du Tabligh et dans d’autres mouvements salafistes ou ikhvannistes (selon certains historiens). »

 En tous points opposé à l’eurasisme islamique, l’atlantisme musulman trouve ses alliés naturels, assumés ou tacites, auprès des variantes atlantistes des autres religions :

« Cet islam est atlantiste de par sa nature interne, de même que les formes occidentales du christianisme sont atlantistes. Il ignore aussi le côté divin de l’homme, rejette la contemplation et la multipolarité, impose à tous sa pratique unidimensionnelle, terne, purement ritualiste et primitive. Sans surprise, les mêmes Etats dans lesquels cet islam « protestant » et « atlantiste » est professé choisissent leurs partenaires géopolitiques parmi les représentants du christianisme « protestant « et « atlantiste ». Aujourd’hui, nous sommes témoins de cette unité paradoxale à première vue, et pourtant en réalité absolument logique et bien fondée. »

 Notre conférencier ne souhaite pas pour autant affirmer qu’il a su catégoriser chacune des expressions de l’islam :

« N’étant pas un théologien musulman, je ne peux pas juger l’islam de l’intérieur. Je parle en géopoliticien, qui opère une discrimination précise parmi des traits déterminés. Je n’assume pas la responsabilité d’affirmer que tel ou tel islam est traditionnel ou non-traditionnel, hérétique ou orthodoxe. Pour cela, il y a des muftis et des théologiens respectés, bien connus à travers le monde ; la question est laissée à leur compétence. »

 Le propos de la conférence est plutôt de considérer l’intérêt profond de la Russie, qui se veut elle-même eurasiste, et qui doit chercher ses alliés auprès de l’umma (ou communauté des croyants musulmans) spirituellement eurasiste :

« Je parle en géopoliticien et, en tant que tel, j’assume la responsabilité d’affirmer que nous pouvons établir l’existence de deux différentes sortes d’islam, qui peuvent être correctement qualifiées d’‘‘eurasiste’’ et d’ ‘‘atlantiste’’, et nous pouvons dire en confiance que seul l’islam eurasiste, multipolaire, est le partenaire naturel de la Russie eurasiste orthodoxe. Le concept de l’islam eurasiste me semble être très productif puisque, par principe, il n’insiste pas sur telle ou telle forme politique ou dogmatique, il prête attention seulement à l’esprit de la société islamique à laquelle nous avons affaire. Et si cet esprit est traditionnel, nous devons traiter avec cet islam comme avec un partenaire naturel. C’est-à-dire que la Russie dans sa nouvelle qualité doit choisir ses partenaires stratégiques parmi les peuples de l’umma islamique d’orientation eurasiste. »

 L’intérêt que devrait porter la Russie au monde musulman est d’autant plus essentiel qu’en 2024, selon Al-Jazeera, entre 17 à 20 % des Russes, soit entre 25 et 30 millions de citoyens, sont musulmans. A. Douguine semble suggérer que la Russie aura un rôle clé à jouer dans l’avenir des relations entre civilisations eurasistes traditionnelles :

« A partir de cette approche, nous pouvons déduire de nombreuses idées importantes quant à ce que devrait être la politique étrangère russe vis-à-vis du monde islamique, probablement renforcer et développer ses tendances eurasistes. Je ne parle pas simplement du dialogue chrétien-islamique, mais aussi du partenariat stratégique des religions eurasiennes traditionnelles… »

 Douguine, dans tous les cas, désirait que le pôle russe et le pôle islamique mondial agissent, « main dans la main » pourrait-on dire, en conformité avec la dynamique générale, économique, militaire, culturelle, civilisationnelle, spirituelle, qui signera la fin du monde unipolaire américano-centré. Pour ce faire, il faut être capable d’identifier un allié authentique, par le biais d’une méthodologie nommée très à propos « eurasiste » :

« La méthodologie eurasiste offre une vaste quantité de formules pour que les relations entre la Russie et le monde islamique puissent évoluer d’une manière non-contradictoire, non-conflictuelle, harmonieuse suivant une logique sérieuse et fondamentale en accord avec le processus mondial. Et c’est notre devoir d’en tirer parti. »

 Vincent Téma, le 08/07/24.

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