Mircea Eliade, de la Légion de l’archange saint Michel à la sociologie des religions

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Allocution prononcée le 7 novembre 2009, à Madrid, à la quatrième Journée de la dissidence.

Avant toute chose, je voudrais remercier Juan Antonio Llopart de m’avoir invité à m’exprimer devant vous.

Comme vous pouvez le constater, ma maîtrise de la langue espagnole n’est pas excellente et mon accent est désastreux, pardonnez-le-moi et j’espère que vous me comprendrez cependant.

Juan Antonio m’a demandé de vous parlez de Mircea Eliade et tout particulièrement du grand secret de sa vie : son adhésion à la Légion de l’archange saint Michel, autrement dit à la Garde de fer de Corneliu Zelea Codreanu.

Que savons-nous de Mircea Eliade ?

Comme pour de nombreuses personnalités il existe de lui une biographie autorisée et une biographie « off ».

La biographie autorisée est celle que vous connaissez tous. Elle nous présente un historien des religions, mythologue, philosophe et romancier roumain né le 9 mars 1907 à Bucarest et décédé le 22 avril 1986 à Chicago. Un homme qui parle et écrit couramment huit langues (roumain, français, allemand, italien, anglais, hébreu, persan et sanskrit), et qui est capable de rédiger ses travaux universitaires aussi bien en roumain, qu’en français ou en anglais.

Mircea Eliade est né et a grandi dans une famille de la bourgeoisie roumaine aisée. C’est un surdoué, et, en 1921, alors qu’il n’a que 14 ans, il publie son premier roman. Son titre – Comment j’ai découvert la pierre philosophale – n’est pas anodin et montre que dès la prime adolescence ce qui structura sa vie future est déjà en place à savoir l’intérêt pour les choses occultes, les philosophies hermétiques, les religions dissidentes ou proscrites.

A 18 ans, en 1925, il s’inscrit à la faculté de philosophie de Bucarest. C’est en toute logique avec ses intérêts adolescents qu’il consacre son mémoire de maîtrise à la Renaissance italienne et, en particulier, aux philosophes occultisants et cabalistes Marsile Ficin et Giordano Bruno.

En 1928, il fait la connaissance, à l’Université de Bucarest, d’Émile Cioran et d’Eugène Ionesco, prélude à une longue amitié qui se poursuivra en exil jusqu’à son décès. Après l’obtention d’une licence de philosophie en 1928, il part pour l’Inde. Il séjourne durant trois ans à Calcutta où il prépare son doctorat sur les bases philosophiques du yoga. Il rentre en Roumanie en décembre 1931 et rédige sa thèse qui sera ultérieurement éditée sous le titre Le Yoga, immortalité et liberté.

Parallèlement, il débute une carrière d’écrivain. Son roman Maitreyi. La Nuit bengali obtient un prix au printemps 1936. La même année, il devient docteur en philosophie. De 1933 à 1940, il enseigne la philosophie indienne à l’Université de Bucarest.

En mars 1940, sous la dictature réactionnaire de Ion Antonescu, Eliade est nommé attaché culturel auprès de la légation royale de Roumanie à Londres. Il remplit la même fonction de janvier 1941 jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale à l’ambassade de Roumanie de Lisbonne.

À l’automne 1945, Mircea Eliade s’installe à Paris où Georges Dumézil l’invite à donner des cours à l’École pratique des hautes.

La même année, il rédige son Traité d’histoire des religions qui sera publié en 1949 avec une préface de Dumézil. En 1949, il se fait particulièrement connaître du public français avec la parution d’un autre livre : Le Mythe de l’éternel retour.

À partir de cette période, Eliade et son épouse voyagent en Europe et aux États-Unis, poursuivant leurs recherches, tout en étant sollicités de part et d’autre pour des conférences et des colloques.

En 1956, il fait paraître son ouvrage le plus célèbre, Le Sacré et le Profane. Il fréquente alors régulièrement les rencontres d’Eranos (fondées par Carl Gustav Jung) à Ascona (Suisse).

En 1959, l’université de Chicago lui confie la chaire d’histoire des religions. Collaborant avec le professeur Wach qui l’a fait inviter on considère habituellement qu’ils sont tous les deux les fondateurs de l’école de Chicago des sciences religieuses qui va dominer le champ de l’histoire des religions pendant plus d’un demi-siècle.

Les ouvrages que publie successivement Eliade sont des succès de librairie et certains sont vendus à plus de 100.000 exemplaires.

En 1966, Eliade devient membre de l’Académie des arts et des sciences des USA. Il est aussi nommé responsable de l’édition de l’Encyclopédie des religions que publie le grand éditeur anglo-saxon Macmillan. Il enseignera aussi à l’Université de Santa Barbara en Californie, où il aura, paradoxalement, une influence sur le mouvement hippie naissant.

La fin de sa vie sera rendue difficile par des problèmes de santé. En janvier 1986, sa salle de travail sera détruite par un incendie. Il analysera alors cela comme un mauvais présage… Il ne se trompait pas, en avril de la même année une crise cardiaque aura raison de lui.

Son enterrement fut suivie par une foule importante et on estime que 1200 universitaires y assistèrent.

Voila tout ce que l’on sait en général de la biographie de Mircea Eliade. Habituellement, on ne parle guère de ses idées politiques, même si l’on se doute bien qu’un diplomate ayant choisi en 1945 l’exil plutôt que le retour au pays n’a guère de chance d’être philo-communiste ou de gauche.

Et, effectivement, Mircea Eliade n’a jamais caché qu’il se considérait comme plutôt de droite.

On sait qu’à partir de 1970, il fut membre du comité de patronage de la revue Nouvelle École du GRECE et que dans  »Occultisme, sorcellerie et modes culturelles » publié en 1978, Eliade n’hésita pas à témoigner de son admiration pour René Guénon.

On sait moins qu’à la fin des années 1940, il soutint avec Emile Cioran les activités d’Alexandru Busuioceanu qui dénonçait en Occident la communisation de la Roumanie et qu’il participa à la création du bulletin L’Étoile du matin destinée à la communauté roumaine anticommuniste immigrée.

Ce qu’on ignore habituellement presque totalement c’est que si Mircea Eliade ne fut pas dénoncé comme un fasciste par le gouvernement roumain, c’est parce que celui-ci espéra pendant longtemps le rallier.

Si, en septembre 1944, la presse du Parti communiste roumain le dénonça bien comme « un idéologue de la Garde de fer, un ennemi du peuple et un apologiste de la dictature de Salazar », le ton changea rapidement et des intellectuels roumains liés au régime furent envoyés à Paris pour prendre contact avec lui et lui proposer de rentrer au pays.

Dans les années 1970, Eliade fut de nouveau contacté par des proches de Nicolae Ceauşescu qui lui proposèrent de venir enseigner à Bucarest. On sait que Mircea Eliade fut alors tenté et que si la chose ne se fit pas, ce fut dû à des pressions d’autres exilés roumains liés à la CIA et à la Radio Free Europe. Pire, en 1977, ils réussirent à le convaincre de signer un manifeste dénonçant le régime de Ceauşescu.

Comprenant alors que Mircea Eliade ne serait jamais récupéré, le régime roumain entrepris de rendre publiques un certain nombre d’informations sur le passé politique de l’historien de façon à lui nuire.

Qu’apprit-on ? un certain nombre de faits qui prouvaient qu’Eliade avait été un gardiste.

Rappelons, pour les plus jeunes ici présent ce que fut la Garde de Fer.

La Garde de fer est loin d’être un parti fasciste typique. Elle est même par ses méthodes d’une inspiration résolument spiritualiste, par son éloignement de toute politique proprement dite, une création extrêmement originale et fortement marquée par l’esprit de son créateur Corneliu Codreanu.

La Garde de Fer eut pour point de départ l’action menée en 1922 alors qu’il n’avait que vingt-quatre ans par celui-ci pour la rénovation de la Roumanie par la création d’un puissant mouvement universitaire. A cette occasion il fonda la Ligue de défense nationale, qu’on appellera très rapidement le Parti national-chrétien, dont il confia la direction au professeur Cuza. Une crise survenue dans la Ligue nationale chrétienne l’entraîna à la quitter et le 24 juin 1927, il décida de créer la légion de la Garde de fer avec sept camarades qu’il avait rassemblés autour de lui.

L’énergie, le travail physique de formation dans les camps de travail du parti, la foi chrétienne profonde, l’intrépidité devant la mort, le don total de sa personne et de son action au parti, la croyance mystique dans le relèvement de la Roumanie par l’action de sa jeunesse, l’hostilité contre le ploutocratisme qui s’emparait de plus en plus, sous l’influence du roi, des leviers de commande, furent les principaux principes d’action de la Garde de fer. Elle aboutit à former une légion d’hommes presque tous jeunes, animés d’une foi invincible et liés entre eux par une discipline absolue. Un des caractères fondamentaux du mouvement était sa profonde emprise sur la paysannerie, dans laquelle il trouvait non seulement ses principaux appuis électoraux, mais également une source d’inspiration permanente. Une des premières actions de Codreanu après la fondation de la Garde de fer fut une immense tournée qu’il entreprit à travers tout le pays dans les villages où il rassemblait les paysans, se présentant à cheval et les haranguant ou parlant familièrement avec eux. Sa popularité dans les campagnes était immense et son nom était devenu un véritable symbole.

Malgré deux dissolutions successives du parti presque aussitôt après sa fondation en 1931 et en 1932, la Garde de fer réussit à avoir cinq députés aux élections de 1932. Puis, à la suite de la campagne de Codreanu et de sa propagande dans les villages, les élections de 1937 amenèrent au parlement roumain soixante-douze députés Garde de fer. Ce triomphe, obtenu malgré une loi électorale, profondément malhonnête, cristallisa les résistances et les haines contre le parti de Codreanu. Ces résistances avaient à leur tête le roi Carol de Roumanie en personne qui était le véritable chef du parti contre lequel combattait Codreanu et il fut l’inspirateur de toutes les mesures qui furent prises contre celui-ci. Dès l’année 1933, le roi, fit appeler comme ministre un des principaux ennemis de la Garde de fer, Duca. Celui-ci, fut chargé d’organiser une lutte sans merci contre la Garde de fer. Il fut abattu le 21 décembre 1933 sur le quai de la gare de Sinaïa par trois partisans de Codreanu.

À la suite du succès de Codreanu en 1937, le roi répliqua en instaurant une sorte de dictature, confiée à un nouveau président du conseil, Calinescu. Celui- ci fit arrêter Codreanu, sous l’incrimination d’attentat à la sûreté de l’État, de haute trahison et de compromission avec les nationaux-socialistes, et le fit condamner à 10 ans de prison. A l’occasion de ce procès, les agents de Calinescu procédèrent à l’arrestation massive et non motivée de la plupart des cadres légionnaires, qui furent envoyés dans des camps de concentration, ou des mines de sel. Même devant cette provocation, la Garde de fer montra une grande discipline et ne réagit pas.

On crut que tout était fini. Mais le roi donna l’ordre d’exécuter Codreanu dans la prison. Il fut étranglé dans sa cellule par ses gardiens. Avec lui, treize dirigeants de la Garde de fer, également emprisonnés, furent tués dans les mêmes conditions. Le 20 septembre 1939, Calinescu fut abattu en pleine rue par un membre de la Garde. En septembre 1940, devant ses échecs militaires, le roi Carol fit appel à Antonescu qui constitua un gouvernement avec le soutien des Gardes de fer. En janvier 1941, avec le soutien des Allemands, Antonescu écrasa une tentative de coup d’état de la Garde qui n’arriva au pouvoir qu’en 1944 quand tout était perdu.

Mircea Eliade, pour en revenir à lui, fut un des chefs de file intellectuel de la Jeune Génération roumaine dès 1927, et ses articles dans la revue Vremea (Le Temps) et le quotidien Cuvântul (Le Mot) contribuèrent à donner une assise philosophique au « Mouvement Légionnaire » de Codreanu. On le voit alors ennemi des Lumières, des franc-maçons, des régimes démocratiques «d’importation étrangère», du bolchévisme, partisan de «l’insurrection ethnique» contre les minorités locales et «l’invasion juive». Il en appelle au redressement de la Roumanie sous la conduite d’un dictateur et dans l’exaltation religieuse de la mort et du sacrifice.

Ce n’est pas non plus par hasard qu’en 1937, il rencontra Julius Evola , alors en voyage en Roumanie pour y rencontrer Codreanu et qu’il se lia d’amitié avec lui.

Ses agissements lui valurent son arrestation le 14 juillet 1938, en même temps que la plupart des cadres de la Garde. Mais il tint sa revanche en mars 1940, lorsque le roi Carol II, sceptique quant à la victoire des démocraties sur l’Allemagne nazie, se réconcilie avec les Chemises vertes et fait entrer des Légionnaires dans son gouvernement. Puis, Carol II ayant abdiqué, Ion Antonescu établit sa dictature militaire pro-allemande. Eliade est alors nommé attaché culturel à Londres, où il est considéré par les services secrets britanniques comme « le plus nazi » des membres de la légation roumaine. Puis nommé dans les services de l’ambassade roumaine à Lisbonne, où il rédige un livre à la gloire de « l’État chrétien et totalitaire » de Salazar.

L’amitié d’Eliade avec Cioran est elle aussi signifiante. Cioran avait un frère, Aurel qui, immédiatement après la guerre, fut reconnu coupable d’avoir milité au sein du Mouvement légionnaire et condamné à sept années de prison; sa soeur Gica reçut une peine analogue. Contrairement à Emil, qui s’est dissocié publiquement dans les années 60 de son propre passé de sympathisant de la Garde de Fer, Aurel revendiqua jusqu’à son décès avec fierté l’option militante de sa jeunesse. Il était fier d’avoir rencontré le Capitaine Codreanu dans des camps de travail légionnaires, où les jeunes réalisaient des travaux d’utilité publique négligés par le gouvernement.

Emil Cioran, qui lui se renia, avait été fasciste, écrivant, en 1937, que « sans le fascisme l’Italie serait un pays en faillite »; et « dans le monde d’aujourd’hui, il n’existe pas d’homme politique qui m’inspire une sympathie et une admiration plus grande que Hitler ». Lui aussi avait été fasciné par la figure de Codreanu. A la Noël 1940, il écrivit un « profil intérieur » du Capitaine, dont on donna lecture à la radio à l’époque du gouvernement national-légionnaire. Dans ce texte, Cioran disait: « Avant Corneliu Codreanu, la Roumanie était un Sahara peuplé… Il a voulu introduire l’absolu dans la respiration quotidienne de la Roumanie… Sur notre pays, un frisson nouveau est passé… La foi d’un homme a donné vie à un monde qui peut laisser loin derrière lui les tragédies antiques de Shakespeare… A l’exception de Jésus, aucun autre mort ne continue à être présent parmi les vivants… D’ici peu, ce pays sera guidé par un mort, me disait un ami sur les rives de la Seine. Ce Mort a répandu un parfum d’éternité sur notre petite misère humaine et a transporté le ciel juste au-dessus de la Roumanie ».

Cioran se renia, Eliade se tut.

Ces deux attitudes peuvent se comprendre étant donné les conditions de l’époque et les conséquences humaines et sociales qu’aurait pu avoir une manifestation de fidélité.

Quoiqu’il en soit, elles ne grandissent ni l’un ni l’autre et c’est dommage, pour eux et pour nous.

Christian Bouchet.

 

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