My Life

Mosley

Sphères d’influence

 J’ai depuis longtemps suggéré une division du monde en trois principales sphères d’influence pour remplacer le faux-semblant d’une force mondiale dans l’actuelle ONU, qui en raison de ses divisions inhérentes ne pourra jamais fonctionner efficacement.

Gardons l’ONU à tous égards comme une assemblée pour débattre et un endroit où les cultures peuvent se rencontrer, les animosités se réduire et les amitiés personnelles se former ; un débat franc et clair en public et des manières bonnes et amicales en privé peuvent faire beaucoup pour clarifier la confusion et surmonter l’hostilité. Mais la réalité ne peut jamais être bâtie sur l’illusion, et c’est une absurdité flagrante de croire que quelque chose d’efficace puisse être fait par l’ONU lorsqu’on en vient à l’action.

En termes d’action les réalités sont les grandes puissances, et c’est une fumisterie de prétendre autre chose ; les faits survivent à l’illusion et à la tromperie. Deux puissances réelles existent dans le monde, l’Amérique et la Russie, et ce résultat de la dernière guerre prévaudra jusqu’à l’émergence d’une troisième puissance avec l’Europe unie et peut-être d’une quatrième avec la Chine. Le danger d’une nouvelle guerre subsistera aussi jusqu’à ce que la force ainsi que la sagesse de l’Europe puisse restaurer l’équilibre du monde. C’est pourquoi, depuis la guerre, et avant celle-ci, j’ai recommandé un solide armement de la Grande-Bretagne et dès que possible d’une Europe unie, jusqu’à ce que nous puissions atteindre l’objectif le plus désirable, le désarmement universel. Le meilleur moyen d’obtenir le désarmement est l’impulsion continuelle de politiques dynamiques par une Europe unie, et jusque-là nous devons nous armer, parce qu’une force européenne mondiale armée est la seule alternative à la servitude sous l’Amérique ou à la mort sous le communisme.

Ma position dans la sphère plus large de la politique européenne et mondiale aujourd’hui est la même que dans la région limitée de la politique nationale avant la guerre. Je crois que l’Europe devrait être armée, mais ne pas chercher des problèmes dans des affaires qui ne nous concernent pas. Avant tout, nous devrions éviter la stupidité élémentaire de nous demander où un puissant adversaire souhaite aller et ensuite parcourir le monde pour l’empêcher de le faire. C’est le plus sûr moyen de produire une explosion, et une guerre mondiale avec des armes nucléaires n’est pas une erreur réparable.

Le  principe s’applique encore plus à la Chine qu’à la Russie, qui en termes de géographie, mais néanmoins pas pour son ambition politique, est une puissance satisfaite ; ses politiques seront poursuivies par les partis communistes plutôt que par des armes nucléaires. La Chine, d’un autre coté, est circonscrite par des îles au large occupées par une puissance étrangère, alors que son extension naturelle dans la direction des peuples apparentés pour obtenir un équilibre entre l’agriculture et le développement industriel est entravée par une intervention militaire en Asie du Sud-est. La Chine commence déjà à apparaître comme la quatrième puissance, depuis les lointaines années durant lesquelles j’avais recommandé la division du monde en trois sphères d’influences. Le sort présenta à l’Occident l’imprévisible bonne fortune d’une scission profonde entre les puissances communistes, mais comme d’habitude nous avons gaspillé cette chance dans la stupidité flagrante d’une guerre asiatique au lieu de rechercher un accord sur des sphères d’influence précises.

J’avais entièrement tort sur la question de la scission russo-chinoise ; d’autres la prévirent, mais pas moi. Les dirigeants russes et chinois avaient tous été éduqués dans la même école, ou, pour changer de métaphore, appartenaient au même collège des cardinaux. Que cette redoutable organisation, profondément enracinée dans plus d’un siècle de lutte commune, soit regardée comme un établissement militaire ou ecclésiastique, il me semblait incroyable que les différends qu’ils avaient en privé puissent se refléter dans une scission publique. Un état-major expérimenté ne se divise pas au matin d’une bataille, quelles que soient les différends qui ont pu survenir dans la chambre du conseil, et un collège des cardinaux n’étend pas le débat privé au monde extérieur quand le dogme est en jeu et qu’un pape doit être élu. En soutenant cette vue, j’ai à la fois illustré les limitations d’une éducation militaire et largement surestimé les loyautés mutuelles du communisme et l’efficacité de l’appareil communiste. Les Allemands qui avaient été prisonniers de guerre en Russie, ou qui avaient plus tard voyagé en Russie et en Chine en tant qu’hommes d’affaires, m’ont dit que la scission devait fatalement se produire, et ils avaient raison. Plus forte que la foi communiste ou les liens de la longue camaraderie était la tradition de siècles de lutte sur l’une des plus longues frontières du monde. Dans ce contexte, nous pourrions paraphraser la déplorable formule de Disraeli dans sa vie de lord George Bentinck en disant : territoire, tout est territoire.

Je ne plaiderai pas la mauvaise excuse selon laquelle j’aurais été dans l’erreur seulement parce que je ne pouvais pas croire le degré de stupidité d’autres gens. Mais cet effondrement moral du communisme, qui a peut-être bien sauvé le monde occidental apparemment en cours de désintégration, me semblait inconcevable. Comme d’habitude, la sottise équivalente était prête dans l’autre camp pour sauver la mise au communisme ; dans une position alors éloignée de  l’information ou d’un poste de responsabilité, je ne parvins pas à prévoir la pleine mesure d’un événement qui dans ma précédente expérience du gouvernement aurait été incroyable. Quand je siégeais au département de la Guerre des Affaires étrangères à la fin de la Première Guerre mondiale, entouré d’Anglais parfois limités mais toujours capables et honnêtes, je n’aurais jamais pensé que quelques années plus tard les Affaires étrangères nourriraient un nid d’espions et de traîtres qui mettraient en danger le monde occidental, parce que des hommes d’État responsables en charge du département étaient incapable de voir ce qui se passait sous leurs yeux, en dépit de tous les avertissements et signes prémonitoires. Je n’appartenais pas aux partis dont les secrétaires des Affaires étrangères promouvaient de tels hommes ni à la société décadente qui les nourrissait et les protégeait, et je ne peux pas m’imaginer en charge d’un département où de telles choses arriveraient sans que je sois au courant.

Ma suggestion originelle pour assurer des sphères d’influence naturelles pour trois blocs de puissance avec un équilibre réaliste était de relier l’Amérique du Nord à l’Amérique du Sud ; de relier l’Europe, incluant ses possessions outremer, à l’Afrique ; et les puissances communistes à l’Asie. L’arrangement logique est compliqué par la scission dans le camp soviétique. C’est avant tout l’affaire des communistes, mais un joueur aussi expérimenté que la Grande-Bretagne ne devrait jamais refuser ses bons offices si cela est dans l’intérêt de la paix mondiale et de son propre bien-être. Si ce développement inattendu offre réellement la perspective d’un retour sous une forme ou une autre des peuples russes à l’Europe, à laquelle ils appartiennent, cela ne peut pas encore être prévu avec certitude, mais il faut le souhaiter ardemment ; la tentative de promouvoir cela est l’un des mérites de la politique française. La force de la relation sera-t-elle en fin de compte plus forte que la force de la croyance ? Une synthèse des politiques européennes est-elle possible au point de rendre l’union européenne possible pour tout notre continent ? Ces questions figureront parmi les questions vitales de l’histoire qui se poseront aux futurs hommes d’État.

Dans la vie réelle, bien sûr, rien n’est jamais aussi simple que des divisions géographiques et politiques logiques. Il doit y avoir des chevauchements naturels et inévitables dans des arrangements aussi nets, beaucoup de complications. Par exemple, la plus grande partie de l’Amérique du Sud serait plus reliée à l’Europe qu’à l’Amérique du Nord, et cela n’a jusqu’ici été empêché que par la pauvreté et la division relatives de l’Europe. Un développement souhaitable est que les deux civilisations devraient se rencontrer en Amérique du Sud ; initialement une combinaison de l’argent américain et de la culture européenne, si les amis américains pardonnent une telle vision pratique. Nous devrions chercher ensemble à accomplir dans cette région le service désintéressé que l’intervention américaine en Europe a toujours déclaré comme étant son objectif : la création ultime en Amérique du Sud d’une nouvelle grande puissance unie avec nous par des liens de parenté, de culture et d’amitié traditionnelle.

De même, dans tout ordre sain du monde, les sphères d’influence européenne et soviétique pourraient se rencontrer dans les pays arabes pour ce qui devrait être une tâche constructive. Il n’y a pas de raison pour que cette relation désirable ne puisse pas être atteinte dès qu’une base de vivre et laissez vivre dans nos sphères respectives sera fermement établie comme la seule alternative à une guerre mondiale entièrement destructrice. Concernant les relations avec les Soviets, j’ai toujours recommandé une méthode duale d’une négociation privée, tant qu’elle fonctionne dans un problème particulier, et d’un débat public si et quand le point de blocage est atteint. Le débat public a ses utilités même en diplomatie, particulièrement concernant les relations avec les Soviets. Ils craignent d’être montrés sous un mauvais jour devant l’opinion mondiale, parce qu’ils comptent sur leurs partis communistes dans tous les pays pour faire avancer leur cause maintenant que la force est éliminée par l’arrivée des armes nucléaires. Lorsqu’ils sont déraisonnables – par exemple, dans des questions comme le désarmement –, ils devraient être exposés au public comme faisant obstruction à la cause de la paix ; alors les partis communistes perdront leurs débats dans chaque pub, café, bistrot du monde politique et la cause communiste souffrira du recul universel que les dirigeants communistes craignent le plus. La méthode est d’aller aussi loin que possible avec eux en privé, mais de mettre la pression en public lorsqu’on est bloqué. La raison pour laquelle cette technique n’est pas employée plus souvent est soit que les dirigeants occidentaux ne se sentent pas à la hauteur pour des débats publics, soit que la diplomatie occidentale craint encore que l’échec public d’une négociation privée soit désastreux. Cette appréhension date des jours où la rupture des négociations entraînait généralement la guerre, mais elle est obsolète dans une période où la guerre est inhibée par la crainte des armes nucléaires.

Les Soviets se sont montrés toujours et encore sensibles à l’opinion mondiale et bien plus habiles dans son exploitation par une adroite propagande. Ils ont même appris dans les récentes années à choisir soigneusement leur moment avant de commettre des atrocités particulièrement bestiales. C’est seulement après qu’une diversion ait été causée en 1956 par l’inepte intervention du gouvernement britannique à Suez que les Soviets commirent leur dernier crime flagrant à grande échelle dans la sauvage répression du peuple hongrois. L’attention de l’opinion mondiale fut effectivement détournée par la coûteuse ineptie à Suez de la réalité de Budapest ; une aventure sans intérêt réel pour la Grande-Bretagne et pour l’Europe permit le sacrifice d’un peuple européen héroïque.

Suez n’était pas un intérêt britannique qui justifiait la guerre ; il avait cessé d’être la « ligne de vie de l’Empire » puisque nous avions renoncé à l’Empire à l’autre bout de la ligne, et en cas de guerre le canal de Suez pouvait être fermé en un après-midi par une seule frappe nucléaire. L’esprit militaire est souvent emprisonné dans les conditions définies par le dernier génie créatif dans son domaine. Bonaparte reconnut correctement à son époque que le Moyen-Orient était la clé du monde, mais les armes nucléaires ont mis fin à l’époque où cette pensée était valide. Pourtant les dirigeants britanniques, dont les prédécesseurs l’avaient stoppé dans cette région, restèrent, par un curieux paradoxe, emprisonnés dans le cercle de sa pensée aussi effectivement qu’un poulet tenu en respect par une ligne tracée à la craie sur le sol. En temps de paix le canal est ouvert, et en temps de guerre avec les Arabes ou n’importe qui d’autre le canal est fermé. La réponse en termes modernes est de miser avec une préparation appropriée sur la route du Cap en cas d’imprévu, et de cultiver de bonnes relations avec les Arabes pendant les temps normaux. Le gouvernement britannique répondit à cette réalité en commençant une querelle avec l’Afrique du Sud et en jetant les Arabes dans les bras des Soviets par ses performances successives à Suez et Akaba. Je me suis opposé à toute cette politique avec l’additif suivant sur l’affaire de Suez : ne commencez pas, mais si vous devez commencer ne vous arrêtez pas.

Ce fut une tragédie de gaspiller ainsi les fruits de longues et fructueuses années de travail par des hommes comme Lawrence et Glubb, et cet échec coûteux doit être attribué à l’incapacité de concevoir clairement une politique en termes d’intérêt britannique et de réalité européenne. Les dirigeants britanniques en cet instant furent non seulement incapables de penser en Européens, mais aussi de penser en Britanniques modernes. En suivant ma propre injonction à penser, ressentir et agir en Européens, dans mon livre Europe: Faith and Plan (1958), j’ai approché toute cette question complexe du point de vue d’un Européen. J’ai soutenu qu’en termes modernes l’appui à la position française en Algérie était bien plus important que la poursuite de notre propre passé par la non-pertinence de Suez. Une solution raisonnable soutenue par la force de l’Europe unie en Afrique du Nord nous aurait assuré une solide tête de pont en Afrique, où se trouvent d’énormes possibilités pour tout l’avenir européen. L’histoire avance et dépasse toutes les bévues et crée de nouvelles situations. Une Europe unie aurait pu assurer le pétrole et une tête de pont en Afrique, tout en conservant une étroite amitié avec le monde arabe ; au lieu de cela, notre division et notre faiblesse ont fait perdre l’essentiel, et plus tard la Grande-Bretagne se querella avec les Arabes pour des choses inessentielles. Ce sont des erreurs qui peuvent être réparées, et l’amitié européenne avec les peuples arabes sera restaurée.

Nous aurions pu aussi assurer notre position britannique en Europe en pensant et en agissant en tant qu’Européens. L’échec de l’Europe à s’unir à cette époque nous fit manquer une opportunité de sauver l’Afrique des événements qui suivirent et aussi de promouvoir l’union de l’Europe. Une fraction de l’énergie dépensée dans la désastreuse bêtise de Suez aurait non seulement sauvé beaucoup de nos propres intérêts en particulier et ceux de l’humanité en général, mais aurait aussi forgé dans une loyauté commune les liens de la communauté européenne. La division et l’acrimonie de cette période n’auraient jamais surgi.

L’échec à penser, ressentir et agir en Européens a apporté des problèmes et une perte immense. Les dirigeants de l’Europe ne se réunirent jamais autour d’une table pour décider ensemble ce qui devait être conservé et ce qui devait être abandonné dans l’intérêt de l’Europe dans son ensemble. Cela aurait pu être fait sans aucune abrogation des souverainetés nationales jalousement gardées, si quelque chose approchant d’un véritable esprit européen avait existé. Il n’y avait pas de cause de rivalité au Moyen-Orient, dès que nous aurions décidé ensemble où et comment nous pouvions assurer les fournitures en pétrole pour toute l’Europe ; un large choix, puisqu’il y avait des alternatives aussi éloignées que le Sahara et le Canada ; seule la volonté d’une action commune manquait entièrement. Sauf pour les fournitures en pétrole qui pouvaient au pire, ou peut-être au mieux, être assurées ailleurs, notre seul intérêt au Moyen-Orient était d’empêcher une conflagration. Écrivant en août 1958, j’ai dit que c’était le devoir commun de l’Europe d’empêcher le massacre ou le mauvais traitement d’un million et demi de juifs si cette situation se présentait, ou de toute autre communauté comparable d’un autre peuple, si cela était au pouvoir d’une Europe unie dans sa propre sphère d’influence d’empêcher une catastrophe à la fois inhumaine et dangereuse pour la paix. À nouveau l’histoire a poursuivi sa route et a inversé ce risque ; les Arabes apparaissent maintenant comme les victimes les plus probables, mais les mêmes principes s’appliquent. La méthode duale de négociation privée avec la possibilité latente du débat public aurait de nouveau assuré dans cette région l’assentiment des Soviets à une politique humaine, car ils ne pouvaient pas se laisser placer au pilori en encourageant publiquement des événements horribles qui restent possibles.

Une Europe unie aurait pu garder la paix dans cette région ou dans toute autre région vitale pour notre intérêt, et une solution raisonnable des problèmes principaux aurait inévitablement découlé de la force de l’union et de la sagesse de l’Europe dans son exercice. De même, une alternative efficace aurait pu être conçue à la défaite morceau par morceau dans toutes nos anciennes possessions coloniales, une retraite en bon ordre ou une position ferme quand nos intérêts vitaux étaient impliqués. Toujours et encore j’ai appelé les Européens à décider quand ils allaient faire front ensemble, au lieu de prendre plaisir à la déconfiture les uns des autres tout en attendant complaisamment leur propre chute. Le monde était à nos pieds, mais la volonté faisait défaut.

Même avec la puissance américaine dominante il ne semble pas qu’un plan d’action commun à long terme ait jamais été sérieusement envisagé pour couvrir le globe en détail. Les Américains et les Européens se sont-ils jamais assis ensemble pour élaborer un plan complet des positions que nous devrions maintenir et de celles que nous devrions abandonner ? Sommes-nous déjà allés plus loin que de nous demander ce que les Soviets voulaient faire, avec pour seule idée d’arriver les premiers à un endroit pour les stopper ? Notre attitude envers la politique soviétique n’a pas été plus scientifique que celle de la vieille femme qui se penche au-dessus des escaliers et qui crie : « Les enfants, quoi que vous êtes en train de faire, arrêtez ». Nous répétons la bévue classique consistant à nous opposer à un puissant adversaire sur tous les fronts pour l’empêcher d’avancer dans toutes les directions possibles : la formule la plus certaine pour une explosion mondiale.

(…)

 La doctrine des formes supérieures

 Depuis la guerre, j’ai surtout indiqué cinq objectifs principaux. La vraie union de l’Europe ; l’union du gouvernement et de la science ; le pouvoir du gouvernement d’agir rapidement et d’une manière décisive, soumis au contrôle parlementaire ; le leadership efficace du gouvernement pour résoudre le problème économique en utilisant le mécanisme des prix et des salaires aux deux points-clés du monde industriel moderne ; et un but clairement défini pour un mouvement de l’humanité vers des formes toujours supérieures.

Il est étrange que dans cette dernière sphère de pensée presque abstraite, mes idées ont davantage attiré certains des jeunes esprits que j’apprécie – plus que mes propositions pratiques dans les domaines économique et politique. La raison est peut-être que les gens recherchent l’idéal plutôt que le pratique durant une période où une telle action n’est pas perçue comme nécessaire. C’est encourageant pour un futur ultime, où au moyen de la science le monde pourra se libérer de l’anxiété dévorante des choses matérielles et pourra se tourner vers la pensée qui élève et vers la beauté qui inspire, mais la dure réalité est que de nombreux problèmes pratiques et dangers menaçants doivent d’abord être affrontés et surmontés.

La thèse des formes supérieures fut précédée par un défi fondamental à l’affirmation communiste largement acceptée selon laquelle l’histoire est de leur coté. Au contraire, ils sont les prisonniers permanents d’une phase transitoire de l’avancée humaine – une phase que la science moderne a rendue entièrement obsolète. Non seulement la brutalité primitive de leur méthode n’est possible que dans un pays arriéré, mais leur pensée entière n’est applicable qu’à une communauté primitive. Leur pensée économique et leur conception matérialiste de l’histoire appartiennent entièrement au XIXe siècle. Cette pensée, encore emprisonnée dans une limitation temporaire, nous lui opposons la pensée dérivée de toute l’histoire européenne et de la tendance encore plus ancienne révélée par la science moderne. A l’idée du XIXe siècle, nous opposons l’idée du XXe siècle.

Le communisme est encore sous l’emprise de la doctrine depuis longtemps obsolète de ses origines, précisément parce que c’est une croyance matérielle qui ne reconnaît rien au-delà de tels motifs et du besoin de satisfaire de tels besoins. Pourtant l’homme moderne a dépassé cette condition aussi sûrement que l’avion à réaction a surmonté la loi naturelle de la gravité découverte par Newton. Le même besoin de la nature spirituelle de l’homme servi par sa science continuellement en développement peut lui inspirer des accomplissements toujours plus grands et le hisser à des hauteurs toujours plus grandes.

Le défi au matérialisme communiste fut exprimé comme suit dans Europe, Faith and Plan :

« Quel est alors le but de tout cela ? Est-ce seulement la réussite matérielle ? Les besoins seront-ils tous satisfaits quand chacun aura à manger et à boire en abondance, toutes les assurances possibles contre la maladie et la vieillesse, une maison, un poste de télévision, et de longues vacances à la mer chaque année ? Quel autre but une civilisation communiste peut-elle avoir à part celui-ci, que la science moderne pourra si facilement satisfaire dans les prochaines années ? Si vous commencez avec la croyance que toute l’histoire ne peut être interprétée que dans des termes matériels, et que tout but spirituel est une supercherie et une illusion, qui a simplement pour but de distraire les travailleurs de leur but matériel d’amélioration de leurs conditions – la seule réalité –, quel but peut-il y avoir après tous les succès concevables, à part la satisfaction de nouveaux désirs matériels ? Quand tous les besoins et désirs fondamentaux sont satisfaits par l’impact de la nouvelle science, quel autre but peut-il y avoir à part l’invention d’amusements toujours plus fantastiques pour titiller les appétits matériels ? Si la civilisation soviétique accomplit ses plus grandes ambitions, le but de faire des courses de spoutniks autour des étoiles soulagera-t-il l’ennui d’être un communiste ?

 Le communisme est une croyance limitée, et ses limitations sont inévitables. Si l’impulsion originelle est la jalousie, la méchanceté et la haine contre quiconque ayant quelque chose que vous n’avez pas obtenu, vous êtes inévitablement limité par toute l’impulsion à laquelle vous devez l’origine de votre foi et de votre mouvement. Cette émotion originelle peut être bien fondée, peut être basée sur la justice, sur l’indignation contre le mauvais traitement des travailleurs dans les premiers temps de la révolution industrielle. Mais si vous vous accrochez à cette croyance, vous portez en vous-même votre propre prison, parce que tout éloignement vis-à-vis de cette origine semble conduire à la forme haïe de l’homme qui avait jadis quelque chose que vous n’aviez pas ; tout ce qui est au-dessus ou au-delà de vous-même est mauvais. En réalité, il est peut-être loin d’être une forme supérieure ; il est peut-être un produit très décadent d’une vie facile qu’il a été incapable d’utiliser même pour son propre développement, un exemple ignoble d’opportunité manquée. Mais si l’impulsion première est la jalousie et la haine envers lui, vous êtes inhibé de tout mouvement au-delà de vous-même par crainte de devenir comme lui, l’homme qui avait quelque chose que vous n’aviez pas obtenu.

 Ainsi votre idéal ne devient pas quelque chose au-delà de vous-même, encore moins au-delà de tout ce qui existe maintenant, mais plutôt la forme pétrifiée et fossilisée de cette section de la communauté qui fut la plus opprimée, la plus souffrante et la plus limitée par toutes les circonstances matérielles au milieu du XIXe siècle. Le vrai besoin est alors de tout tirer vers le bas, vers le plus bas niveau de la vie, plutôt que la tentative de tout hisser vers le plus haut niveau de la vie qui ait jamais été atteint, et finalement d’aller encore plus loin que cela. En toutes choses, ce système de valeurs recherche ce qui est bas au lieu de rechercher ce qui est élevé.

 Ainsi le communisme n’a plus aucun attrait profond pour la masse saine et raisonnable des travailleurs européens qui, en complète contradiction avec la croyance marxienne en leur « misérabilisation » croissante, sont parvenus par l’effort de leurs propres syndicats et par l’action politique à une participation au moins partielle à l’abondance que la science nouvelle commence à apporter, et à un mode de vie et une attitude où ils ne se reconnaissent pas du tout comme les figures misérables et opprimées des travailleurs des débuts du communisme.

 L’idéal n’est plus la forme martyrisée des opprimés, mais le début d’une forme supérieure. Les hommes commencent à ne plus regarder vers le bas, mais vers le haut. Et c’est précisément à ce moment qu’un nouveau mode de pensée politique peut donner une forme précise à ce que beaucoup commencent à percevoir comme un nouveau besoin d’avancée de l’humanité. Cela devient une impulsion de la nature elle-même, poussant l’homme à se libérer de l’oppression étouffante du besoin primitif extrême.

 L’idéal de créer une forme supérieure sur terre peut maintenant surgir devant les hommes avec la puissance d’un but spirituel, qui n’est pas simplement une abstraction philosophique mais aussi une expression concrète d’un profond désir humain. Tous les hommes veulent que leurs enfants vivent mieux qu’eux, de même qu’ils ont tenté par leurs propres efforts de se hisser au-dessus du niveau de leurs pères dont l’affection et le sacrifice leur ont souvent donné la chance de le faire. C’est un besoin juste et naturel de l’humanité qui, lorsqu’il est bien compris, devient un but spirituel. »

Ce but, je l’ai décrit comme la doctrine des formes supérieures. L’idée d’un mouvement continu de l’humanité depuis l’amibe jusqu’à l’homme moderne et vers des formes encore plus hautes m’a intéressé depuis mes jours de prison, quand je suis devenu pour la première fois vivement conscient de la relation entre la science moderne et la philosophie grecque. Peut-être est-ce la simplicité même de la thèse qui lui donne de la force ; l’humanité venant du commencement primitif que la science révèle et arrivant à l’actuel stade d’évolution et continuant cette longue ascension vers des hauteurs au-delà de notre vision actuelle, si le besoin de la nature et le but de la vie doivent être accomplis. Bien que simple au point d’être évident, après une analyse détaillée c’est le contraire exact des valeurs prédominantes. La plupart des grandes impulsions de la vie sont simples dans leur essence, si complexes que soient leurs origines. Une idée peut venir de trois mille ans de pensée et d’action européennes, et pourtant être exprimée d’une manière que tous les hommes peuvent comprendre.

Ma pensée sur ce sujet fut finalement réduite à la plus extrême simplicité dans la conclusion de Europe, Faith and Plan :
« Croire que le but de la vie est un mouvement allant des formes inférieures aux formes supérieures, c’est enregistrer un fait observable. Si nous rejetons ce fait, nous rejetons toutes les découvertes de la science moderne, ainsi que les preuves de nos propres yeux. (…) Il est nécessaire de croire que c’est le but de la vie, parce que nous pouvons observer que c’est la manière dont le monde fonctionne, que nous croyions ou non à un but divin. Et dès que nous croyons que c’est la manière dont le monde fonctionne, et que nous déduisons d’une longue observation que c’est la seule manière dont il peut fonctionner, cela devient un but parce que c’est le seul moyen par lequel le monde fonctionnera probablement dans le futur. Si le but échoue, le monde échoue.

Le but a accompli jusqu’ici les plus incroyables résultats – incroyables pour tous ceux à qui on avait dit à l’avance ce qui allait se produire – en partant des formes de vie les plus primitives et en arrivant aux hauteurs relatives de l’actuel développement humain. À la lumière de la connaissance moderne, le but devient donc très clairement un mouvement partant des formes inférieures et menant aux formes supérieures. Et si le but est allé si loin de cette manière et a accompli autant, il est bien raisonnable de supposer qu’il continuera ainsi, s’il continue ; si le monde dure. Par conséquent, si nous désirons soutenir l’existence humaine, si nous croyons en l’origine de l’humanité que la science révèle maintenant, et en ce destin qu’une continuation du même progrès rend possible, nous devons désirer aider le but discernable plutôt que l’empêcher. Cela signifie que nous devons servir le but qui va des formes inférieures aux formes supérieures ; cela devient notre croyance de vie. Notre vie est dédiée à ce but.

 En termes pratiques, cela indique sûrement que nous ne devrions pas dire aux hommes de se contenter de ce qu’ils sont, mais que nous devrions les appeler à tenter de devenir quelque chose audelà d’eux-mêmes. (…) Assurer aux hommes que nous n’avons aucun besoin de nous dépasser, et impliquer ainsi que les hommes sont parfaits, est sûrement la présomption la plus arrogante. C’est aussi une folie très dangereuse, parce qu’il devient rapidement clair que si la nature morale et la stature spirituelle de l’humanité ne peuvent s’accroître en proportion de ses accomplissements matériels, nous risquons la mort du monde. (…)

 Nous devons apprendre à vivre, autant qu’à faire. Nous devons restaurer l’harmonie avec la vie, et reconnaître le but de la vie. L’homme a libéré les forces de la nature, de même qu’il s’est séparé de la nature ; c’est un danger mortel, et cela se reflète dans la névrose de l’époque. Nous ne pouvons pas rester là où nous sommes ; c’est une situation précaire, périlleuse et impossible. L’homme doit aller au-delà de son existence actuelle, ou échouer ; et s’il échoue cette fois-ci, l’échec sera final. C’est la différence essentielle entre cette époque et toutes les autres périodes antérieures. Cela ne fut jamais possible auparavant qu’un échec des hommes puisse mener le monde à sa fin.

 Ce n’est pas seulement un but raisonnable de lutter pour une forme supérieure parmi les hommes ; c’est une croyance qui a la force d’une conviction religieuse. Ce n’est pas seulement une complète nécessité du nouvel âge de la science que le génie de l’esprit humain a apportée ; elle est en accord avec le long processus de la nature à l’intérieur duquel nous pouvons lire le but du monde. Et ce n’est pas un but petit et égoïste, car nous travaillons non seulement pour nous-mêmes mais aussi pour les temps à venir. Le long effort de nos vies peut non seulement sauver notre présente civilisation, mais peut aussi permettre aux autres de comprendre et de jouir plus pleinement de la grande beauté de ce monde, non seulement dans la paix et le bonheur, mais dans une sagesse toujours plus grande et une conscience toujours plus haute de la mission de l’homme. »

La doctrine des formes supérieures peut séduire certains membres d’une génération qui sont intensément conscients du divorce entre la religion et la science, parce que cette doctrine est une tentative de synthèse de ces deux impulsions du mouvement humain. Je suis allé jusqu’à dire que les formes supérieures pouvaient avoir la force d’une science et d’une religion, au sens laïc, puisqu’elle dérive les deux du processus évolutionnaire reconnu pour la première fois au cours du siècle dernier, et de la philosophie, peut-être du mysticisme, bien décrit comme l’« éternel devenir », que l’hellénisme donna pour la première fois à l’Europe comme un mouvement originel et continuel encore représenté dans la pensée, l’architecture et la musique de la grande tradition européenne.

Simplifier et synthétiser sont les principaux dons que la pensée claire peut apporter, et ils n’ont jamais été aussi nécessaires que dans cette époque. Une synthèse guérisseuse est requise, une union de l’étreinte hellénique calme mais radieuse de la beauté et de la merveille de la vie avec l’impulsion gothique des nouvelles découvertes appelant l’homme à aller au-delà de son précaire équilibre actuel jusqu’à ce que la santé mentale elle-même soit menacée. Le génie de l’Hellade peut encore redonner à l’Europe l’équilibre de vie, le fondement solide d’où la science pourra conquérir les étoiles. Celui qui peut combiner en lui-même cette santé mentale et ce dynamisme devient de ce fait une forme supérieure, et au-delà de lui peut exister une ascension révélant toujours plus de sagesse et de beauté. C’est un idéal personnel pour lequel tous peuvent tenter de vivre, un but dans la vie.

Nous pouvons ainsi reprendre le voyage vers d’autres sommets de l’esprit humain avec la mesure et la modération acquis durant les luttes et les tribulations de ces années. Même dans cette époque de folie et d’adversité incessante, nous pouvons gagner l’équilibre de la maturité qui seul peut nous rendre dignes des trésors, capables d’utiliser la dotation miraculeuse, et aussi de neutraliser les dangers tempétueux, de la science moderne. Nous pouvons du moins acquérir l’esprit adulte, sans lequel le monde ne peut pas survivre, et apprendre à utiliser avec sagesse et décision les merveilles de cette époque.

J’espère que ce rappel de ma propre petite part dans ces grandes affaires et possibilités encore plus grandes a du moins montré que j’ai « la répugnance envers les traitements bas et cruels » qu’un vieil homme sage m’a attribuée il y a si longtemps, et que j’ai néanmoins tenté par une certaine union de l’esprit et de la volonté de combiner pensée et action ; que j’ai constamment défendu la construction d’une digne demeure pour l’humanité ; et que j’ai lutté à tout prix contre la rage et la folie de la destruction insensée et inutile ; que j’ai suivi la vérité telle que je la voyais, où que ce service pouvait me conduire, et que j’ai pris le risque de regarder et de lutter dans l’obscurité pour atteindre un futur qui pourrait tout justifier.

Date de publication : 1968.

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