L’ésotérisme d’Evola et le romantisme des mystiques fascistes

julius evola

Il est vrai qu’il n’est pas évident de mener des recherches sérieuses et équilibrées sur des sujets tels que l’École de mystique fasciste ou sur la nature de l’engagement culturel et politique d’un intellectuel sui generis comme Julius Evola. Mais c’est bien dans le but de réaliser de telles tâches que des travaux comme ceux de Tomas Carini sont nécessaires : des études qui sont non seulement capables d’assurer une compilation rationnelle et critique des textes (désormais introuvables et donc inaccessibles pour le débat), mais qui sont également capables de fournir une première interprétation de ce phénomène.

Les événements liés à cette École, qui ne sont pas inédits et dont certains aspects ont déjà été abordés par d’autres (et que Carini soumet à une critique adéquate dans son essai), s’insèrent dans la période dramatique marquée par les premières années de la Seconde Guerre mondiale, qui est sans aucun doute le conflit militaire et idéologique le plus imposant de l’histoire et certainement celui qui a eu la plus grande importance sur les destinées de l’Occident.

La tragédie et la dureté propres à ce contexte ne peuvent être oubliées et sont même susceptibles de nous aider à comprendre la dimension de l’engagement total qui fut demandé lors de ces années aux populations, et donc également aux intellectuels.

Au-delà des divers jugements que les différentes idéologies déployèrent en toute logique, l’on se rendit rapidement compte de la nature époquale (et peut-être même apocalyptique ?) de cet affrontement : celui qui devait perdre cette guerre allait probablement être effacé de l’histoire, non en tant qu’être physique, mais en tant que présence idéologiquement acceptable selon la Weltanschauung des vainqueurs, et donc inexorablement condamné comme tel à une damnation memoriae systématique, sinon à représenter l’incarnation diabolique du mal absolu, du démoniaque dans l’histoire.

Du reste, cela ne différa pas du sort des Carthaginois après les défaites définitives des IIIe et IIe siècle avant J.-C., ni du sort, plus tardif, du monde catholique, vaincu au cours de la bataille pour le contrôle idéologique de la modernité qui se déroula entre les XVIe et XVIIIe siècles (voir à ce sujet la récente étude de Franco Cardini et Sergio Valzania sur Le radici perdute dell’Europa, Mondadori, 2006), sans parler du destin des différents peuples indiens d’Amérique, l’énormité des responsabilités coloniales européennes ayant été admises seulement depuis le siècle dernier.

Sur ce plan, hélas, les historiens ne peuvent plus nourrir la moindre illusion : depuis toujours, le contrôle du passé reste le présupposé nécessaire pour la gestion du consensus politique présent, comme George Orwell l’avait bien compris dans son roman 1984.

Ce type de relation, qui n’a rien de vertueux, entre la vérité historique et le problème du contrôle de l’information d’après des buts politiques ou religieux ne peut scandaliser aucun intellectuel sérieux, et il s’agirait véritablement d’une hypocrisie indécente que de nier que, depuis l’époque de Khéops, les vainqueurs tentent chaque fois, et par tous les moyens, de se présenter comme les seuls à être habilités à écrire l’histoire légitime. Heureusement, du fait de toutes les contradictions que la civilisation occidentale met en évidence (et nous connaissons bien leur nombre et leurs natures), il reste tout à fait vrai que dans l’Occident réside un amour fondamental et indéracinable pour la liberté ; et il s’agit certainement d’un bien plus dangereux modus vivendi, lequel nous vient directement des Grecs et des Romains, et sur lequel le christianisme a agi de façon tout à fait merveilleuse : c’est sur cette base génétique particulière de l’âme occidentale que nous devons remettre tous nos efforts et toutes nos espérances.

C’est paradoxalement à partir du thème de la liberté que nous pouvons trouver le paradigme le plus efficace pour mettre en évidence l’un des points les plus profonds de la question qui a favorisé la rencontre – puis la séparation – des destins d’Evola et de l’École de mystique fasciste.

En effet, une fois pris en compte le climat brûlant de la Seconde Guerre mondiale, l’on doit se rappeler de la nature particulière de l’engagement culturel et politique d’Evola, qui illustra probablement au cours de ces années une phase de compromission majeure avec la lutte idéologique et les événements politiques contingents.

Mais pour comprendre et évaluer du mieux possible la nature de cette rencontre momentanée, il faut se souvenir qu’Evola était totalement issu du monde culturel et spirituel de l’ésotérisme : toute son histoire artistique et philosophique, qui a précédé sa révision personnelle de la culture ésotérique du XXe siècle et de la Tradition, acquiert une signification appropriée seulement au sein d’une recherche spirituelle de ce type.

Et ce d’autant plus clairement que tout son engagement postérieur s’explique et s’insère uniquement à l’intérieur d’une éthique imposée par les principes de la Tradition ésotérique et initiatique, et c’est pourquoi toutes ces études sectorielles (parfois très intéressantes à propos de certains aspects) qui négligent cette évidence macroscopique et qui tentent de voir Evola comme un simple intellectuel politique, voire même « interne au fascisme », ne peuvent que fournir des interprétations propices au fourvoiement et parfois ouvertement falsificatrices.

Evola a toujours cherché à transférer l’éthique guerrière des kshatriya dans l’engagement culturel et politique, ce au sein du monde moderne : s’il l’on peut comprendre que cette proposition peut apparaître comme folle pour la mentalité des chercheurs sérieux et formés par la culture « laïque » et matérialiste contemporaine, il n’est pas légitime de refuser de se pencher sur un tel engagement existentiel, simplement parce qu’il ferait partie d’une culture anthropologique éloignée de la Weltanschauung qui a fini par dominer dans l’Occident actuel.

Il peut sembler absurde qu’Evola ait sérieusement pensé pouvoir rectifier « spirituellement » le fascisme et le national-socialisme grâce à la culture ésotérique et initiatique de la Tradition, mais l’on ne peut nier son constant engagement en faveur de cette perspective ; un effort qui, du moins à partir des années 1926-1927, démontre clairement combien fut pondéré le sérieux d’une telle proposition.

Dans le cadre concret d’une reconstruction historique, il ne n’agit pas de formuler des jugements « moraux », notamment parce que de nombreux autres intellectuels du XXe siècle se sont sérieusement engagés pour réaliser les idéologies les plus différentes et les plus discutables, il faut avant tout évaluer un phénomène dans toute sa complexité et surtout l’insérer adéquatement dans le contexte idéologique à l’intérieur duquel il devient réellement compréhensible.

Il est donc nécessaire de souligner comment la rencontre entre Evola et l’École de mystique fasciste eut lieu dans la perspective plus large d’une tentative, menée à tous les niveaux, de rectifier le régime fasciste italien dans un sens ésotérique et traditionnel.

Selon cette logique, Evola fut toujours à la recherche de milieux et d’individus disposés à développer librement (et donc à l’écart du strict contrôle politique du régime) « quelque chose » issu du corpus des valeurs spirituelles de la Tradition ésotérique et initiatique : l’École, comme Carini le met bien en évidence, décevra l’ésotériste Evola et les différents motifs de cette rupture seront tout à fait compréhensibles.

Le plus important d’entre eux doit être cherché à partir du thème de la liberté et de l’ésotérisme : paradoxalement, l’ésotériste Evola ne pouvait partager une mystique qui tendait à faire du volontarisme combattantiste l’unique réalité spirituelle.

D’un côté la volonté du régime fasciste de ne pas s’opposer à l’autorité de l’Église catholique, avec laquelle il avait signé le Concordat en 1929, qui correspondait à une sorte d’alliance, et de l’autre la tendance réductive et propagandiste de l’exaltation de l’homme Mussolini, qui impliquait une dévotion absolue et une foi dogmatique, empêchaient toute possibilité de développer sérieusement et de façon réaliste une quelconque mystique ayant un réel contenu spirituel.

Il est évident que pour Evola, le refus du rationalisme matérialiste moderne ne pouvait signifier le rejet de la tradition philosophique grecque et orientale, à travers laquelle de nombreux contenus de l’ésotérisme avaient pu, par le passé, s’intégrer aux différentes traditions religieuses, de même qu’il ne pouvait licitement demander l’abnégation absolue, « mystique », de la volonté individuelle sur l’autel des contenus combattantistes, tous plus ou moins uniquement orientés vers le seul objectif de l’exaltation nationaliste et chauvine.

Evola n’entendait en aucune façon renoncer à la liberté radicale imposée par une voie de réalisation ésotérique et initiatique, ce qui ne pouvait certainement pas survenir à l’intérieur des stricts contours idéologiques du fascisme, ou des stricts contours religieux de l’Église catholique : cette difficulté résidait depuis toujours dans les racines de tout l’engagement évolien de rectification traditionnelle du régime et explique les nombreuses contradictions apparentes de son action au cours de ces années.

Sur ce point, l’on pourrait par ailleurs affirmer qu’Evola tenta au fond une opération impossible, c’est-à-dire la rectification du fascisme dans un sens ésotérique et traditionnel, et donc déduire la nature substantiellement « irrationnelle » et « romantique » de cette tâche ; mais un tel jugement ne correspondrait pas à la réalité effective des choses.

De notre point de vue, Stefano Zecchi a circonscrit le problème de façon très convaincante il y a quelques années en s’exprimant sur Chevaucher le Tigre, mais en formulant un jugement total qui vaut comme clef interprétative pour tout l’engagement culturel d’Evola.

En effet, Zecchi parle d’une « philosophie de la responsabilité » qui dévoile « l’emploi d’une responsabilité théorique qui, après avoir diagnostiqué le phénomène de la crise, restaure le contact avec une dimension de l’être libéré du subjectivisme finaliste et théiste » ; et ce, précisément dans le cadre plus large d’une Tradition ésotérique redécouverte et revalorisée.

Et c’est précisément à travers cette libre et exténuante conquête que se fonde la logique de l’engagement « responsable » d’Evola ; Zecchi clarifie les choses : « Les convictions d’Evola peuvent faire penser à une chimère naïve, et toutefois celle-ci a toujours été le fait de ceux qui croient nécessaire que la politique doit trouver son fondement dans la culture, et que le combat politique doit se dérouler en se basant sur la reconnaissance de fronts idéaux, non sur la tactique et sur le pragmatisme induits par les positions politiques. Une culture, soutenait Evola, non pas celle au service de l’État et de la politique, est celle qui – se trouvant au cœur d’une idée unique, dans le symbole élémentaire et central d’une civilisation donnée – manifeste sa force et exerce une action parallèle, souvent invisible, que ce soit sur le plan politique, ou sur le plan de la pensée et des arts ».

Sur un tel plan, la « responsabilité » de l’intellectuel traditionnel, ou si l’on préfère celle d’un connaisseur sérieux de l’ésotérisme, se mesure uniquement dans sa capacité à combattre pour des valeurs spirituelles authentiques, bien au-delà des possibilités de réalisation concrète que la contingence historique peut permettre de temps à autre.

Du reste, le dharma d’un véritable kshatriya est précisément le combat et l’engagement désintéressé pour une cause juste, se situant absolument aux antipodes de tout calcul probabiliste quant aux possibilités de succès, ou de défaite, propres à un tel affrontement.

C’est seulement sur le terrain d’une telle attitude héroïque de l’âme, fait de donation totale et de mystique, que purent se rencontrer Evola et les mystiques fascistes, ce au cours d’une période de guerre réelle : mais ce qui, pour les mystiques fascistes, était lié à la foi en un homme et en un régime était, pour Evola, l’engagement d’une vie consacrée à la valorisation – personnellement désintéressée – des valeurs ésotériques et initiatiques de la Tradition.

Si l’on peut définir, sans commettre d’erreur, les mystiques fascistes comme des romantiques, cela n’est pas valable pour Evola, qui est soutenu par une conscience ésotérique, fruit d’une expérience intérieure et particulière du sacré qui, par ailleurs, s’était réalisée dans les décombres de l’art dadaïste et de la philosophie idéaliste, c’est-à-dire sur les ruines des parcours humains et culturels qui s’étaient le plus souvent développés à partir des contradictions de l’âme romantique.

Reste l’importance d’une rencontre historique qui témoigne cependant de la violence de ces années, ainsi que de la générosité et de l’honnêteté de ces nombreux intellectuels – injustement dénigrés et oubliés par la suite – qui affrontèrent, en Italie, l’incendie déclenché par cet affrontement époqual que fut la Seconde Guerre mondiale.

Marco Rossi

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