On dit que le terme « partitocratie » est né à l’Université de Florence en 1949 : le premier à l’avoir utilisé serait Giuseppe Maranini, à l’occasion de l’ouverture de l’année académique. Mais parmi les premiers hommes politiques à avoir utilisé ce terme figure Don Luigi Sturzo qui, au Sénat, avait dénoncé l’avènement de la partitocratie « contre laquelle il fallait opposer une résistance sérieuse dès le départ ». Cependant, la critique de l’immixtion générale des partis politiques en tous domaines est vieille d’au moins un siècle. Déjà Minghetti, en 1881, avait publié un volume dédié aux partis politiques et à leur ingérence dans la justice et l’administration (I partiti politici e la loro ingerenza nelle giustizia e nell’administrazione). Avant lui, Ruggero Bonghi avait dénoncé la « profonde corruption [des
mœurs politiques] que provoquaient les partis ». Il relevait que « nous étions en train de transformer les meilleures formes de gouvernement en les formes pires qui aient jamais existé, en un réseau fort dense de petites ambitions qui… s’étendant à tous le pays, compénétrant sa moelle, ne laissera aucun membre intact et sain ». Ce sera cependant l’avènement du parti-église, du parti-Prince, de facture léniniste, qui fera que la forme politique « parti » assumera sa
pleine légitimité à dominer la société civile.
Mais les efforts pour dénoncer la partitocratie, fille directe du Parti Unique (dont elle est la version tentaculaire sous la forme du « pluralisme »), deviendront plus systématiques et complets dans l’Italie républicaine de la seconde moitié du 20ième siècle. J’estime que c’est une injustice, et un oubli injustifié, que cette critique tardive et unanime de la partitocratie ait oublié ceux qui, des décennies auparavant, en avaient dénoncé les tares avec une précision rigoureuse. Finalement, certains auteurs comme Flores d’Arcais ont soutenu la thèse que la partitocratie était de droite (et même de « nouvelle droite ») en son essence. Nous assistons là à un véritable renversement des rôles et des définitions, si l’on considère que les précurseurs les plus lucides et les plus intransigeants de la critique de la
partitocratie appartenaient plutôt à la sphère culturelle de droite. On pouvait peut-être imputer à cette culture une certaine sympathie pour les solutions autoritaires, un anti-parlementarisme et, dans certains cas, un anti-démocratisme, mais certainement pas une volonté de défendre les travers de la partitocratie.
Nous utilisons ici le vocable de « droite » au sens large, tout en faisant allusion à des anti-fascistes du genre de Mario Vinciguerra ou de Piero Operti ou à d’anciens fascistes comme Camillo Pellizzi ou Carlo Costamagna, ou à des personnalités comme Giacomo Perticone, Lorenzo Caboara, et, enfin, à Gianfranco Miglio. Mais le polémiste le plus efficace dans sa critique de la partitocratie fut Panfilo Gentile, au départ journaliste. Panfilo Gentile est un vieux chêne de la culture politique italienne qui a successivement vécu, de manière difficile et non conformiste, l’Italie de Giolitti, l’Italie de Mussolini et l’Italie de la République d’après 1945. Gentile, qui meurt en 1971, a traversé les trois Italie(s), en préférant toujours la partie « incorrecte » de la culture, en somme la culture d’opposition du moment.
Il avait commencé sa carrière comme socialiste dans les colonnes d’Avanti quand le directeur de ce journal
était Benito Mussolini; avec celui-ci, il a partagé également l’expérience d’Utopia. Ensuite, il est passé à l’Unità de Salvemini, pour ensuite devenir professeur d’université et se consacrer à une carrière d’avocat dans la période fasciste. Plus tard, il se retrouva parmi les activistes du Mondo de Pannunzio et de Risorgimento liberale. Après avoir assuré un moment la direction de Nazione et avoir passé un long moment dans la rédaction du Corriere della Sera, il termine ses activités de publiciste à droite, dans les pages de Specchio, de Roma et de Borghese. Mais, surtout, il achève de publier une captivante trilogie contre la partitocratie, avec Polemica contro il mio tempo,
Opinioni sgradevoli et Democrazie mafiose, trois volumes édités par Volpe. Ces livres ont connu de nombreuses rééditions; en les relisant, on s’aperçoit de l’éternelle fraîcheur et vivacité des arguments de ce polémiste cultivé; de plus, la lucidité de ses positions critiques reste pleinement actuelle. Notre démocratie, écrivait Panfilo Gentile dans les années 60, est en réalité « une oligarchie de demies portions » à laquelle correspond également une intelligentsia
constituée à son tour de « demies portions ». Le déclin des élites est donc à l’origine de la mauvaise qualité de la démocratie italienne. Ses pages, consacrées au « décadentisme » qui caractérise l’intelligentsia de gauche, sont très pertinentes. Avec vigueur et lucidité prophétique, Panfilo Gentile prévoyait, en pleine effervescence de 1968, la fin des idéologies. A commencer, d’ailleurs, par l’idéologie du progrès, dont il entrevoyait, justement dans les années où elle connaissait son apothéose, les signes du déclin.
Les démocraties mafieuses selon Panfilo Gentile sont très justement décrites et définies comme des « cryptocraties » : ce qui signifie que, dans ces démocraties mafieuses, le pouvoir devient invisible, occulté, soustrait à la lumière du consensus et du contrôle public. C’est le pouvoir des groupes, des secrétariats de parti et aussi des lobbies et des
potentats de l’économie. Il s’agit, ni plus ni moins, des pouvoirs forts et invisibles, dont on parle à intervalles réguliers. Nous ne devons pas oublier les pages que Panfilo Gentile a écrites sur le nao-capitalisme et la nouvelle bourgeoisie. Il soutenait la thèse que le néo-capitalisme, avec la déshumanisation qu’il générait, avec le conformisme
qu’il généralisait, était le terrain idéal pour faire croître la partitocratie. C’est évidemment une analyse dont il faut se souvenir aujourd’hui quand on oppose les désastres de la partitocratie aux « merveilles » que l’on prête à la caste des « entrepreneurs ». Ou quand on affirme qu’il faut guérir les erreurs de la politique par la thérapie du marché. Analyse d’autant plus intéressante que Panfilo Gentile ne se posait pas d’emblée comme anti-libéral ni même comme un opposant au laisser-faire en économie.
Les conclusions de Panfilo Gentile —même si elles sont enclines au pessimisme— l’ont conduit, de perplexités en perplexités, à réclamer le passage à une République présidentialiste. Il ne voyait pas d’autres correctifs efficaces contre la partitocratie. C’était pour lui l’unique remède, qu’il considérait toutefois comme anti-autoritaire, parce qu’il
restituait une autorité décisionnaire au-delà des cénacles [occultes] des partis. La République présidentialiste était l’unique voie, selon lui, qui était un libéral anti-partitocrate, pour annuler les effets pervers d’une « démocratie sans peuple », dont parlent également Duverger et Nenni. Ainsi, Panfilo Gentile, remettait le sceptre entre les mains du
peuple [réel].
Dans le corpus doctrinal du conservateur Panfilo Gentile ressurgit toutefois une ancienne hérédité socialiste; n’oublions pas qu’il fut, entre autres choses, avant la Grande Guerre, l’auteur d’un important essai révisionniste du marxisme, où il a tenté de réinstaller le socialisme dans le filon de l’idéalisme critique. C’est la tâche qu’il s’était
assigné dans les colonnes d’Avanti, le journal dont Mussolini était le rédacteur en chef. Celui-ci y a d’ailleurs consacré une longue recension, où il n’épargnait pas à Panfilo Gentile d’âpres critiques, y compris à la syntaxe et au titre qu’il jugeait « trop prolixe pour un ouvrage aussi bref ». Pourtant, ce même Mussolini a trouvé dans cet essai de Panfilo Gentile ce qu’il s’apprêtait à faire, c’est-à-dire bouleverser le socialisme de fond en comble, même si, dans un
premier temps, il a critiqué les thèses de cet ouvrage.
» A quelles conclusions aboutit ce Gentile ? » se demandait Mussolini. » A un bouleversement total de la notion même de socialisme. Le facteur économique, de subordonnant, devient subordonné. Passe au second plan. Le socialisme n’est plus une nécessité économique, mais une nécessité transcendante, métaphysique : il devient la réalisation nécessaire de l’idée « . Il s’agit donc du renversement du socialisme en un idéalisme, en un mythe, ce que fera Mussolini plus tard, mais en s’inspirant de Sorel et de l’autre Gentile, Giovanni Gentile, théoricien de l’actualisme fasciste.
Mais l’ancien socialiste Panfilo Gentile se définira plus tard, en 1969, dans un entretien accordé à Gianfranco de Turris, comme « l’un des rares réactionnaires d’aujourd’hui ». Et il ajoutera, dans une préface au livre Apologia della reazione de Ploncard d’Assac, que « l’unique façon d’être progressiste, c’est d’être réactionnaire ». En ces années-là, Panfilo Gentile se définissait aussi comme « un jacobin d’extrême droite » et critiquait le fascisme parce que « trop démocratique et trop populaire ». Panfilo Gentile était donc réactionnaire, mais restait libéral, et laïque (il fut l’auteur d’une excellente Storia del Cristianesimo), demeurait en lutte permanente contre la « cléricalisation des esprits ».
Ceux qui l’ont connu dans ses dernières années, quand il habitait dans la Via Veneto à Rome, se rappeleront
de lui comme l’homme toujours assis dans l’angle gauche de son cabinet de travail, à côté d’une machine à écrire portative sur laquelle il tapait à un seul doigt, entouré de chiens et de chats. Sur les murs étaient suspendus des portraits dédicacés de D’Annunzio, de Gioacchino Volpe, de Missiroli et de Croce, ainsi que l’ordre de Commandeur du Cordon Bleu. Il était largement octogénaire. Il avait l’habitude de ne jamais révéler son âge. A un journaliste qui
l’avait qualifié de « doyen » dans un interview, il avait demandé de changer ce terme : » C’est pour ceux qui sont encore plus vieux que moi « . Une chose est certaine : ses pages sur les démocraties mafieuses, la chienlit du 20ième siècle, n’ont pris aucune ride, car elles décrivent encore mieux notre temps que le sien. Ce vieux réactionnaire jacobin aimait le passé, mais, en fait, il a décrit l’avenir.
Marcello Veneziani.
(extrait du livre L’Antinovecento. Il sale di fine millenio, Leonardo ed., Milan, 1996, ISBN 88-04-40843-X. Texte transmis par le bureau de traduction de Synergie européenne).