Quelques suggestions concernant les perspectives pour la Quatrième Théorie Politique en Europe

Alexandre Douguine

Pour parvenir à la Quatrième Théorie Politique, nous devons commencer à partir de trois points idéologiques.

Du libéralisme à la Quatrième Théorie Politique : le chemin le plus difficile

Passer du libéralisme à la Quatrième Théorie Politique est le chemin le plus difficile, puisqu’elle est le contraire de toutes les formes de libéralisme. Le libéralisme est l’essence de la modernité, mais la Quatrième Théorie Politique considère la modernité comme le mal absolu. Le libéralisme, qui prend comme Sujet principal l’individu et toutes les valeurs et les programmes qui en découlent, est vu comme l’ennemi. Pour embrasser la Quatrième Théorie Politique (4TP), un libéral devrait se renier idéologiquement et rejeter le libéralisme et ses suppositions dans leur entièreté.

Le libéral est un individualiste. Il est dangereux seulement lorsqu’il est un extraverti, puisqu’en faisant cela il détruit sa communauté et les liens sociaux avec lesquels il est associé. Si c’est un libéral introverti, il est moins dangereux parce qu’il se détruit seulement lui-même, et c’est une bonne chose : un libéral de moins.

Mais il y a un fait intéressant : la 4TP diverge des versions modernes de l’antilibéralisme (c’est-à-dire, le socialisme et le fascisme) en proposant non pas une critique de l’individu vu de l’extérieur, mais plutôt son implosion. Cela ne signifie pas de faire un pas en arrière dans les formes pré-libérales de société, ni un pas de coté dans les types illibéraux de modernité, mais plutôt un pas à l’intérieur de la nature nihiliste de l’individu tel qu’il est construit par le libéralisme. Par conséquent, le libéral découvre sa voie vers la 4TP lorsqu’il fait un pas de plus et parvient à l’affirmation de soi comme l’exemple unique et ultime de l’être. C’est la conséquence finale du solipsisme le plus radical, et cela peut conduire à une implosion de l’ego et à l’apparition du véritable Soi (ce qui est aussi le but des pratiques associées à l’Advaita Vedanta.

Nietzsche appela son Übermensch (le Surhomme) « le vainqueur de Dieu et du néant ». Par cela il voulait dire le dépassement des veilles valeurs de la Tradition, mais aussi du néant qui vient les remplacer. Le libéralisme a accompli le dépassement de Dieu et de la victoire du pur néant. Mais c’est la minuit avant l’arrivée de l’aube, donc faire un pas de plus dans la minuit du nihilisme européen est la manière dont un libéral qui souhaite laisser cette identité derrière lui – une identité qui est plus cohérente avec une destinée occidentale particulière de déclin (parce que l’Occident lui-même n’est que déclin aujourd’hui) – arrive à l’horizon de la 4TP.

La modernité est certainement un phénomène européen. Mais le libéralisme comme essence de la modernité est moins européen qu’anglo-saxon et trans-européen, spécifiquement nord-américain. L’Europe fut le stade préliminaire de la modernité, et ainsi l’Europe inclut en elle-même les identités socialiste (communiste) aussi bien que fasciste aux cotés de l’identité purement libérale. L’Europe est la patrie des trois théories politiques. Mais l’Amérique est un lieu où seulement l’une d’entre elles est profondément enracinée et s’est pleinement développée. Bien qu’il soit né en Europe, le libéralisme a mûri en Amérique. L’Europe et les USA sont comparables au père et à l’enfant. L’enfant a hérité seulement de l’une des possibilités politiques de son père, mais de la plus importante. En conséquence, le libéralisme en Europe est en partie autochtone et en partie imposé par l’Amérique (étant réexporté). C’est la raison pour laquelle les partisans américains de la 4TP sont si importants. S’ils parviennent à dépasser le libéralisme dans l’Extrême Occident, ils montreront la voie à suivre pour les libéraux européens. C’est quelque chose d’apparenté à l’idée de Julius Evola de l’homme différencié. Cette remarque fait référence à mon article sur la 4TP en Europe et spécifiquement aux deux propositions finales que j’y ai fait concernant la manière de dépasser l’individu : par la méthode du dépassement de soi par un effort de la volonté (une sorte d’effort polythéiste de pure volonté), ou par une rencontre existentielle avec la mort et la solitude absolue.

Par conséquent, la voie du libéralisme à la 4TP en Europe passe par l’Amérique et ses mystiques intérieurs. C’est la troisième tentative d’expliquer l’Amérique : la première fut celle de Tocqueville, la seconde fut celle de Jean Baudrillard. La troisième est réservée à l’Européen qui approche l’Extrême Occident dans une recherche du mystère du libéralisme, du point de vue de la 4TP.

Du communisme à la 4TP : de la critique radicale à la critique principale

La voie allant de la position communiste à la 4TP est beaucoup plus facile et plus courte. Il y a certains points communs : avant tout, le rejet radical du libéralisme, du capitalisme et de l’individualisme. Il y a un ennemi commun clair et défini. Le problème est que le programme positif du communisme est profondément enraciné dans la modernité et partage de nombreuses notions typiquement modernes : l’universalité du progrès social, le temps linéaire, la science matérialiste, l’athéisme, l’eurocentrisme, etc. Le combat du communisme contre le capitalisme appartient au passé. Mais la 4TP est le principal adversaire idéologique du libéralisme aujourd’hui, donc un communiste authentique peut facilement devenir attiré par la 4TP, en considérant ses aspects antilibéraux.

Pour faire ce pas, il faut passer de la critique radicale de la modernité, comme pour Marx, à la critique principielle de la modernité, comme René Guénon, d’après l’excellente formulation de l’auteur français René Alleau. Cela nous amène à la pertinence du national-bolchevisme. Le national-bolchevisme est une sorte d’herméneutique qui identifie les traits qualitatifs dans la vision quantitative du socialisme. Pour les marxistes orthodoxes, la société est basée strictement sur des principes de classe et la communauté socialiste est formée partout d’après un modèle unique. Mais les nationaux-bolcheviks, ayant analysé les expériences soviétique, allemande et chinoise, ont remarqué que, mis en pratique, le marxisme peut aider à créer des sociétés avec les traits clairs d’une culture nationale et qui possède des identités spécifiques et uniques. Tout en étant théoriquement internationaliste, les sociétés communistes historiques furent nationalistes avec de forts éléments traditionnels. Par conséquent, le socialisme, étant un sous-produit de la modernité libérale, peut être regardé comme une variété extrême et hérétique de pré-modernité et comme une forme eschatologique de religiosité extatique – suivant les exemples des gnostiques, des cathares, de Giordano Bruno, de Thomas Münzer, etc. C’était aussi l’opinion d’Eric Voegelin, qui appela cela l’immanentisation de l’eschaton (c’est une notion hérétique, mais néanmoins une vision traditionnelle).

Pour la gauche européenne, la voie de la 4TP passe par les analyses historiques et géopolitiques des nationaux-bolcheviks (Ernst Niekisch, Ernst Jünger, etc.). A cet égard, un excellent travail a été fait par la Nouvelle Droite européenne et spécialement par Alain de Benoist.

De la Troisième Voie à la 4TP : la voie la plus courte mais néanmoins problématique

Il n’y a qu’un pas de la Troisième Voie européenne à la 4TP, parce que la 3TP et la 4TP partagent la Révolution Conservatrice de la période de Weimar et le traditionalisme comme points de départ communs. Mais ce pas n’est pas facile à faire. La 4TP est strictement antimoderne – en fait contre-moderne. La notion qui est si chère aux représentants de la Troisième Voie est essentiellement une notion moderne, tout comme les concepts de l’Etat et de la race. La 4TP est contre toute sorte d’universalisme, et refuse l’eurocentrisme de toute sorte – libéral aussi bien que nationaliste.

Les traditions ethniques des peuples européens sont sacrées dans leurs racines et forment une partie de leur héritage spirituel. Pourtant l’identité ethnique est quelque chose de très différent de l’Etat national en tant que corps politique. L’histoire européenne a toujours été basée sur la pluralité de ses cultures et sur l’unité de ses autorités spirituelles. Cela a été détruit, d’abord par la Réforme protestante et ensuite par la modernité. La liquidation de l’unité spirituelle européenne faisait partie de l’origine du nationalisme européen. Par conséquent la 4TP soutient l’idée d’un nouvel empire européen comme empire traditionnel avec un fondement spirituel, et avec la coexistence dialectique de divers groupes ethniques. Au lieu des Etats nationaux en Europe, un Empire sacré – indo-européen, romain et grec.

C’est la ligne de séparation entre la 4TP européenne et la Troisième Voie : le refus de toute sorte de nationalisme, de chauvinisme, d’eurocentrisme, d’universalisme, de racisme, ou d’attitude xénophobe. Les prétentions et les hostilités historiques entre les groupes ethniques européens ont existé, c’est certain. Cela doit être reconnu. Mais il serait irresponsable de construire un programme politique sur cette base. L’Europe devrait rechercher son unité géopolitique, associée à la préservation de la diversité ethnique et culturelle des diverses ethnicités européennes.

La 4TP affirme que la géopolitique est le principal instrument qui peut être utilisé pour comprendre le monde contemporain, donc l’Europe devrait être reconstruite comme une puissance géopolitique indépendante. Tous ces points coïncident avec les principes essentiels de la Nouvelle Droite française et avec le manifeste du GRECE par Alain de Benoist (Manifeste pour une Renaissance Européenne). Par conséquent nous devrions considérer la Nouvelle Droite européenne comme une manifestation de la 4TP.

Ici nous approchons de la philosophie de Martin Heidegger, qui est le penseur central et le plus important pour la 4TP. La 4TP prend comme sujet principal la notion heideggérienne du Dasein (l’être-là). Heidegger est le pas métaphysique (fondamental-ontologique) entre la Troisième Voie et la Quatrième Voie. La tâche à accomplir est de développer la philosophie politique implicite de Heidegger pour en faire une philosophie politique explicite, créant ainsi en conséquence une doctrine de politique existentielle.

Dernier point. L’Europe est l’Occident, et le déclin est son essence. Parvenir au point le plus bas de sa descente (Niedergang) est le destin de l’Europe. C’est profondément tragique, et pas quelque chose dont on devrait être fier. La 4TP est en faveur d’une Idée Européenne dans laquelle l’Europe est comprise comme une sorte de communauté tragique (comme le dit Georges Bataille) : une culture qui se cherche elle-même au cœur de l’Enfer.

Alexandre Douguine

(extrait de Eurasian Mission, Arktos 2014 ; publié en russe en 2005)

 

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