Il y a environ 138 ans, le 15 novembre 1886, René Guénon voyait le jour. En octobre 2025, le rédacteur en chef de PRAV Publishing, le Dr Jafe Arnold, et Evgeny Nechkasov (Askr Svarte), auteur chez PRAV et coéditeur de Passages: Studies in Traditionalism and Traditions, se sont rendus sur la tombe de Guénon en Égypte.
Ci-dessous, les lecteurs trouveront (I) le récit d’Arnold sur le long périple qui les a menés jusqu’à la tombe de Guénon et (II) une traduction textuelle du discours prononcé par Nechkasov sur la tombe de Guénon.
I.
On ne visite pas simplement la tombe de René Guénon au Caire.
Nous avons essayé ce matin, en vain. Après avoir demandé notre chemin et finalement trouvé notre route, toutes les entrées de la « Cité des morts » se sont avérées fermées. Tout ce que nous avons obtenu, c’est un « Inshallah » d’un passant qui nous a dit que nous pourrions réussir dans l’après-midi si nous revenions lorsqu’une des familles serait en visite sur une tombe voisine. Nous nous sommes retirés à l’ombre et avons médité avec espoir.
Acceptant la situation comme inextricable, nous avons décidé de faire du stop pour visiter l’église copte Saint-Simon dans la banlieue du Caire. Le conducteur de « tuk-tuk » que nous avons arrêté n’a pas compris, et nous a emmenés à une mosquée à la place. Lorsque nous avons enfin réussi à réorienter notre itinéraire, nous avons traversé dans notre petit tuk-tuk la « ville des ordures », un bidonville dont les habitants, principalement chrétiens, survivent entièrement grâce aux déchets de la modernité. Le spectacle était pire que l’odeur.
Enfin arrivés à Saint-Simon, notre visite de la salle principale, creusée à flanc de falaise, a été interrompue lorsque nous avons été expulsés pour laisser place à un service funéraire. Les cris et les gémissements des femmes, perçants et hypnotiques comme des sirènes, nous ont plongés dans un sentiment de culture archaïque : le deuil, la mort, la voix humaine qui crie dans l’abîme.
Alors que nous nous dirigions vers une autre salle, creusée plus profondément dans la roche pour former une grotte complète, nous avons remarqué une inscription qui disait : « En lui, nous avons notre être ». Cela nous a amenés à nous asseoir et à réfléchir sur l’Être, la différence entre l’Être et les êtres, la relation entre le platonisme, le vedanta, le christianisme et Heidegger.
Et ainsi, plusieurs heures plus tard, trempés de sueur, brûlés par le soleil, sentant comme la Cité des ordures, et poussés à la réflexion par les gémissements et la théologie des grottes de l’Église copte, nous avons décidé d’essayer de rendre à nouveau visite à Guénon.
Hélas, en vain. Tout était fermé. Notre seul espoir semblait être un homme dans la rue, que nous avions salué lors de notre première tentative le matin même. Lorsque nous sommes arrivés à son stand de cigarettes, qui s’est avéré être l’entrée de sa « maison » (quelques couvertures entre les tombes), il a été ravi de nous voir et nous a invités à entrer avec un large sourire. Lorsque nous avons réussi à lui faire comprendre que nous voulions visiter la tombe d’Abd al-Wāḥid Yaḥiā, il nous a montré un trousseau de clés et nous a demandé de nous asseoir et d’attendre. Il nous a parlé en arabe pendant tout ce temps, sachant très bien que nous ne comprenions pas. Il nous a offert diverses feuilles de son jardin, du café, du thé, des cigarettes, et enfin, via Google Translate, il nous a expliqué qu’il était forgeron — il travaillait autrefois l’or et l’argent, mais maintenant il travaille le fer. La correspondance mythologique est indéniable, mais néanmoins discutable…
Finalement, probablement moins d’une heure plus tard, les étoiles se sont alignées : il a pris ses clés, nous a fait signe de le suivre et nous a conduits à une porte — à l’opposé de celle où l’on nous avait dit que nous trouverions le chemin de la tombe de Guénon — et nous a guidés à travers le labyrinthe jusqu’au lieu de repos. Nous lui avons fait part de notre souhait de rester 30 minutes pour rendre hommage, mais il a insisté pour rester afin de nous protéger des voleurs.
C’est ainsi que, sous son regard attentif et à son écoute, nous avons rendu hommage, filmé un court monologue sur l’héritage passé et futur de Guénon et du traditionalisme, et fait nos adieux au grand penseur dont la pensée nous avait réunis et amenés ici.
Bien sûr, notre « guide » a refusé toute rémunération pour son hospitalité et son aide. En un instant, il a disparu. Quelques minutes plus tard, lorsque nous sommes repassés devant son « poste », il était introuvable. La porte était fermée à clé.
Ainsi, on ne se contente pas de visiter la tombe de René Guénon. Il faut être chevronné et expérimenté — « chevronné » non pas au sens d’avoir beaucoup d’expérience, mais plutôt d’être prêt pour la bonne saison, le bon moment, le kairos, l’Ereignis ; « expérimenté » non pas au sens d’avoir vécu beaucoup d’expériences, mais plutôt d’être ouvert à l’expérience de ce qui se présente sur notre chemin, ou qui constitue soudainement notre chemin.
Après tout, le plus grand enseignement que Guénon nous a transmis, un enseignement qui a conduit un Russe et un Américain à errer dans la « Cité des morts » et la « Cité des ordures » en Égypte, n’est pas une doctrine éculée de dogme sacré. Il s’agit plutôt de l’impératif de vivre, de rechercher et de réaffirmer le sacré précisément lorsqu’il est le plus obscurci et semble inaccessible. La « tradition » n’est pas une définition dans les livres de Guénon ; c’est la transmission de cette quête et des modes d’être et de penser qui la traversent. Le « traditionalisme » n’est pas un discours sur le verbiage de Guénon ; c’est un voyage sacrocentrique, avec le respect dû à ceux qui ont tracé des chemins pour nous, que nous devons emprunter à nouveau, où qu’ils mènent.
— Jafe Arnold [15-16 octobre 2025]
II.
Aujourd’hui, nous sommes au Caire, dans la Cité des Morts. Nous nous trouvons devant la tombe du philosophe français René Guénon, un homme qui n’a pratiquement pas besoin d’être présenté, une personne dont les œuvres ont jeté les bases de ce qui allait plus tard être connu sous le nom de philosophie du traditionalisme.
La philosophie du traditionalisme, malgré tous les débats sur l’existence d’un tel « -isme », existe déjà depuis plus d’un demi-siècle, pratiquement près d’un siècle.
À ce jour, le traditionalisme est passé d’une doctrine individuelle de Guénon à une école très large qui, comme toute grande philosophie, a ses propres courants et ses propres étapes de développement. Il existe de facto ce que l’on pourrait appeler le « guénonisme classique », une position qui se concentre autour des livres de Guénon et de ses opinions personnelles spécifiques sur diverses questions.
Les commentaires et les polémiques avec René Guénon ont déjà commencé avec Julius Evola. Par la suite, divers auteurs primaires et secondaires ont doté le traditionalisme de leurs propres interprétations supplémentaires, avec les méthodes du traditionalisme pour l’herméneutique des différentes cultures, pour l’interprétation du traditionalisme lui-même en tant que philosophie, clarifiant et ajustant ses méthodes. Certaines des dispositions de Guénon ont été révisées et certaines distorsions et effets inhérents au modernisme, sur lesquels Guénon lui-même n’avait peut-être pas réfléchi, mais qui sont présents dans ses œuvres, ont été corrigés.
Aujourd’hui, de mon point de vue, je diviserais le traditionalisme de Guénon en deux niveaux ou deux composantes. Il y a le noyau : le sacrocentrisme fondamental et métaphysique, qui place le sacré, la tradition et son langage au centre. Et il y a la couche extérieure des commentaires de Guénon lui-même, ses opinions individuelles, ses préférences personnelles et son parcours de vie — ce qui est le plus controversé, voire hors de propos, du point de vue du traditionalisme actuel. Néanmoins, en conservant l’intention du sacrocentrisme, le traditionalisme a parcouru un long chemin d’expansion et d’auto-développement. Le traditionalisme que nous connaissons et avons aujourd’hui s’est très éloigné de son fondateur.
Personnellement, en tant qu’auteur, je dirais que ce qui m’attire chez Guénon, c’est un ensemble assez restreint de ses thèses qui concernent le noyau fondamental du sacrocentrisme. Mais poser la question de la possibilité du sacré à notre époque, que Guénon n’a pas vécue, nous oblige à mener une révision plus profonde de ce que l’on appelle le traditionalisme et à le réconcilier avec une lecture heideggérienne du problème du sacré, avec la manière dont nous pouvons reposer la question de la possibilité du sacré à notre époque, sur des fondements encore plus profonds, en lien avec le problème de l’interprétation de l’Être lui-même.
C’est pourquoi, pour ma part, j’ai essayé de mettre en place et de formuler ce problème de manière comparative dans le livre Vers un autre mythe.
Aujourd’hui, parlant encore une fois en mon nom propre, nous rendons visite à René Guénon afin, d’une part, d’exprimer notre respect pour ce qu’il a établi et, d’autre part, de faire nos adieux à sa position personnelle afin de poursuivre notre chemin de manière indépendante et de suivre — ou de rechercher — le problème de l’Être sacré dans des conditions qui n’étaient pas réunies pour Guénon lui-même, ni pour la tradition en tant que telle.
— Evgeny Nechkasov (15 octobre 2025)
