Un seul drapeau rouge [1] Drieu et l’Empire eurasiatique

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« La race des Aryens retrouve son union, Et reconnaît son Dieu à l’encolure forte », ainsi le poète des runes annonce l’unification prochaine de l’Europe autour de l’Axe, et évoque l’image du drapeau à croix gammée flottant au cœur du continent. Non plus le drapeau du Reich allemand, mais celui de l’Empire européen : « Trois cents millions d’hommes chantent dans un seul camp. Un seul drapeau rouge se tient au sommet des Alpes ». En mars 1942, Drieu La Rochelle expose clairement l’idée eurasiatique d’un grand bloc allant de l’Océan à Vladivostok [2].

Svastika ou faucille et marteau ?

« Un seul drapeau rouge »… Au fur et à mesure, que s’éloigne la perspective de la victoire de l’Allemagne, ce n’est plus celui portant la svastika au centre qui représente l’espérance de Drieu, mais plutôt celui orné de la faucille et du marteau. Le 27 décembre 1942, tandis qu’à Stalingrad se déroule la bataille qui, pour l’Axe, sera le début de la défaite, l’écrivain note dans son journal : « Je mourrai avec une joie sauvage à l’idée que Staline sera le maître du monde. Finalement un maître. Il est bien que les hommes aient un maître qui leur fasse sentir l’omniprésence féroce de Dieu, l’inexorable voix de la Loi ».

Dans son Introduction au Journal 39-45 de Drieu, Julien Hervier tente de s’expliquer « l’origine de cette adoration pour un pouvoir paternel, politique et divin » en recourant aux lieux communs du « rapport avec le père ». La même « explication », évidemment, devrait valoir pour la prédiction que nous trouvons formulée en date du 24 janvier 1943 : « Ah, que meurent donc tous ces bourgeois, ils le méritent. Staline les égorgera tous et après eux égorgera tous les juifs… peut-être. Les fascistes éliminés, les démocrates resteront seuls face aux communistes : je goûte d’avance l’idée de ce tête-à-tête. Je jubilerai dans la tombe ».

Mais, au-delà des interprétations psychanalytiques, Hervier en esquisse aussi une autre, selon laquelle le jugement de Drieu « ne fait que suivre le cours des événements », dans le sens que les sympathies de Drieu pour l’Union Soviétique seraient dues au fait que « les Russes soient plus forts que les Allemands, Staline plus fort qu’Hitler »… Il en résulte le profil inédit et bizarre d’un Drieu la Rochelle opportuniste, « victime d’une forme d’opportunisme politique qui le pousse à se ranger chaque fois du côté du plus fort » ! A ce diagnostique psychologique, Hervier en adjoint un idéologique, en accusant Drieu de ne pas avoir les idées suffisamment claires au sujet des doctrines fasciste et communiste : « Suivant les succès et les défaites russes et allemandes, Drieu tombera dans une oscillation éternelle entre les deux idéologies rivales du fascisme et du communisme, montrant combien furent fragiles les bases de ses convictions ».

Ces jugements malheureux sont ensuite, dans un certain sens, contredits par le même Hervier, lequel se montre finalement capable de saisir le sens plus authentique de la « conversion » de Drieu : « le passage de Drieu du fascisme au communisme est pour tout dire plus géopolitique qu’idéologique ; il est même raciste, parce que dans les Russes [Drieu] voit un peuple jeune qui surclasse les Allemands. L’unique constante de sa pensée politique est l’idée de l’Europe : si sa réalisation n’est pas accomplie par les Allemands, elle le sera par les Russes ». Ainsi, vers la fin de la guerre, et de sa vie même, il voit dans l’Armée rouge l’unique instrument historique en mesure de remplacer les armées de l’Axe dans la construction de l’unité continentale.

L’horreur viscérale de la démocratie

Hervier détermine, par ailleurs, l’autre constante de la pensée de Drieu : « La seule chose stable qui survit, à part l’idée d’Europe, est à la rigueur une répulsion, un refus : l’horreur viscérale de la démocratie ». Pour confirmer cela, il cite ces lignes du 29 mars 1944 : « En tout cas je salue avec joie l’avenir de la Russie et du communisme. Il sera épouvantable, atrocement dévastateur, insupportable pour notre génération qui périra de mort lente, mais c’est mieux que le retour des vieilleries, de la friperie anglo-saxonne, de la restauration bourgeoise, de la démocratie rapiécée ». Un passage analogue porte la date du 2 septembre 1943 : « Et du reste mon horreur de la démocratie me fait désirer le triomphe du communisme. A défaut du fascisme […] seul le communisme peut vraiment mettre l’Homme avec le dos au mur en le contraignant à admettre à nouveau, comme cela n’avait plus lieu depuis le Moyen-Âge, qu’il a des Maîtres. Staline, plus qu’Hitler, est l’expression de la loi suprême ». Après la défaite du fascisme, l’autocratie soviétique reste l’unique alternative à la démocratie et à l’individualisme, produits de la décadence : « Ce qui me plaît dans le triomphe du communisme est non seulement la disparition d’une bourgeoisie détestable et obtuse, mais aussi l’encadrement du peuple et la renaissance de l’ancien despotisme sacré, de l’aristocratie absolue, de la théocratie définitive. Disparaîtront ainsi toutes les absurdités de la Renaissance, de la Réforme, de la Révolution américaine et française. On se tourne vers l’Asie. Nous en avons besoin » (25 avril 1943). Quant au marxisme, il ne faut pas se laisser avoir : il s’agit d’une maladie passagère qui ne compromet pas la santé fondamentale de l’organisme russe. Incomparablement plus grave est le mal américain : « Il faut espérer – écrit Drieu le 3 mars 1943 – la victoire des Russes plutôt que celle des Américains. […] Les Russes ont une forme, tandis que les Américains n’en ont pas. Ils sont une race, un peuple ; les Américains sont une réunion d’hybrides. Quand on a une forme on a une substance ; eh bien, les Russes ont une forme. Le marxisme est une fièvre de croissance dans un corps sain. Nous croyions que ce corps magnifique était pourri, mais il ne l’est pas».

Les considérations de ce genre se font plus fréquentes dans le cours de l’année 1944. Le 10 juin, Drieu écrit : « Le regard tourné vers Moscou. Dans l’écroulement du fascisme, mes dernières pensées vont au communisme. Je souhaite son triomphe, qui ne me semble pas certain dans l’immédiat, mais probable à une échéance plus ou moins longue ; je prédis le triomphe de l’homme totalitaire sur le monde ». Le 28 juin : « Rien désormais ne me sépare du communisme, rien ne m’en a jamais séparé excepté ma méfiance atavique de petit bourgeois ». Le 20 juillet : « J’imagine une solidarité in extremis entre les dictateurs : Staline qui offre de l’aide à Hitler et à Mussolini, se rendant compte que, s’il reste seul de son espèce, il est perdu. Mais ce serait trop beau. Il préférera coloniser directement l’Allemagne ». Le 26 juillet : « Les Russes s’approchent de Varsovie. Hosanna !, Hourra !, C’est mon cri d’aujourd’hui ». Le 28 juillet : « J’aurais un seul motif pour survivre : lutter au côté des Russes contre les Américains. […] De la même façon aujourd’hui je pourrai me vouer au communisme, d’autant plus que maintenant il a assimilé tout ce que j’aimais dans le fascisme : fierté physique, voix du sang commun à l’intérieur d’un groupe, hiérarchie vivante, noble échange entre faibles et forts (en Russie les faibles sont opprimés, mais ils vénèrent le principe de l’oppression). Il est le monde de la monarchie et de l’aristocratie dans leurs principes vitaux ». Le 7 août : « Monarchie, aristocratie et religion aujourd’hui sont à Moscou et dans aucun autre endroit ». Le 9 août : « Moscou sera la dernière Rome ». Et ainsi de suite, jusqu’à la dernière page du Journal, dans lequel Drieu confirme un concept déjà exposé plusieurs fois (par exemple le 10 septembre 43 : « Le résultat logique du communisme est la théocratie. […] Staline acceptera probablement le compromis comme Clovis l’a fait. L’église deviendra pour lui un autre levier contre les anglo-saxons ») et exprime la confiance que les Russes peuvent « spiritualiser le matérialisme » (20 février 1945).

Drieu n’est pas un phénomène unique

C’est le mythe de l’Europe impériale, mais aussi « l’horreur » de la démocratie, qui constituent l’axe autour duquel tourne l’engagement politique de Drieu, du premier au dernier jour de son militantisme. Et c’est cela la référence idéale qui nous permet de juger de son extrême cohérence lorsqu’il désigne dans la Russie soviétique le nouvel instrument historique pour continuer la lutte contre la décadence occidentale. Relu sous cet éclairage, les passages du Journal qui ont déconcerté Hervier ne montrent donc pas la fragilité de la pensée politique de Drieu (et d’autant moins son présumé opportunisme intellectuel), mais un réalisme lucide et radical.

Drieu n’est pas un phénomène unique, ni même un phénomène rare. Des motivations analogues à la sienne se retrouvent dans l’adhésion au communisme de nombreux militants des fascismes et des « faux fascismes » européens, lesquels, à la fin de la guerre, décidèrent de continuer de combattre sur des positions différentes contre l’ennemi principal : l’Occident capitaliste. Il serait extrêmement intéressant de découvrir quel rôle ont eu les hommes provenant du « camp des vaincus » dans les choix marxistement hétérodoxes des partis et gouvernements communistes de l’Europe de l’Est. Il serait tout aussi intéressant de déterminer dans quelle mesure une partie de l’héritage nationaliste, fasciste ou national-socialiste a été transmis aux nouveaux régimes. Il est sans aucun doute faux d’affirmer que les légionnaires roumains auraient été « les prédécesseurs immédiats des communistes » dans le sens que ces derniers auraient réalisé les réformes sociales légionnaires [3]; il est de même infondé de soutenir « qu’a été réalisé en Hongrie et en Roumanie la révolution sociale pour laquelle s’étaient battus Szàlazi et Codreanu et qu’ils avaient préparé » [4]. Cependant, il est impossible de ne pas prendre en compte certains faits. Que ce soit le net particularisme du « national-communisme » roumain (qui entre autre procéda à une prudente réhabilitation d’Antonescu), les tendances nationales-populaires présentes au sein du Parti communiste hongrois (qui dans le champ de la culture récupéra les auteurs d’orientation « populiste », y compris ceux qui « avaient flirté avec le nazisme »[5]), la persistance d’un certain style « prussien » dans l’Allemagne orientale (où il ne fut pas permis de constituer des associations de « victimes du fascisme » ).

Le fascisme « de gauche » italien

Mais restons en Italie. Des états d’âme et des intentions semblables à ceux de Drieu ne manquèrent pas de voir le jour dans la période de la République sociale italienne et ils donnèrent naissance aux manifestations les plus radicales du « fascisme de gauche ».

On en trouve un modèle exemplaire dans ce passage de la revue florentine Italia e Civiltà : « Ils savent, Roosevelt, Churchill et tous leurs compères, que les fascistes les plus conscients ont toujours reconnu dans le communisme leur adversaire, alors qu’ils désignaient comme leur véritable ennemi, non pas la Russie mais les ploutocratiques Angleterre et Amérique. Ils ont toujours été en désaccord avec les communistes sur de nombreux points, mais ils étaient d’accord sur le fait de ne plus vouloir, ni les uns ni les autres, de la vieille société libérale, bourgeoise, capitaliste. Ils savent aussi, les Roosevelt, les Churchill et leurs compères, que si la victoire abandonne l’Axe, le gros des véritables fascistes qui auront échappé à la mort passeront au communisme, avec eux lui feront bloc. Ils franchiront le fossé qui sépare les deux révolutions. Ils y avait entre elles un échange et une influence réciproque, on ira peut-être jusqu’à une harmonieuse fusion finale »[6].

Le 22 avril 1945, Enzo Pezzato développait un thème similaire dans la Republica Fascista : « Ce n’est pas par jeu que le Duce a appelé « sociale » la République italienne ; notre programme est décidément révolutionnaire ; nos idées sont de celles qu’en régime démocratique on nommeraient de gauche ; nos institutions sont une conséquence directe et ponctuelle de notre programme ; notre idéal est l’Etat du Travail. Il ne peut y avoir de doute sur un point : nous sommes des prolétaires en lutte, à la vie et la mort, contre le capitalisme. Nous sommes des révolutionnaires à la recherche d’un ordre nouveau. […] Le vrai épouvantail, le danger authentique, la menace contre lequel nous luttons sans répit vient de droite. »[7]

Après le 25 avril, ces propositions prirent corps de différentes manières : « tandis qu’en plusieurs occasions s’organisèrent des rencontres entre des jeunes du MSI et des communistes – souvent interrompues par des incursions d’ex-partisans indignés – au nom d’une improbable convergence anti-bourgeoise sur le thème de la question sociale » [8], l’initiative la plus consistante fut celle d’ Il Pensiero Nazionale. Il s’agit d’un bimensuel fondé par Stanis Ruinas (1889-1974), un ex-socialiste qui pendant la période fasciste avait été rédacteur de L’Impero et à partir de 1941 avait dirigé Lager, le périodique des travailleurs italiens en Allemagne. Enrico Landolfi, qui a écrit une histoire d’ Il Pensiero Nazionale [9], en a synthétisé ainsi la ligne idéologique et politique : « ce fut la continuation, dans les nouvelles conditions du post-fascisme, de la lutte anti-ploutocratique contre le capitalisme interne, représenté par la Démocratie-Chrétienne et protégé par les puissances occidentales qui ont gagnées la guerre et qui sont l’expressions de la domination de l’or au niveau international. L’allié naturel est le bloc de gauche piloté par le PCI et lié avec l’URSS, bloc dans lequel [Il Pensiero Nazionale] estime avoir sa place. »

Sur la base de ceci et d’autres éléments, l’hypothèse de Domenico Leccisi n’apparaît pas infondée. « Il a été écrit – rappelle ce témoignage qui fait autorité – que si le Parti communiste s’était déclaré affecté par l’assassinat de Mussolini et par l’extermination de millier de fascistes dans les journées sanglantes d’avril (et les mois suivant) de 1945, il aurait sûrement obtenu l’adhésion en masse des jeunes rescapés de la RSI. Nous ne sommes pas en mesure de répondre avec certitude à une telle hypothèse, bien que la présence dans les rangs et au sommet du PCI de certains noms retentissants d’ex-fasciste rend l’hypothèse suffisamment plausible. »[10]

La trahison du Duce : le virage à droite du MSI

La masse des ex-combattants de la RSI n’adhéra cependant pas au PCI ; et pas plus au PSI, bien que Mussolini eût déclaré vouloir laisser en héritage : « la socialisation et tout le reste aux socialistes et non pas aux bourgeois. »[11]. Au contraire, le parti fondé dans l’après guerre par les fascistes républicains, ce MSI qui déclarait avoir dans la RSI son point de référence historique et qui en revendiquait en quelque sorte l’héritage, s’aligna bien vite d’une manière décisive sur la droite [12]. Il fit une alliance électorale avec les monarchistes et appuya différents gouvernements chrétiens-démocrates. Malgré le refus initial du Pacte Atlantique, le MSI devint bien vite, au nom de l’anticommunisme, la mouche du coche du « parti américain en Italie ». Il rivalisa en fanatisme philosionisme avec la synagogue sarragatienne et lamalfienne quand il s’agit d’appuyer les agressions israéliennes contre les peuples méditerranéens ; il exalta toutes les « batailles de la civilisation occidentale » : de l’agression américaine contre le Vietnam jusqu’à l’opération de police contre l’Irak ; il se transforma finalement en Alliance nationale et envoya son secrétaire à une réception du B’nai B’rith aux Etats-Unis.

Si Athènes pleure, Sparte ne rit plus. La triste histoire de la gauche italienne, réduite désormais à être un amortisseur social au service de l’usurocratie et du grand capital, s’explique aussi par le fait que dans l’immédiat après guerre la fétichiste « religion de l’antifascisme » empêcha la gauche d’attirer à elle ceux qui avaient combattu pour les principes solidaristes et de justice sociale représentés dans le manifeste de Vérone. Un apport de forces néo-fasciste aurait pu donner à la gauche italienne ce caractère patriotique qu’elle n’eut jamais – elle finit par se déclarer ouvertement favorable à l’OTAN et aux autres organismes impérialistes ; il aurait renforcé en elle la composante populaire, l’empêchant de se transformer en une composante de la bourgeoisie actionnaire et libérale ; l’aurait engagée sur le front des conquêtes sociales et non pas, bien sûr, dans les « batailles de civilisation » pour l’avortement ou pour les droits des dégénérés sexuels.

Dans l’Italie de l’après-guerre, l’antifascisme et l’anticommunisme cultivé à dessein ont rendu impossible cette synthèse entre l’élément national et l’élément social que Drieu La Rochelle avait vu défilé place de la Concorde les 6 et 9 février 1934, quand Jeunesses patriotes et militants communistes, anciens combattants et chômeurs, avaient manifesté unis contre la Chambre des députés, emblème de la corruption démocratique, et contre le gouvernement radical de l’époque. « J’ai vu sur cette place les communistes aborder les nationalistes ; les regarder, les observer troublés et envieux. Il s’est manqué de peu que se rencontrent, dans un mélange discordant, toutes les ardeurs de la France » [13] dit Gilles dans le roman homonyme. Le personnage de Drieu « pensait que le fascisme et le communisme allaient dans la même direction, une direction qui lui plaisait. » [14]

L’union sacrée prédite par Drieu est devenue réalité en Russie, où les fascistes de Barkashov et les communistes de Anpilov ont lutté ensemble, les armes à la main, contre les desseins dictatoriaux du gouvernement proconsulaire de Eltsine. La tentative mondialiste d’assujettir le grand espace ex-soviétique a provoqué, comme chacun le sait, la naissance d’une opposition « rouge-brune », laquelle exprime la revendication populaire de tous ceux que la colonisation libérale démocratique est en train de mettre en danger : honneur, dignité, identité spirituelle, culture traditionnelle, esprit communautaire, indépendance politique. « Tous ceux qui ont constitué ce bloc – disait textuellement Gennadij Zjuganov, le 17 juin 1992 ont compris que seule les idées d’Etat et de justice sociale peuvent sauver notre Pays. Pour un peuple, la nationalité constitue une coordonnée verticale, tandis que la justice sociale est la coordonnée horizontale. Ces deux composants sont inséparables ». Paroles très claires, mais l’observateur occidental ne réussit pas à comprendre comment les drapeaux tsaristes et soviétiques peuvent flotter, l’un à côté de l’autre, dans les manifestations « rouge-brune ».

Drieu la Rochelle, au contraire, l’avait compris il y a soixante-dix ans. « Pendant la guerre – fait-il dire au protagoniste de L’Agent double – j’ai été soldat. J’ai été heureux : je servais qui ? le Tsar ? Peut-être. La Sainte Orthodoxie ? Aussi. La Russie ? sûr. Mais vous me direz aujourd’hui, comme vous me dîtes il y a dix ans : « La Russie ne signifie rien. Un pays ce n’est rien, c’est une glèbe indistincte. La Russie est le Tsar ou le Communisme ». Mais non, je réponds avec toute l’expérience de ma vie. Oui, avec l’expérience de ma vie et de la vôtre : « La Russie est le Tsar et le Communisme » , et d’autres encore. » [15] Et peu avant il écrit une phrase qui a la saveur de la prémonition et qui en Russie s’est effectivement réalisée « Le XX° siècle ne finira pas sans assister à d’étranges réconciliations. »[16]

Il y a pas à s’étonner si aujourd’hui Drieu est chez lui à Moscou. Un journaliste italien qui durant l’été 1993 s’était rendu à la rédaction du quotidien Sovetskaja Rossija remarqua dans le bureau du rédacteur en chef, fixé à un mur, un manifeste avec cette phrase : « Imaginez-vous quelle chose signifierait demain, pour la grandeur européenne, la reprise de la collaboration séculaire entre l’élite européenne et les masses russes pour l’exploitation des plus importantes ressources du monde ». Elle était signée : Pierre Drieu La Rochelle [17].

Claudio Mutti

Notes : 1 – Extraits du livre Hommage à Drieu La Rochelle, Edizioni all’ insegna del Veltro. Recueil d’essais de Mordini, Mabire, Marchi, Mutti et Graziani.
2 – Drieu La Rochelle, Diario (Journal) 1939-1945, avec une introduction de Jean Hervier, Bologne, 1995.
3 – S. Fischer-Galati, « Fascism in Rumania », dans Native Fascism in the Successor State 1918-1971, par PF Sugar, Santa Barbara,1971, p. 120.
4 – M. Ambri, I falsi fascismi, Rome, 1980, p. 285.
5 – F. Feijtö, Ungheria 1945-1957, Turin, 1957, p. 30. Comme l’explique ailleurs le même auteur : « le populisme hongrois s’identifie avec l’héritage spirituel du même nom qui exerça un rôle important parmi les intellectuels d’avant-guerre et dont les maître furent les écrivains Dezsö, Laszlo Németh et Gyula Illyès. Ce qu’avaient en commun les populistes – d’ailleurs un groupe plutôt hétérogène – était la recherche d’une troisième voie entre la démocratie bourgeoise occidentale et le collectivisme, entre le fascisme et le communisme, d’une voie authentiquement populaire, née de la terre, du monde paysan, unique gardien de la pureté nationale en face de la civilisation urbaine, cosmopolite, racialement corrompue, avec sa bourgeoisie marchande et judaïsée, sa classe ouvrière attirée par l’idéologie étrangère. […] Au pouvoir après 1945, les communistes ont ménagé les intellectuelles populistes dont peu s’opposèrent au gouvernement […] Il est cependant certain que les populistes ont su se faire payer leur propre aide en s’offrant comme des partenaire critiques et réalistes ou mieux comme des opposants virtuels. Dans une certaine manière, ils ont aussi contaminé certains dirigeants communistes, comme Imre Pozgay ». (Feijtö, La fin des démocraties populaires, Milan, 1994, p. 404).
6 – Italia e Civiltà, antologia par Barna Occhini, Rome, 1971, pp. 317-318.
7 – U. Afassio Grimaldi, La Stampa di Salò, Milan, 1979, p. 80.
8 – M. Tarchi, Cinquant’anni di nostalia. La destra italiana dopo il fascismo, Milan, 1995,
9 – Ragionamenti di storia, n°21, novembre 1992 et n° 22, décembre 1992.
10 -D. Leccisi, Con Mussolini prima e dopo Piazzale Loreto, Rome, 1991, pp. 222-223.
11 – C. Silvestri, Mussolini, Graziani e l’antifascismo, Milan, 1949, p. 140.
12 – Le virage à droite fut avalisé lors du II° Congrès national (28 juin-1 juillet 1949). « Le MSI ne se pose pas comme premier impératif la conquête des classes populaires et des petits bourgeois […] mais plutôt la récupération des modérés de Droite [..] nous, nous aurions voulu que De Marsanich descende dans la rue, pour nationaliser les travailleurs rouges et les ramener à la Nation, à l’opposé, faits étranges, nous le voyons entrer dans les salons pour rencontrer les Soeurs de Saint Vincent, les commandants et les colonels en retraite, etc. […] Le MSI national et social de 1946/1947 – déjà prudemment en équilibre vis-à-vis du possible philo-atlantique futur – développa ultérieurement sa métamorphose kafkienne et sollicita carrément, avec masochisme, la coopération de la haute bourgeoise et de ces groupes monarchiques qui avaient été à l’initiative de la conjuration de 1942-43 » (Ugo Cesarini, Dei Fasci di Azione Rivoluzionaia al doppio pette, Perugia, 1991, pp. 26-27).
13 – P. Drieu La Rochelle, Gilles, Milan, 1961, p. 557.
14 – Idem, p. 539.
15 – P. Drieu La Rochelle, « Doppio gioco », Risguardo, Padoue, 1982, p. 24.
16 – Idem.
17 – G. Savoni, « Russia svenduta », L’Italia Settimanale, 8 septembre 1993, pp. 26-27

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