Les néo-païens sont de retour en Hongrie ! Dernière preuve en date de leur influence grandissante, leur don au Kazakhstan d’un « arbre de la vie » de 9 mètres de haut en l’honneur de leurs « peuples frères des steppes ». Cet « életfa » symbolise dans la mythologie hongroise la résistance au Christianisme et constitue un élément essentiel des croyances táltos, les chamanes hongrois. Plus significatif encore, une scène extraordinaire s’est déroulée quelques semaines plus tôt au sein du parlement hongrois : Ojun Adigzsi See-Oglu, un grand chamane venu de la République russe de Touva aux confins de la Sibérie, s’est livré à une danse rituelle devant la Sainte-Couronne, le symbole du christianisme en Hongrie. Ces anecdotes illustrent un renouveau identitaire plus profond et une contre-culture qui prend de l’ampleur.
Face au catholicisme romain imposé par la force il y a mille ans par le roi Szent-Istvan (Saint-Étienne), le paganisme est en train de renaître de ses cendres. De nombreux courants néo-païens se sont développés au cours de ces dernières années avec le dépoussiérage d’une histoire hongroise mythifiée et régulièrement célébrée dans des festivals. Il est fréquent de rencontrer l’aigle Turul ou le cerf merveilleux Csodaszarvas au détour d’un village, dont le nom sur le panneau est désormais écris en proto-hongrois (les runes hongroises), banni jadis par Saint-Étienne. Emese, Magor, Koppány, Álmos… ces prénoms issus de la mythologie hongroise sont très populaires. A tel point qu’il semble que la mythologie païenne et chamanique soit en train de devenir un élément symbolique de l’identité nationale.
Un pays « fondamentalement païen et en pleine crise identitaire »
Avec l’arrivée au pouvoir au moi de mai 2010 de la Fidesz et de son « éminence grise » – le parti chrétien-démocrate (KDNP) – la Hongrie actuelle se verrait bien en porte-étendard de la Chrétienté en Europe. En fait, comme l’explique l’historien des religions Attila Jakab, « la Hongrie est un pays chrétien seulement dans la rhétorique politique de la droite. En réalité c’est un pays frustré, en pleine crise identitaire, en quête effréné de soi, et fondamentalement païen ». Il affirme aussi que « le fondement sociopolitique de ce néo-paganisme hongrois est constitué des frustrations et de l’inculture. Une bonne partie des Hongrois cherche à s’évader et à s’imaginer un passé glorieux, à rechercher le paradis perdu, car le présent est de plus en plus perçu comme invivable ». Selon son analyse, habitués à la servitude pendant de longs siècles – le communisme couronnant le tout – les Hongrois sont toujours en attente d’une Moïse-Messie qui les conduirait dans le Canaan de l’abondance pour résoudre leurs problèmes, sans efforts ni sacrifices individuels en contrepartie.
« De même que l’univers des croyances du chamanisme a toujours fait partie de la culture hongroise, il semble que la mythologie chamanique se soit transformée en élément symbolique de l’identité nationale. », écrit pour sa part l’ethnologue Mihály Hoppál [1]. Cette mythologie est particulièrement attrayante pour l’extrême-droite car elle constitue un trait d’union avec d’autres peuples d’Asie centrale et renforce sa thèse selon laquelle les Hongrois ne seraient pas un peuple finno-ougrien (proche des Finlandais et des Estoniens), comme cela est admis par une majorité des scientifiques, mais partageraient des racines communes avec d’autres peuples d’Asie centrale : les Turcs, les Kirghizes, les Turkmènes, les Ouïgours, les Tatars et même les Tchétchènes. Le festival « Nagy-Kurultaj » célèbre chaque année ce « touranisme », un courant idéologique qui vise à l’union des peuples issus des tribus turcophones d’Asie centrale.
L’Eglise catholique sonne l’alarme
En 2009, la « Conférence Hongroise des Évêques Catholiques » [2] publiait une lettre qui a été lue dans toutes les églises et qui dénonçait le paganisme véhiculé par les divers courants de la droite extrême. « Il y a quelques années nous pensions que la sécularisation était pratiquement le seul danger. La mentalité de consommation, l’idole de l’hédonisme sont toujours présents chez notre peuple, mais aujourd’hui on assiste aussi à un renforcement du néo-paganisme », indiquait le communiqué. Le président de la « Fédération des Intellectuels Chrétiens » (KÉSZ), le très influent Evêque Zoltán Osztie, déclarait quant à lui que « le néo-paganisme comporte également un aspect anti-hongrois incarné par une certaine forme de radicalisme politique et surtout par le parti d’extrême-droite Jobbik ».
Le professeur Attila Jakab explique aussi que « l’Église catholique en Hongrie est plutôt de type byzantin. Elle fut toujours une servante du pouvoir politique en contrepartie de privilèges et d’avantages matériels ». En effet, bien que certains religieux aient courageusement tenu tête aux différentes dictatures – tels que le cardinal Mindszenty, célèbre opposant au régime communiste – force est de constater que la majorité d’entre eux n’a fait qu’obéir docilement au pouvoir en place. A présent, les Églises traditionnelles (catholique et protestante) sont « vides d’un point de vue spirituel et intellectuel. Elles n’ont plus les ressources humaines pour faire face au déferlement du néo-paganisme. D’autant plus, qu’une partie des prêtres et des pasteurs, théologiquement très mal formés (à une théologie datant du XIXe siècle), est aussi adepte ou sympathise avec ces idées néo-païennes ».
Un mouvement porté par le parti Jobbik
Cette contre-culture rampante au sein de la société hongroise se manifeste à plusieurs niveaux. Une partie de la nébuleuse néo-païenne actuelle en Hongrie n’est pas politiquement marquée et se réclame plutôt proche d’un courantNew Age, plus ou moins sectaire. Mais, comme le relève le sociologue des religions Miklós Tomka, la majorité des cultes païens se développent actuellement de paire avec une idéologie d’extrême-droite. Ils ont effectués leur grand retour dans l’espace publique avec le parti parlementaire Jobbik, le principal parti d’opposition à Viktor Orbán avec le parti socialiste.
L’opposition entre christianisme et paganisme trouve un débouché politique, comme l’explique Attila Jakab : « Le néo-paganisme est déjà un puissant facteur de division entre la droite traditionnelle – qui se définie comme chrétienne et bénéficie de l’appui des Eglises traditionnelles – et l’extrême-droite pour qui le christianisme redéfini est un décor rhétorique. Comme une partie de la droite traditionnelle peut basculer à tout moment vers l’extrême-droite, Viktor Orbán est contraint de jouer double-jeu : préserver les chrétiens traditionnels (de plus en plus fondamentalistes) et ménager les néo-païens ». Mais l’opposition entre christianisme et paganisme n’entraîne pas un clivage politique absolu. La droite extrême se trouve elle-même divisée sur le sujet et, tout en se défendant d’être païen, Jobbik accuse la droite traditionnelle Fidesz de renier les racines de la culture hongroise en rejetant le paganisme.
Entre Erzsébet et Edit, deux femmes d’une soixantaine d’années habitant un petit village du nord du pays, la conversation est animée. La première soutient le parti socialiste (chassé du pouvoir en 2010) et se dit « scandalisée que n’importe qui puisse venir faire le clown dans un endroit comme le parlement hongrois ».
« En quoi ce chamane menaçait-il la Sainte-Couronne ?! », lui rétorque la seconde, à la fois fervente catholique et proche de Jobbik. Elle relativise la portée de ce mouvement néo-païen et, à l’en croire, si la société hongroise est réellement secouée de spasmes de paganisme, c’est inconscient. « La plupart des gens n’ont même jamais entendu parler des táltos [sorte de chamanes hongrois]. Ici les gens ne croient en rien », regrette-t-elle.
Ce néo-paganisme reste encore flou, si bien qu’il est plus juste de parler d’un syncrétisme composé d’éléments religieux – un chamanisme hongrois réinventé s’articulant avec un christianisme imaginé – et d’un élément d’ordre idéologique : l’antisémitisme. Car l’une des raisons de l’attrait des croyances païennes, c’est le rejet du judaïsme à travers celui du christianisme.
Pour une partie de la nébuleuse néo-païenne, le christianisme n’est qu’un avatar du judaïsme. Comme le proclame le site catholique d’extrême-droite « Regnum Sacrum », « Les adeptes du néo-paganisme considèrent le christianisme comme une secte juive qui est devenue religion universelle et qui a conquise et détruite l’Europe païenne en volant et en détournant ses fêtes et ses mythes. »
Malgré la volonté du gouvernement conservateur de faire du Christianisme le ciment de la nation hongroise, la résurgence d’un néo-paganisme mêlant croyances anciennes et fantasmées, nationalisme et antisémitisme apparaît comme un symptôme d’une société qui n’a pas encore digéré son histoire récente et à la recherche de repères identitaires. Comme l’a écrit le philosophe Alain : « Mais les dieux païens, aussi, croyez-vous qu’on puisse les mépriser ? Le catholicisme en porte l’empreinte, par ses Saints, ses chapelles et ses miracles… ». (3)
Vincent Baumgartner et Corentin Léotard
Article rédigé en juin 2012.
1 – « Le chamanisme dans la culture hongroise », Mihály Hoppál, Institut d’ethnologie, Académie hongroise des sciences.
2 – A Magyar Katolikus Püspöki Konferencia
3 – Opinion de Raoul Weiss, éditeur à Budapest et ancien de la Sorbonne et de l’École Normale Supérieure:
« j’ai assisté à cet essor du pseudo-néo-paganisme sur place, en tant que sympathisant du FIDESZ, et à une époque où mes convictions chrétiennes (d’ailleurs non-catholiques) étaient assez faibles, et pense donc être un témoin relativement « central » (sinon impartial, ce qui est impossible). Verdict: tout cela est, hélas, une conspiration des imbéciles.
J’ai d’abord tiqué sur la négation tenace de l’évidence scientifique du caractère finno-ougrien de la langue hongroise (pour moi vérifiable, étant donné que je suis linguiste), qui renvoie à un essentialisme ethnique absolument stupide (niant la réalité de l’assimilation linguistique, qui pour tout linguiste de terrain est à peu près aussi omniprésente que la gravitation pour les physiciens); ensuite, j’ai découvert la pénible superficialité culturelle de ces « néo-païens » (qui pensent par exemple se servir de l’écriture runnique quand ils translitèrent de façon biunivoque l’écriture hongroise contemporaine en « caractères sicules », ou s’imaginent que les danses des magyarophones transcarpatiques sont tout aussi « hongroises » que celles de Transylvanie centrale, alors qu’elles appartiennent à deux type géo-historiques bien distinct – aucun des deux n’étant d’ailleurs proprement hongrois) et leur infinie tolérance face aux pires merdes de la culture de masse mondialiste (à commencer par le rock, qui, dans une version vaguement ethnicisée, est leur musique officielle hors événements muséographiques requérant la présence du folk) et de la reconquête néo-catholique de la droite hongroise (le pélerinage de Csíksomlyó, par exemple, célébrant une victoire sanglante des papistes sur les unitariens, est paradoxalement un de leurs points de ralliement…).
Bref: prenez les identitaires français, ajoutez une grosse couche d’inculture post-communiste, nappez de synthétique à motif touraniens, et vous obtenez le pseudo-hun jobbik dans toute sa splendeur… »