Mort de la sentinelle

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Pierre-Olivier Sabalot est diplômé de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, et titulaire d’un DEA « Histoire d’Outre-Mer » de l’Université d’Aix-en-Provence. Il a vécu en Afrique du Sud et enseigné les Sciences économiques et sociales au Lycée français de Johannesburg. Il nous décrypte la signification de l’assassinat, le 2 avril 2010, d’Eugène Terreblanche, célèbre militant de la résistance boer.

Pierre-Olivier Sabalot, que vous inspire le meurtre d’Eugène Terreblanche ? L’analysez-vous comme un crime crapuleux ou comme un crime politique ?

L’assassinat le 2 avril dernier d’Eugène Terreblanche semble a priori crapuleux, mais les motifs d’ordre privé (et du reste réels) mis en avant par les médias ne furent probablement qu’un prétexte, car l’assassinat de Terreblanche s’inscrit dans un mouvement de fond plus général de « réethnicisation du politique ».

Alors même que l’Afrique du Sud s’apprête à accueillir la Coupe du monde de football (du 10 juin au 10 juillet prochain, c’est la toute première Coupe du monde organisée sur le sol africain) et que les projecteurs des grandes chaînes mondiales de télévision commencent à se braquer sur elle ; l’establishment politique dominé par l’ANC fait mine de (re)découvrir que les tensions raciales sont toujours bien palpables et que la crise économique mondiale – qui a touché le pays de plein fouet – n’a fait que les raviver.

Dans les campagnes, au sein du platteland, le pays profond afrikaner, le problème crucial de la redistribution des terres de fermiers blancs à des paysans noirs, vieille revendication politique de l’ANC, a cristallisé les haines raciales et maquillé en actions crapuleuses la volonté latente de « revanche raciale » des Noirs vis-à-vis des Afrikaners. En seize ans, près de 1.600 fermiers blancs ont déjà été assassinés sur leurs terres par de véritables commandos – agissant de façon concertée – qui appliquent ce qu’il faut bien appeler une forme de « nettoyage ethnique », similaire à celui qu’a vécu, il y a quelques années, la Rhodésie, l’actuel Zimbabwe.

Eugène Terreblanche, reconverti dans l’agriculture depuis 1968, incarnait une forme de résistance de l’« âme » afrikaner, celle des campagnes, cœur de la Nation. Rappelons que le terme Boers signifie « paysans » en afrikaans, mais qu’il désigne aussi le peuple afrikaner lui-même, et plus précisément ses ancêtres, héros d’une épopée grandiose au XIXème siècle, celle de la conquête du Far North austral-africain et de la résistance à l’impérialisme génocidaire britannique. Au-delà du fait divers probablement crapuleux, Terreblanche a aussi été assassiné en tant que symbole boer, celui de l’attachement viscéral des Afrikaners à la terre de leurs ancêtres, des Afrikaners issus de la fusion sur la terre africaine de colons néerlandais, germano-scandinaves et aussi huguenots à partir de 1652. Terreblanche était lui-même le descendant d’un huguenot toulonnais établi au Cap en 1704.

Ma remarque va peut-être vous sembler naïve, mais il y a une chose qui me surprend, c’est, qu’avec son passé, Eugène Terreblanche soit resté vivre en RSA et qu’il ait employé des Noirs…

C’est tout simplement parce que l’Afrique du Sud est aussi – et d’abord, sans doute… – le pays des Afrikaners (leur ethnonyme signifie précisément « Africains ») et que la « Tribu blanche d’Afrique », pour reprendre l’heureuse expression de David Harrison, constitue un des éléments constitutifs essentiels de l’âme de ce pays.

Terreblanche s’est toujours défini comme Boer, dans le double sens du mot évoqué plus haut, et avait repris, en 1968, la direction de la ferme familiale à Ventersdorp, dans l’ouest de l’ancien Transvaal, après sa retraite anticipée des unités spéciales de la police. Sa vision des rapports sociaux entre Afrikaners et Noirs était finalement restée celle du Baasskap, la suprématie traditionnelle des Afrikaners de la campagne, dirigeant les Noirs de façon paternaliste; après la parenthèse idéologique radicale du Dr Verwoerd (1958-1966), qui dans la logique de la séparation raciale complète et définitive, refusait toute domesticité de couleur.

Dans cette vision du Baasskap, les Noirs – ces grands enfants – ont leur place dans l’Afrique du Sud des Blancs, une place inférieure, sous les ordres éclairés du Blanc bienveillant, inspiré par le Dieu farouche et Père Fouettard du calvinisme. Il faut noter que la ville de Ventersdorp, où est né et où résidait Terreblanche, regroupe environ 2.000 habitants, presque tous afrikaners et quelle se trouve englobée dans la « municipalité » de Ventersdorp (36.000 habitants au recensement de 2007) avec son satellite, la ville noire (à population tswana) de Tshing, où les fermiers blancs recrutent leurs employés noirs, exactement comme au « bon vieux temps » de l’apartheid ségrégationniste de Vorster et de Botha.

Vous qui connaissez bien le mouvement national en RSA, pouvez-vous nous rappeler l’action passée d’Eugène Terreblanche et de son Afrikaner Weerstandsbeweging («Mouvement de résistance afrikaner, ou AWB) et nous dire comment vous la jugez ? Est-ce que ce groupe a encore une activité et une audience réelle ?

L’AWB s’inscrit dans l’héritage idéologique de la défunte Ossewabrandwag (OB, 1938-1952), la « Sentinelle du chariot à bœufs », le plus grand mouvement culturel nationaliste de masse de l’histoire du peuple afrikaner, qui a compté 300.000 membres en 1940, soit 40% des adultes afrikaners de cette époque. Il faut noter que l’organisation paramilitaires de l’AWB – dont les membres cagoulés étaient vêtus d’un treillis noir – a été baptisée le Brandwag , litt. « La Sentinelle », en référence directe à l’OB.

L’Afrikaner Weerstandsbeweging ou AWB a été fondé -sous la forme d’une société secrète – le 7 juillet 1973 (le 7.7, donc, et le chiffre 7 renvoie à une forme symbolique d’ésotérisme calviniste, celui de l’exaltation de l’œuvre de Dieu, et du monde qu’il a créé en 7 jours…) à Heidelberg (grande banlieue de Johannesburg) par sept (encore !) policiers et ex-policiers d’extrême droite, en rupture de ban avec le jeune Herstigte Nasionale Party, le Parti nationaliste reconstitué d’Afrique du Sud.

Rappelons le contexte : après l’assassinat en plein Parlement du Premier ministre, le Dr Hendrik Frensch Verwoerd, le 6 septembre 1966, son successeur, Balthazar Johannes « John » Vorster (très probablement partie prenante du complot qui a permis l’assassinat du Dr Verwoerd), a progressivement tourné le dos aux principes du « développement séparé » social-nationaliste pour revenir à une bonne vieille politique de ségrégation raciale favorable aux intérêts du grand patronat capitaliste local et à une alliance stratégique avec l’entité sioniste, que rejetait Verwoerd. Dès octobre 1969, les verwoerdistes, regroupés autour du Dr Albert Hertzog, quittaient le Parti national (NP) et créaient le Herstigte Nasionale Party (HNP).

En juillet 1973, sept policiers et anciens policiers, dont Eugène Ney Terreblanche (ancien des forces spéciales de la police, notamment dans le Sud-Ouest Africain, et reconverti dans l’agriculture depuis 1968), fondaient l’AWB. Très bon orateur (probablement le plus brillant orateur afrikaner depuis Verwoerd) et excellent organisateur, Terreblanche prit la tête d’un groupe qui fut dès le départ une provocation policière, dirigée contre le HNP, destinée à effrayer les électeurs blancs tentés par les sirènes du vote contestataire verwoerdiste et à discréditer politiquement tout mouvement situé à droite du Parti national, qui peu à peu devient un parti favorable au libéralisme et abandonne la dynamique de séparation raciale.

Toute la « panoplie folklorique » fut alors savamment orchestrée : tenues paramilitaires, défilés aux flambeaux et parades à cheval dans Pretoria, provocations publiques, meetings électriques, actions médiatiques y compris la punition publique infligée le 28 mars 1979 au Professeur FA Van Jaarsveld qui, coupable de blasphème aux yeux de l’AWB, fut enduit de goudron et de plumes en pleine université…, chants et feux de veillée dans les camps d’été dans le veld, etc. Quant au drapeau rouge sang, controversé, du Mouvement, il comprend dans le disque blanc central un curieux triskell qui rappelle aisément le swastika, même si officiellement il représente un « triple sept » chrétien, un « 777 » qui s’oppose au « 666 », le Chiffre de l’Antéchrist. Mais l’aigle qui orne les emblèmes et les documents internes de l’AWB est un quasi décalque de celui de l’Ossewabrandwag, organisation ouvertement pronazie à son époque.

L’AWB fut incontestablement un mouvement de type néonazi, mais ce néonazisme fut indirect, issu de sa filiation avec l’OB. Mais de provocation policière à ses débuts, l’AWB, allant toujours plus loin dans la radicalisation et l’automarginalisation idéologique, va s’autonomiser à partir du milieu des années 1980 et devenir un mouvement politique à part entière, un acteur autonome ayant rompu ses liens d’origine avec la police et les services spéciaux de l’appareil d’État. Cependant, son « folklore » fièrement revendiqué continuera à servir d’épouvantail, de repoussoir, à une large partie de l’électorat blanc qui (lobotomisé par la propagande lénifiante et le « légitimisme » politique traditionnel envers le Parti national) préfèrera remettre le pouvoir à la majorité noire plutôt que de combattre aux côtés de ces encombrants « résistants ».

Appelant à la création d’un Volkstaat (État du peuple) afrikaner séparé, dans le nord-est du pays, l’AWB va connaître un succès grandissant auprès de larges couches de la population afrikaner, notamment dans les zones rurales, et regrouper jusqu’à 70.000 membres à son apogée (environ 2% de la population afrikaner totale, ce qui n’est pas rien), au moment de la transition des années 1990-1994, qui marque la fin du pouvoir blanc dans le pays.

Sa déconfiture militaire lors de la « Bataille du Bophutatswana » en 1994, livrée contre l’armée sud-africaine lors de la réintégration au sein de la RSA de ce Bantoustan indépendant, situé sur la frontière avec le Botswana et dirigé par le Président Lucas Mangope, marque le début du reflux pour le Mouvement, discrédité pour son impuissance réelle face aux évènements, alors même qu’il avait prédit qu’il allait déclencher une guerre raciale apocalyptique. Les démêlés judiciaires personnels postérieurs de Terreblanche (il est condamné en 2001 à six ans de prison pour l’agression d’un pompiste noir dans une station service et pour la tentative de meurtre d’un garçon de ferme) et sa conduite personnelle (alcoolisme chronique et infidélités conjugales), peu compatibles avec la morale calviniste rigoriste prônée par l’AWB, accélèrent le déclin du Mouvement au début des années 2000. Après sa sortie de prison en 2004, Terreblanche finit par réactiver l’AWB en mars 2008, dans le but de défendre les intérêts des fermiers afrikaners de plus en plus souvent pris pour cibles dans les campagnes. La presse sud-africaine estime aujourd’hui le nombre de ses militants à environ 5.000, environ quatorze fois moins qu’il y a seize ans.

Il y a un an vous aviez accordé un entretien au journal Flash. C’était avant les élections législatives qui ont vu la victoire de l’ANC et avant l’arrivée à la présidence de la République de Jacob Zulma. La situation a-t-elle beaucoup évolué durant cette année ?

En fait, la situation décrite l’an dernier n’a cessé d’empirer, sous l’effet de la crise économique mondiale qui a frappé le pays de plein fouet. L’hypocrisie politique de l’ancien Président Thabo Mbeki a cédé la place au réalisme pur et cru du Président Jacob Zuma, premier Zulu depuis le grand roi Shaka (1787-1828) à avoir accédé à des charges politiques aussi importantes. Avec lui, c’est le retour de l’Afrique du Sud vraiment africaine, celle de l’Afrique des ethnies, en rupture avec la vision centraliste, mondialiste, occidentalisée, des cercles dirigeants (essentiellement xhosas et sothos) de l’ANC. À la limite -et même si Zuma s’inscrit dans la lignée de leurs ennemis héréditaires- les Afrikaners sont plus en phase sur les plans culturel, historique et idéologique, avec ce Zulu populiste, polygame traditionnel, qu’avec les technocrates occidentalisés de la bourgeoisie noire ANC, coupés des réalités ethniques africaines.

La Coupe du monde de football de juin-juillet prochain était conçue comme l’apothéose de la « nation Arc en ciel » vantée par l’archevêque noir anglican du Cap, Mgr Desmond Tutu. Mais les masques sont tombés et la fête est finie. Les caméras des chaînes de télévision du monde ne pourront guère cacher le vrai visage de l’Afrique du Sud, seize ans après la prise du pouvoir par l’ANC : creusement des inégalités sociales (y compris le développement d’une bourgeoisie noire qui doit sa position et ses privilèges à son allégeance à l’ANC), pauvreté extrême (y compris chez les Blancs), chômage (40% de la population active), immigration illégale massive (5 millions d’immigrés clandestins, soit plus de 10% de la population du pays), SIDA (12% de la population sud-africaine est séropositive), insécurité (50 meurtres par jour), dégradation de l’enseignement public, problème non réglé de la redistribution des terres, vieillissement des infrastructures économiques et généralisation de la corruption. Une situation qui serait déjà explosive ailleurs que sur le Continent africain…

Entretien réalisé par Christian Bouchet.

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