Du point de vue de l’histoire eschatologique de l’Église orthodoxe, il y a une période plutôt étrange qui a commencé en Russie en 1917 et qui se poursuit jusqu’à nos jours. Avec le renversement de la dynastie Romanov et la révolution bolchevique, qui, sur le plan extérieur, ont entraîné un déni complet de l’Orthodoxie, de ses fondements spirituels, dogmatiques et rituels (sous les bolcheviks, la confession du Christ était persécutée au sens le plus direct et le plus terrible du terme), deux événements se sont produits qui ont eu une grande importance pour la conscience orthodoxe. Premièrement, le Patriarcat a été restauré en Russie, et deuxièmement, la capitale a de nouveau été transférée de Saint-Pétersbourg à Moscou. Les deux événements, d’un point de vue mystique, sont étroitement liés l’un à l’autre, de même que l’apparition de la doctrine de Moscou – Troisième Rome (et plus tard l’introduction du Patriarcat en Russie) dans un cas, et l’abolition du Patriarcat et le transfert de la capitale à Saint-Pétersbourg, dans l’autre cas, étaient liés dans l’histoire sacrée russe.
Moscou comme Troisième Rome est une continuation eschatologique du « royaume millénaire » après la chute de Constantinople, dans lequel, malgré tout, la symphonie des pouvoirs a été préservée, exprimée par la présence du Patriarche russe et du Tsar de Moscou. La période pétersbourgeoise de l’histoire russe se caractérise précisément par l’absence totale de « symphonie » et présente tous les signes symboliques de l’apostasie. Le rôle de l’Église y était radicalement différent de celui de la période moscovite, et son influence bienfaisante s’exerçait non pas grâce au Royaume, mais malgré le Royaume, qui acquit un caractère exclusivement séculier et « païen ».
Mais la fin de la dynastie Romanov (et, par conséquent, la fin de la période de Pétersbourg) fut marquée par des signes symboliques d’une restauration eschatologique, un retour au symbolisme mystique de Moscou. Ceci, cependant, contrastait fortement avec l’athéisme et la doctrine antichrétienne des autorités communistes. Pour comprendre ce paradoxe eschatologique, il faut se tourner vers le thème eschatologique de l’icône de la « Mère de Dieu Souveraine », dont l’apparition miraculeuse au cours de la Révolution est une clé métaphysique de toute la période soviétique de la Russie en tant que dernière puissance mondiale orthodoxe.
La découverte à Kolomenskoïé, résidence des tsars russes, de l’icône « La Souveraine » [la Derjavnaïa], où la Mère de Dieu est représentée assise sur un trône avec les attributs du pouvoir royal entre les mains, a été accompagnée de son apparition miraculeuse à une simple croyante, à qui la vérité apocalyptique la plus importante a été révélée. – Désormais, après le martyre du dernier tsar (nominalement) orthodoxe, le pouvoir en Russie passe directement à la Mère de Dieu, qui assume l’entière responsabilité royale de la Russie orthodoxe jusqu’à la fin des temps. En d’autres termes, tant le transfert de la capitale à Moscou que la restauration du Patriarcat marquent le début d’une nouvelle période eschatologique, au cours de laquelle s’opère une restauration paradoxale d’un état de choses plus normal que la période bicentenaire de l’« apostasie pétersbourgeoise », bien que cela n’affecte pas directement l’aspect social, mais l’aspect mystique et spirituel de la vie ecclésiastique-nationale de la Russie.
Si les autorités bolcheviques carrément laïques de la Russie soviétique démontrent l’absence totale de toute légitimité sacrée (voilée auparavant par les attributs extérieurs du système romanovien), alors au sens spirituel, l’Église russe et avec elle toute la Russie mystique se sont mystérieusement renouvelées, se sont révoltée, ont repris vie au cours d’un éon eschatologique spécial sous la direction directe de la Reine du Ciel qui, par miséricorde (et accomplissant la dispensation du salut), est devenue la Reine de la Russie.
Bien sûr, un tel avènement mystique de la Très Pure Vierge n’est en aucun cas un retour triomphant et victorieux au « royaume millénaire », qui, selon la doctrine orthodoxe, ne se reproduira plus jamais. Dans un certain sens, cet éon supplémentaire miséricordieux est similaire à l’ère de Moscou – Troisième Rome, avec le temps miséricordieusement donné aux Russes malgré l’apostasie universelle. Mais dans notre cas, le paradoxe et la brièveté de cette « exception » providentielle sont incomparablement plus élevés que lors de la première période moscovite, et le déchaînement de la Bête au niveau extérieur est également incomparablement plus terrible et monstrueux.
De plus, le rôle initiatique et métaphysique particulier d’une femme, d’une épouse dans l’eschatologie orthodoxe [1] indique que l’avènement de la Mère de Dieu sur la Russie est un signe encore plus proche directement de la fin des temps que tous les autres événements apocalyptiques. Le cycle du Royaume orthodoxe russe est caractérisé par la même image symbolique que pour la logique générale de toute l’histoire sacrée, puisque l’histoire du peuple chrétien répète en termes généraux les principaux moments-clés de l’histoire sacrée de l’humanité. Ainsi, le premier tsar orthodoxe, l’Égal-aux-Apôtres Vladimir-le-Soleil-Rouge, était un homme et un être humain, comme l’Adam du Paradis. Il a été au début de l’État orthodoxe russe. A la fin de cet Etat, une « Femme vêtue de soleil » [1] est assise sur le trône, qui est plus qu’une humaine, et qui sauve providentiellement la Russie orthodoxe, l’élevant mystérieusement à la lumière incréée après la période de la « ch
En tenant compte de toutes ces considérations, la véritable signification des tendances monarchistes restaurationnistes dans la Russie postsoviétique contemporaine, dans laquelle le culte nostalgique des Romanov et de la période pétersbourgeoise de l’histoire russe redevient actuel, devient parfaitement claire. Évidemment, cela ne contredit pas seulement la logique providentielle sacrée de l’eschatologie orthodoxe, mais marque aussi l’approche de la toute dernière étape la plus courte du chemin mystique de la Russie, quand pour un moment l’obscurité s’épaissira sur elle jusqu’à la dernière limite, et quand la parodie finale de ce qui était déjà en soi une parodie – la Russie pétersbourgeoise des Romanov – apparaîtra.
Si, à Dieu ne plaise, des projets néo-monarchistes sont réalisés en Russie, ce sera un blasphème direct contre la « Souveraine », et les signes extérieurs de l’apostasie complète seront un nouveau transfert de la capitale et l’abolition du Patriarcat. Dieu seul sait si cela arrivera. Mais si cela se produit, alors le Jugement Dernier se sera rapproché de nous.
Chapitre 47 de Métaphysique de la Bonne Nouvelle (Metafizika Blagoï Vesti, Moscou, 1994.) en cour de traduction.
Notes :
Illustration : l’icône de la « Souveraine », découverte en février 1917 près de Moscou
L’icône de la Mère de Dieu Souveraine (dite derjavnaïa ; derjava veut dire « souveraineté » en russe) fut découverte en février 1917, dans la cave d’une église d’un village proche de Moscou. Une simple paysanne avait fait un rêve où la Vierge lui avait indiqué l’emplacement de l’icône. Celle-ci aurait été cachée là au moment de l’invasion française en 1812 et oubliée là. La paysanne en parla à un prêtre, et à la seconde tentative une icône fut retrouvée dans la cave d’une église du village de Kolomenskoïé. L’icône noircie fut nettoyée et l’image de la Theotokos (la Vierge) apparut : sur l’icône la Vierge Marie tient un sceptre dans sa main droite, un globe dans sa main gauche, porte une couronne d’or, et est vêtue de pourpre et assise sur un trône. De plus, quand le Tsar abdiqua le 2 mars 1917, il confia la Russie à Marie souveraine de la Russie (peu avant son arrestation le 20 mars). Du point de vue des croyants orthodoxes, la Sainte Vierge peut donc être considérée non seulement comme la Mère de Dieu mais aussi comme la véritable souveraine de la Russie (note du traducteur français).
1 – Très intéressante à cet égard est l’histoire d’une secte moderne qui a émergé des profondeurs de l’Église Orthodoxe Vraie radicale anti-soviétique et qui a été appelée la « Fraternité de la Mère de Dieu » ou l’« Église du Troisième Testament ». Sans remettre en cause la franche hérésie de sa doctrine et en laissant de côté le « flirt » assez pragmatique et complètement incohérent avec le catholicisme, il faut dire que dans les textes des « Frères de la Mère de Dieu », il y a beaucoup de détails ésotériques profonds concernant l’aspect mystérieux de l’Enseignement orthodoxe. Il convient également de noter qu’à l’origine de cette secte se trouve l’une des branches de l’hésychasme russe (qui a très probablement perdu la plénitude et l’harmonie de l’ensemble de la doctrine ésotérique, mais qui a conservé des fragments de connaissances initiatiques et certaines techniques opératoires). En principe, la scission initiale de l’EOV [Eglise Orthodoxe Vraie] vis-à-vis de l’EOR [Eglise Orthodoxe Russe] reposait sur la même logique que le grand schisme des Vieux-croyants du XVIIe siècle – l’affirmation de la « corruption » et de la désacralisation de l’Église obéissant aux autorités laïques, mais cette fois il s’agissait des bolcheviks. Les membres de la « Fraternité de la Mère de Dieu » parlent des anges spéciaux de la Mère de Dieu (le problème du troisième choix), du sacrement du royaume de la Mère de Dieu sur la Russie (comprenant le sens eschatologique de l’avènement de la « Souveraine »), des spécificités du futur royaume du Saint-Esprit, le Troisième Royaume, de la nature mystérieuse du sacerdoce de Melchisédek – c’est-à-dire des thèmes caractéristiques de l’ésotérisme orthodoxe. Sous une forme déformée et souvent complètement inadéquate, nous avons affaire ici à un courant mystique très intéressant, à travers lequel on peut discerner les vérités profondes et cachées des sphères initiatiques de l’Orthodoxie russe.