Amour et extase, le gnosticisme clandestin de la Russie

saint martyr grigori raspoutine. 2

« Et ils ajoutent que Jésus enseigna à ses apôtres une doctrine secrète et qu’il les chargea de la transmettre à ceux qui seraient capables de la comprendre. Ce sont la foi et l’amour qui sauvent. Tout le reste est indifférent. »
Saint Irénée (parlant des gnostiques)

« Voici un motif très répandu : la croyance qu’on peut éveiller l’énergie spirituelle par le mystère du sexe. Elle fascina des penseurs russes comme Fedorov, Soloviev et Berdiaev. Nietzsche décrivit l’ascète comme brûlant de volonté de puissance, ce qui s’applique aux Khlysty russes qui pensaient qu’en maîtrisant leur nature charnelle, ils transcenderaient les lois humaines. Nous connaissons bien ce type de gens, les dénommés antinomiens – étrange descendance, je suppose, de Jésus qui exerçait ses talents de guérisseur durant le shabbat, contrairement à la Loi juive. »
Michael Grosso, Millennium Myth

La tradition gnostique fut représentée durant les premiers siècles chrétiens par une multitude d’Écoles secrètes, de communautés et de maîtres. Le spécialiste des religions, W.H.C. Frend, écrit qu’« au second siècle le gnosticisme était un mouvement mondial ». Il y avait des communautés gnostiques en Syrie, en Grèce, en Palestine, à Rome, en Égypte, en Afrique du Nord et en Europe de l’Ouest. Avec la montée de l’Église de Rome et la persécution générale déchaînée contre les « chrétiens dissidents », les gnostiques trouvèrent refuge dans les ermitages des déserts d’Égypte, de Syrie et d’Asie Mineure. Les vérités gnostiques furent préservées dans la tradition ascétique de l’Église byzantine. Après la conversion de la Russie au christianisme byzantin, les doctrines gnostiques influencèrent fortement l’Église orthodoxe russe. L’ancienne sagesse s’enracina dans les communautés religieuses ascétiques de la Russie orthodoxe. Selon les paroles de G.P. Fedotov : « Les pays de l’Orient furent les foyers non seulement de grandes cultures religieuses et artistiques, mais d’une pensée profonde ». Le christianisme orthodoxe, fidèle à son origine orientale, se développa d’une manière complètement différente de celle de la Chrétienté occidentale.

Les Vieux-croyants

Les Vieux-croyants russes (Raskolniki) étaient issus de la résistance très répandue au XVIIème siècle face à la centralisation et aux réformes du patriarche orthodoxe russe, Nikon. Ce dernier était un tyran qui torturait et emprisonnait les croyants opposés à sa révision du service religieux et du livre de prières de l’Église russe. Avant l’époque de Nikon, qui devint patriarche orthodoxe grâce à son amitié avec le tsar Alexis, l’Église russe était largement décentralisée, une caractéristique des premières communautés chrétiennes qui prospéraient durant les trois premiers siècles après J.C., le prêtre n’étant pas plus qu’un berger ou un serviteur de la communauté. Croyant que la gaîté était diabolique, le puritain Nikon persuada le tsar d’interdire les instruments de musique et de rendre obligatoire la participation au service du dimanche. Les réformes de Nikon s’en prirent aussi à la quête mystique du « Royaume de Justice ». Beaucoup de Russes pensaient que les actions de Nikon étaient l’œuvre du Prince de ce monde, et que l’Antéchrist avait pris le contrôle de l’Église et de l’État. Le Vrai Dieu avait abandonné le tsar et la foi orthodoxe officielle.

Désertant l’Église majoritaire, les dissidents russes, selon le philosophe russe Nicolas Berdiaev, « commencèrent à vivre dans le passé et dans le futur mais pas dans le présent ». Les Vieux-croyants, comme les premiers chrétiens, étaient en fait divisés en de nombreuses branches ou écoles. Beaucoup étaient convaincus qu’ils vivaient maintenant une nouvelle époque complètement gouvernée par l’Antéchrist.

La consécration des prêtres et la célébration de tous les sacrements, incluant le mariage, étaient donc impossibles. De telles idées visaient à transformer chaque homme et chaque femme en ascète célibataire luttant pour leur salut personnel dans un monde mauvais et abandonné de Dieu. Rejetant l’autorité des prêtres, ces Vieux-croyants inspirèrent un communautarisme radical, la formation de petites communautés homogènes, étroitement liées. D’autres, croyant que l’Église était le Corps Mystique du Christ présent pour toujours dans le monde, continuèrent à ordonner leurs propres prêtres.

Les Vieux-croyants étaient totalement différents des protestants européens, qui voulaient revenir à un fondamentalisme évangélique imaginaire. Les Vieux-croyants se voyaient comme des gardiens de la tradition chrétienne orientale telle qu’elle avait été amenée de Rome à Constantinople puis à Moscou – la Troisième Rome. La Russie était le dernier dépositaire de la Vérité sans tache. Ils étaient expulsés et traqués par une Église orthodoxe réformiste qui abandonnait sa vocation céleste en embrassant l’hérésie. Albert F. Heard, dans The Russian Church and Russian Dissent, dit : « Ici se trouve la différence essentielle entre le Raskol russe [les Vieux-croyants] et le protestantisme allemand : l’un est fractionnel, étroit d’esprit, fanatique, jaloux et pharisaïque ; l’autre est universel, large d’esprit, libéral, généreux et tolérant. »

Ces Vieux-croyants, prétendant descendre des disciples du Christ, dénonçaient les chrétiens orthodoxes formels comme terre-à-terre et spirituellement stériles. À la manière des communautés apostoliques, ils insistaient sur la présence constante du Saint Esprit. Le talentueux et érudit archiprêtre Avvakoum, le plus important dirigeant des Vieux-croyants, était considéré comme possédant une part exceptionnelle du Saint Esprit. Pour Avvakoum et les Vieux-croyants, c’est l’Esprit de Vérité et non les hiérarchies humaines qui conduisait les vrais croyants dans leur vie quotidienne, leur révélant à nouveau les secrets du Royaume de Dieu. Renommé pour sa sainteté et ses pouvoirs de guérisseur, Avvakoum, d’après certains de ses fidèles, avait réalisé l’unité avec le Christ. Dans cet état d’ivresse divine, il avait paraît-il écrit : « Le ciel est mien et la terre est mienne, la lumière est mienne et mienne est chaque chose créée ».

Deux siècles plus tôt, le mystique soufi perse al-Hallaj, dans un état d’union extatique avec Dieu, avait déclaré de façon similaire : « Je suis l’Absolu ». Ce vénérable saint soufi fut exécuté en public par les musulmans orthodoxes. Il fut fouetté, pendu et finalement décapité par les fidèles musulmans. Nicolas Berdiaev dit d’Avvakoum : « Les tortures et les souffrances de l’esprit et du corps qu’Avvakoum supporta étaient au-delà de toute endurance humaine ».

Les Vieux-croyants subirent une persécution impitoyable de la part de l’État tsariste et du clergé officiellement approuvé. Cependant, ils continuèrent à être respectés comme les gardiens d’un antique héritage spirituel qui avait pris une forme russe indigène.

Le monachisme était essentiel dans la pratique spirituelle des Vieux-croyants. Un historien américain donne la description suivante d’un monastère des Vieux-croyants dans l’extrême nord de la Russie : « Anti-occidental, antimilitariste, et anti-expansionniste. Il pratiquait le partage communautaire des biens, le travail collectif, et l’aide mutuelle dans un environnement religieux, loin du centre du pouvoir d’Etat. Il était aussi hiérarchique et très strict : discipline, obéissance, loyauté et chasteté étaient requis ».

De cette rébellion religieuse largement clandestine sortirent les stranniki, ou « errants », qui pensaient que puisque ce monde ne pourra jamais être la demeure des Élus, ils devaient parcourir la terre sans résidence permanente. Une telle errance était essentielle pour celui qui recherchait la rédemption et l’illumination. Ils adoptaient une vie errante de prédicateurs et de guérisseurs afin de subir certaines épreuves initiatiques. Ces saints errants devinrent célèbres pour leurs remarquables pouvoirs de prophétie et de guérison. Ils décourageaient le mariage, et leur style de vie ascétique et leur orientation intérieure les libéraient des conventions sociales. Ils coupaient tous les liens avec la société (incluant l’argent, les passeports et les documents officiels) comme étant des signes de l’Antéchrist. Ayant renoncé à la vie fugitive de ce monde, les stranniki prohibaient tous les attachements, en particulier la reproduction qui lie l’homme à la société.

Dans son livre Gnosticism: Its History and Influence, Benjamin Walker explique : « Toutes ces sectes opéraient sous la menace constante des persécutions, et dès que leurs activités plus extrêmes étaient mises à jour ils étaient traités avec la plus rigoureuse sévérité, étant soumis à la confiscation des biens, à l’exil en Sibérie, au fouet, à la torture, et parfois à la décapitation. Pour la plupart, ils vivaient simplement et évitaient de se mêler des affaires de l’Église ou de l’État. Comme d’autres sectes de ce genre, ils tendaient à considérer le mariage comme un lien maudit. »

L’un des fidèles de l’Archiprêtre Avvakoum, Danila Filippov, un paysan pieux, connut aussi l’union avec le Christ. Après beaucoup de prières, de pénitences et de contemplation mystique, Filippov eut une vision extatique durant laquelle il vit Dieu descendre avec une foule d’anges et entrer dans son corps. Comme pour Jésus lors de son baptême en Jordanie, l’esprit de Dieu descendit sur Filippov et il réalisa l’unité avec le Christ. A partir de ce moment, Danila Filippov, vivante incarnation du Christ, commença à enseigner, se faisant un grand nombre d’adeptes parmi les dissidents religieux de la Russie.

On admet que Danila Fillipov popularisa des vérités ésotériques et des mystères anciens qui faisaient partie intégrante de l’Église russe avant les révisions hérétiques du patriarche Nikon. Cela aide à expliquer pourquoi son message fut populaire chez un grand nombre de Russes. Certains Vieux-croyants pensaient que l’Archiprêtre Avvakoum s’était uni au Christ de son vivant. Un certain nombre de croyants russes vénéraient la légende d’Averzhan, un Christ vivant, que Dimitri Donskoï crucifia sur le champ de bataille de Koulikovo en 1380. Un autre Christ, Yemeljan, souffrit terriblement sous le tsar Ivan le Terrible.

En déclarant publiquement que l’homme pouvait s’unir au Christ, Filippov ne faisait que réaffirmer un grand mystère de la théologie orthodoxe orientale, la doctrine de la theosis.

Maxime le Confesseur, le plus important théologien byzantin du VIIème siècle, écrivit que le vrai but du chrétien n’est rien de moins que la déification. « Tout en restant dans son âme et son corps entièrement homme par la nature, il devient dans son âme et son corps entièrement dieu par la grâce ». Maxime tirait ses idées principalement de l’Évangile de Jean et des traditions gnostiques secrètes associées aux premiers disciples. D’après Maxime, à l’origine Dieu créa l’homme en le dotant d’un mode de propagation divin et immatériel. La reproduction sexuelle, comme la mort, est une conséquence de la Chute d’Adam. L’incarnation historique du logos – le Christ cosmique – en Jésus le Nazaréen avait rendu possible l’union avec Dieu, mais c’est toujours la grâce de Dieu qui la réalise. Cette illumination divine doit être recherchée. La prière intérieure, l’introspection, la contemplation mystique, la vie errante ou monastique, et le renoncement au monde éphémère, n’étaient que des portes menant à la recherche de Dieu. L’ascétisme, compris comme maîtrise de soi, était la voie de la transfiguration individuelle. Le spécialiste moderne des religions, Mircea Eliade commente : « La déification est précédée ou accompagnée par une expérience de lumière mystique. Déjà parmi les Pères du désert, l’extase se manifestait par des phénomènes lumineux. Les moines “rayonnaient de la lumière de la Grâce”. Quand le reclus était absorbé dans sa prière, sa cellule était entièrement illuminée. La même tradition (prière, lumière mystique, theosis) se retrouve parmi les moines hésychastes du Mont Athos. Dans l’Église orientale, on trouve deux tendances complémentaires, apparemment opposées, qui s’accentuent avec le temps : d’une part, le rôle et la valeur ecclésiale de la communauté des fidèles ; d’autre part, l’autorité prestigieuse des moines et des contemplatifs ascétiques. » [1]

Denis l’Aréopagite, un moine syrien du Vème siècle souvent assimilé à un des premiers adeptes de Saint Paul, écrivit qu’il s’était approché de Dieu et qu’il était entré en union avec lui. Sa théologie, inspirée en partie du néoplatonisme et du gnosticisme, eut une immense influence sur l’Église orientale. Pour Denis, Dieu est au-delà de tout ce que nous pouvons comprendre. Dieu est « la Cause Universelle de l’existence tout en n’existant pas Lui-même, car Il est au-delà de tout Être ». Dieu se fait connaître du monde visible par une hiérarchie d’êtres divins. Le logos, ou Première Emanation de Dieu le Père, se manifesta dans l’Homme Jésus en tant que Christ. L’Évangile de Jésus révéla comment l’homme pouvait s’unir à Dieu par le logos. La theosis, l’union avec Dieu, expliquait Denis, ne peut être atteinte qu’en s’élevant au-dessus de toute perception des sens et de tout raisonnement de l’esprit : « Je conseille que, dans le fervent exercice de la contemplation mystique, vous abandonniez les sens et les activités de l’intelligence et tout ce que les sens de l’intelligence peuvent percevoir, et tout dans ce monde de néant ou dans cette monde d’être. Ayant laissé votre entendement en repos, tendez autant que vous le pouvez vers une union avec Celui que ni être ni compréhension ne peuvent concevoir. Car, par le renoncement incessant et absolu à vous-mêmes et à toutes choses, vous vous purifierez et rejetterez toutes les choses et serez libéré d’elles toutes. Ainsi vous serez conduit en haut vers le Rayon de cette divine Obscurité qui dépasse toute existence. » [2]

Au Xème siècle, Siméon (949-1022), abbé du monastère de Saint Macras à Constantinople, écrivit qu’au lieu de tenter rationnellement de définir Dieu, on devrait compter sur une expérience personnelle directe du divin. Comme Karen Armstrong l’explique dans son excellente étude A History of Religion : « Il était impossible de connaître Dieu en termes conceptuels, comme s’il était simplement un autre être sur lequel nous pourrions former des idées. Dieu était un mystère. Un vrai chrétien était celui qui avait une expérience consciente de Dieu qui s’était révélé dans l’humanité transfigurée du Christ. Siméon avait lui-même été converti d’une vie terrestre à la contemplation, par une expérience qui semblait être tombée du ciel. Comme Dieu l’avait dit à Siméon durant l’une de ses visions : “Oui, je suis Dieu, celui qui devint homme pour vous. Et regarde, je vous ai créés, comme tu le vois, et je vous transformerai en Dieu”. Dieu n’était pas un fait objectif externe, mais une illumination essentiellement subjective et personnelle. »

Le Père de l’Église, Clément d’Alexandrie, avait dit : « Cet homme qui est habité par le logos [la Parole Divine ou le Christ] devient comme Dieu et devient beau. Cet homme devient Dieu, car Dieu le veut. Le logos de Dieu devint homme pour que de l’homme vous puissiez apprendre comment l’homme peut devenir Dieu ».

Les hommes de Dieu

Les mouvements spirituels radicaux qui naquirent à la suite du schisme dans l’Orthodoxie russe au XVIIème siècle s’inspiraient de cette riche tradition mystique du christianisme oriental, qui était imprégnée de gnosticisme.

Les dissidents russes représentaient à la fois une révolte contre la tyrannie ecclésiastique et un renouveau profond de doctrines ésotériques préservées dans les sanctuaires intérieurs de l’Église orientale. Le mysticisme chrétien oriental fusionna avec la spiritualité native de l’âme slave. Cela n’est nulle part plus apparent que chez les dissidents qui suivaient Danila Filippov et qui étaient connus sous le nom de Khlysty, un nom dérivé de Khylstovschchina, « la Foi du Christ ». Ils étaient aussi appelés les « Hommes de Dieu », à cause de leur ascétisme bien-connu, de leurs jeûnes, de leurs actes de pénitence et des souffrances incroyables qu’ils enduraient.

Les Khlysty, comme beaucoup de mystiques orientaux et comme les bogomiles gnostiques du XXème siècle, divisaient le monde entre l’esprit et la chair, le bien et le mal. L’homme primordial était originellement un être spirituel androgyne, mais le Malin causa sa chute, le faisant devenir physique, mortel et sexué. De même, à cause de la chute, la Terre originellement spirituelle devint dense, matérielle et corrompue, soumise au déclin et à la mort. Un vieux texte religieux slave apocryphe raconte comment Satan fit signer un pacte à Adam, puisque la Terre est le domaine du Malin, et d’après ce contrat Adam et ses descendants lui appartiennent jusqu’à la venue du Christ. Les symboles de l’Homme androgyne et de la Terre vierge, tous deux déchus pour être restaurés, sont essentiels dans le rituel et la doctrine des Khlysty, comme nous le verrons plus loin.

L’identification par les Khlysty de la Terre-Mère avec la Sainte Vierge Marie est aussi inspirée de la relation mystique des Russes avec la terre. Les Slaves orientaux voyaient la Terre non tant dans sa condition matérielle (déchue), mais comme le monde céleste qui se reflétait en elle ou à travers elle. Comme l’explique un auteur : « Le secret de la géographie russe consiste dans le fait que ce que le Russe reçoit de la terre, c’est la lumière qui a d’abord été transmise à la terre et qui s’en reflète ensuite. Ainsi le Russe reçoit vraiment de la terre ce qui s’écoule sur elle à partir de régions extérieures. Le Russe aime sa terre, mais il l’aime parce que pour lui elle est un reflet des cieux. » [3]

À la manière des mystiques orientaux, Danila Filippov prêchait la pauvreté, l’humilité, la pénitence et la prière, comme faisant partie du chemin vers la theosis. Tout comme les bogomiles (« bien-aimés de Dieu »), il déconseillait le mariage et appelait ses adeptes à s’abstenir de toute viande, à cause de son origine par la copulation. L’alcool devait aussi être évité. Si l’un de ses convertis se trouvait être marié, il devait se séparer de sa femme incroyante, et ses enfants devaient être appelés des « péchés ». Les femmes acquises avant de rejoindre la communauté khlysty étaient appelées « cadeaux du diable ». Les nouveaux convertis se voyaient assignés des partenaires spirituels et s’ils pouvaient dormir ensemble, il ne devait y avoir aucune relation charnelle. Filippov établit un livre d’instruction appelé le Livre de la Colombe, la colombe étant le symbole dans l’Évangile de la descente du Christ sur Jésus lors de son baptême.

Aujourd’hui les Khlysty sont surtout célèbres pour la manière dont ils célèbrent leur culte. En tant que mouvement clandestin persécuté, ils se réunissaient surtout la nuit et dans le plus grand secret. Ils se rassemblaient dans de grandes pièces simples dotées de grands bancs de chaque coté. Au centre se trouvait une table de bois sur laquelle étaient placées des tranches de pain et des cruches d’eau. Ils se rencontraient parfois dans une clairière éclairée par des centaines de bougies. Après que tous les membres se soient rassemblés et que les portes aient été fermées, ils enlevaient leurs chaussures et leurs manteaux pour rester en robes blanches flottantes. Chaque membre portait un simple mouchoir blanc.

Les réunions étaient présidées par un « Christ » ou une « Mère de Dieu ». Certains spécialistes se demandent si ces titres ne viennent pas de ceux qui étaient utilisés par les adeptes esséniens et nazaréens de Jésus. Des noms comme Christ, Marie et Joseph étaient souvent utilisés par les membres pour représenter les personnages des communautés esséniennes et nazaréennes. L’usage du terme « Christ » par les Khlysty témoignait aussi de leur croyance que l’esprit du Christ n’avait pas quitté la terre après la crucifixion de Jésus, mais qu’il s’était incarné dans divers individus ayant réalisé Dieu en eux-mêmes. « Mère de Dieu » correspondait à la Terre-Mère qui, comme Adam, avait chuté dans la matière. La vierge primordiale était supposée avoir été spirituelle et éthérée avant l’attaque de Satan.

Habituellement, la réunion s’ouvrait avec la prière suivante, appelée Prière de Jésus :

« Donne-nous, Seigneur,
Jésus-Christ !
Donne-nous, Fils de Dieu,
La Lumière : aie pitié de nous !
Souverain, Saint Esprit,
Aie pitié de nous.
Souveraine, notre petite Mère !
Appelle la Lumière pour nous,
La Lumière, ton Fils,
L’Esprit de Dieu, le Saint !
Lumière, par toi sont rachetés
Beaucoup de pécheurs sur la Terre,
Sur la petite Mère, sur notre Reine,
Lumière, sur elle qui nous chérit. »

Après un bref sermon, les membres commençaient à chanter des hymnes. Un baquet d’eau était généralement chauffé sur un feu. Quand l’eau commençait à bouillir, ceux qui souhaitaient recevoir les dons du Saint Esprit et incarner le Christ – les « porteurs de Christ » – joignaient les mains et dansaient en cercle. Quand le service atteignait son apogée, les hymnes devenaient de plus en plus forts et la danse de plus en plus extatique. Certains auteurs disent que de jeunes vierges vêtues de robes blanches fouettaient les danseurs avec des branchages. Les célébrants atteignaient un état d’ivresse spirituelle. Ils se détachaient du cercle et tombaient en transe. Dans cet état d’« ivresse divine », les gens tombaient souvent sur le sol, parlaient dans des langues inconnues, et atteignaient l’extase corporelle. Après la cérémonie, les célébrants avaient le pouvoir de guérir les malades, de prophétiser, et de chasser les démons.

Le métaphysicien italien Julius Evola donne la description suivante, légèrement différente, d’une cérémonie khlysty : « La prémisse dogmatique de la secte est que l’homme est potentiellement Dieu. En développant la conscience de cela, il peut être Dieu de fait, prenant en lui-même la nature du Christ (d’où vient le nom de la secte) si c’est un homme, ou celle de la Vierge si c’est une femme, par la descente transfigurante du Saint Esprit, provoquée par la célébration d’un rite de minuit secret. Les participants, hommes et femmes, ne portent qu’un vêtement blanc sur une nudité rituelle complète. En prononçant des invocations, ils commencent à danser en cercle. Les hommes forment un cercle au milieu qui tourne avec rapidité dans le sens de la marche du soleil, pendant que les femmes forment d’abord un cercle extérieur et tournent dans le sens opposé de la marche du soleil (une référence rituelle à la polarité cosmique observée par les sexes). Le mouvement devient de plus en plus sauvage et étourdissant jusqu’à ce que certains des participants quittent le cercle et commencent à danser seuls, comme les vertiginatores antiques et les derviches arabes, si rapidement, dit-on, que parfois leurs figures ne peuvent plus être distinguées pendant qu’ils tombent et se relèvent (la danse comme technique d’extase). Leur frénésie devient contagieuse. Pour accroître leur exaltation, les hommes et les femmes se fouettent les uns les autres (la douleur étant un facteur érotique et extatique). Au sommet de cette exaltation, la transformation intérieure, la descente immanente invoquée du Saint Esprit commence à s’annoncer. A ce moment, les hommes et les femmes se débarrassent de leurs vêtements rituels blancs et copulent d’une manière immorale ; la conduite de l’expérience sexuelle et le traumatisme du coït portent le rite à sa plus extrême intensité. » [4]

Evola relate l’accusation souvent répétée, faite par leurs ennemis orthodoxes, que ces cérémonies secrètes s’achevaient toujours par une orgie sexuelle effrénée. Ou comme le dit un auteur, les Khlysty s’engageaient dans « une sorte de rite des lucerna extincta [extinction des feux], au cours duquel les hommes et les femmes avaient des relations, [incluant] des relations homosexuelles », pour atteindre un état de conscience altérée. Un récit plus fiable et moins sensationnel est donné par le spécialiste de Cambridge, Frederick Conybeare, dans son livre Russian Dissenters. Conybeare, en fait, découvrit peu de preuves d’orgies sexuelles sauvages parmi les Khlysty. James Webb, un chercheur méticuleux, conclut : « les Khlysty étaient supposés se livrer à une licence sexuelle débridée ; pourtant il y a peu de preuves qu’ils le faisaient réellement, en-dehors des accusations de leurs ennemis » [5].

Cependant, il peut être utile à ce moment d’explorer la base de ces accusations. Nous savons que les Khlysty répudiaient le mariage, dédaignant ouvertement la vie familiale conventionnelle. Evola admet que « dans cette secte, le sexe est sévèrement restreint à cet usage rituel et extatique ; à tous autres égards la secte professe un ascétisme rigide et condamne l’amour charnel et même le mariage lui-même » [6]. Comment naquirent donc les rumeurs d’orgies sauvages ?

Les relations sexuelles, pour la majorité des gens, sont liées au besoin biologique de se reproduire, ainsi qu’au désir humain d’intimité. Le mariage est une institution sociale. L’ascète, qui abandonne l’appartenance au monde normal, renonce à la famille et aux liens sociaux par respect envers le transcendant Royaume de Dieu. Le besoin naturel de procréer est, comme la mort, un résultat de la Chute. Le véritable ascète ne supprime pas ce besoin biologique mais le maîtrise et le transmute. Il ou elle redirige l’énergie sexuelle loin des plaisirs fugaces et de la procréation, et l’oriente vers la quête mystique de l’union avec Dieu. La recherche de l’amour humain et de l’intimité est annihilée dans l’amour consumant tout du mystique pour l’Eternel. C’est pourquoi on dit que le vrai mystique est toujours l’amant à la recherche de la Bien-aimée.

Ayant atteint l’état de Christ, l’unité avec la Bien-aimée divine, l’ascète khlyst était libéré des lois morales et des conventions sociales. Ils étaient comme Jésus-Christ qui contrevenait ouvertement à la loi mosaïque du shabbat et qui montrait son dédain de l’autorité pharisaïque. Celui qui s’unit au Christ infini n’a pas besoin de lois puritaines réglementant des actions humaines déterminées. La réalisation de Dieu, l’illumination divine, emmène celui qui ne vit pas dans le monde terrestre au-delà de toutes les normes acceptées. Ceci est illustré par le résultat d’une enquête menée au XVIIIème siècle sur un scandale lié à un couvent dominicain.

Les nonnes de Sainte Catherine de Prato connurent une telle irruption du Saint Esprit qu’elles déclarèrent ouvertement leur unité essentielle avec Dieu. Lors de l’enquête papale officielle, l’une des nonnes expliqua sa réalisation intérieure du divin : « Il suffit d’élever son esprit vers Dieu et ensuite aucune action, quelle qu’elle soit, n’est un péché. L’amour de Dieu et de son prochain sont les seuls commandements. L’homme qui s’unit à Dieu au moyen des femmes satisfait les deux commandements. Le fait aussi celui qui, élevant son esprit vers Dieu, a du plaisir avec une personne du même sexe ou bien tout seul. En faisant cela, ce que nous appelons erronément impur est en fait de la pureté ordonnée par Dieu, sans laquelle l’homme ne peut parvenir à la connaissance de Lui. » [7]

Il n’est pas difficile de voir que les relations sexuelles évitant le risque de conception pouvaient devenir des actes sacrés dans les communautés khlysty. En effet, à toutes les époques, dans toutes les cultures et toutes les religions, nous rencontrons l’idée mystique selon laquelle l’identification et l’union avec la déité libère l’ascète des règles qui s’imposent aux hommes charnels ordinaires. Remplis par le Saint Esprit, leurs corps de chair transformés, ils ne peuvent commettre aucun péché corporel. La répression sexuelle est hors de question puisqu’elle ne sert qu’à nourrir un déséquilibre dangereux et une névrose. Ainsi le sexe non-reproductif strictement contrôlé peut être approuvé par le rituel, purifié et transformé en une intense étreinte de Dieu. Dans l’Europe occidentale du Moyen-Âge, les Frères du Saint Esprit démontrèrent les vertus transcendantes de ce sexe sacré, de la nudité, et méprisaient toutes les conventions humaines.

L’allégation d’orgies homosexuelles portée contre les Khlysty par leurs ennemis ignorants peut aussi être comprise à la lumière de la sanctification et de la transmutation de la sexualité. L’homosexualité est strictement interdite par la loi religieuse dans l’islam, de même que dans le judéo-christianisme orthodoxe. Pourtant on dit que le soufi musulman, Sheikh Abou Khulman al-Dimechki, approuvait l’homosexualité pour raisons spirituelles. Le célèbre orientaliste Alain Daniélou dit que pour les moines shivaïtes, qui comme les Khlysty, renoncent au mariage et aux enfants, « les relations entre personnes du même sexe sont toujours préférables et très largement pratiquées ».

Daniélou continue en expliquant : « Ce lien entre l’homosexualité et la vie monastique et spirituelle, comme la valeur sacrée de ce genre de relations, est connu de toutes les religions. La psychose anti-homosexuelle du monde judéo-chrétien, sous le couvert d’une conception arbitraire de la morale, a servi de prétexte à la persécution de nombreux mouvements de caractère mystique qui gênaient les ambitions matérielles des Églises. Une relation sexuelle permet cette plénitude dans les rapports du maître et du disciple grâce à laquelle l’épanouissement du corps mène à l’ennoblissement de l’âme et aux plus hautes vertus morales. L’abstinence sexuelle, qui fait partie des techniques du yoga, n’a de valeur que si l’énergie vitale est réellement employée, à l’aide d’exercices physiques et mentaux complexes, pour développer les pouvoirs intellectuels et spirituels de l’homme. » [8]

Les observations de Daniélou sur les ascètes shivaïtes peuvent expliquer les supposées relations homosexuelles entre les anciens et les initiés chez les Khlysty. Ce qui est punissable de mort dans la vieille Loi Mosaïque et interdit par l’Église établie concerne exclusivement le niveau humain terrestre. De telles actions peuvent être sanctifiées par l’élévation vers le niveau métaphysique sublime. Ce qui est interdit dans le monde déchu de la chair – dans le Temps – est permis au ciel, le monde de l’esprit, le royaume au-dessus du Temps. La seule vraie union d’amour a lieu, non pas entre des êtres mortels dans ce monde matériel d’illusion, mais sur le plan spirituel, entre l’âme humaine (l’amant) et le divin (la Bien-aimée). Vu depuis cette position d’ascétisme radical, tout amour sexuel égoïste et prohibitif, si clairement manifeste dans le mariage terrestre et le couple humain, est en réalité de la fornication spirituelle, de l’adultère, et même de l’idolâtrie ! Quant à répression et à la chasteté simulée, elles ne peuvent constituer que le pire « péché d’orgueil ».

Le « moine fou » Raspoutine

La vie extraordinaire de Grigori Efimovich Raspoutine (1871-1916), qui avait été un étudiant des Khlysty mais qui n’avait jamais été initié, est digne d’intérêt en ce qui concerne ce courant mystique clandestin. C’était une tradition spirituelle radicale totalement subversive vis-à-vis des sacro-saintes institutions de la société, et pourtant complètement irréfutable et libératrice. Le « moine fou » russe Raspoutine rencontra pour la première fois des membres des Khlysty au monastère orthodoxe de Verkhotourye, où ils avaient trouvé refuge. De ces hommes de Dieu, il apprit qu’après une période d’ascétisme, d’étude, de pénitence et de prière, il était possible de s’unir à la nature même du Christ.

Raspoutine fut probablement initié à la croyance selon laquelle le péché, en particulier ce que l’Église considérait comme des « péchés sexuels », pouvait en fait être utilisé pour chasser le péché. On dit qu’il avait fait de cette doctrine le fondement de ce qu’il appelait la « sainte absence de passion », un état d’union avec Dieu qui était atteint par l’épuisement sexuel qui survenait après des rencontres sexuelles prolongées.

Raspoutine disait, paraît-il, que sa mission était « de vous apporter la voix de notre sainte Terre Mère et de vous enseigner le secret béni qu’elle m’a transmis concernant la sanctification par le péché ». Dans son essence, cela signifiait que l’expérience débridée du sexe – dépourvu de luxure, de désir et d’attachement – était un type de « mortification ascétique » capable de favoriser la recherche de la « mort mystique » du Moi inférieur ou ego. En crucifiant la chair par l’épuisement sexuel, l’esprit s’unissait à la Bien-aimée divine. Le « péché » apparent de l’acte était aboli dans la transformation de l’individu. À ce niveau, de simples actes sexuels se transformaient en rituel sacré quand le célébrant était « sanctifié par le péché », libéré du faux moralisme. Une telle « sainte absence de passion » est aussi une technique précise pour sacrifier le Moi inférieur et détruire la fierté de l’ego individuel. Dans une société pharisaïque, hypocrite et moraliste, cela sert à attirer l’opprobre public, instillant ainsi une profonde humilité. Il n’y a pas de doute que le comportement de Raspoutine – réel ou imaginaire – choquait et outrageait la bourgeoisie de la Russie. Mais même en étant conscient de la doctrine de Raspoutine, on ne peut pas attacher trop d’importance à ses orgies sauvages alléguées, puisque les preuves manquent, et que la plupart des accusations venaient de ses ennemis.

Après son passage dans les Khlysty, Raspoutine revint dans son village pour annoncer qu’il avait subi une renaissance spirituelle. Attirant quelques adeptes locaux, il construisit une petite chapelle pour les dévotions religieuses. Un jour Raspoutine eut une vision de la Vierge Marie qui lui dit d’adopter la vie d’un saint homme errant. Quittant son village natal, il parcourut plus de trois mille kilomètres, terminant son pèlerinage en Grèce, au monastère du Mont Athos. Lorsqu’il revint finalement chez lui, deux ans plus tard, c’était un autre homme, émettant un puissant magnétisme.

Quand Raspoutine arriva dans la ville russe de Saint-Pétersbourg en 1903, il avait déjà la réputation d’être un guérisseur par la foi, manifestant les dons du Saint Esprit. Il s’agenouillait à coté du lit des malades et priait. Souvent, après qu’il ait posé sa main sur l’endroit malade, ils recouvraient la santé. Grigori Raspoutine, le paysan devenu guérisseur errant, disait toujours qu’il n’était qu’un instrument du Christ. Au cours de son errance, Raspoutine reçut la bénédiction du Père Jean de Kronstadt, un saint orthodoxe vivant. Après avoir rencontré Raspoutine, plusieurs évêques de l’Église orthodoxe furent impressionnés par son évidente spiritualité. L’une de ses biographies impartiales note que Raspoutine « n’avait vraiment rien d’un charlatan. C’était un mystique religieux du même type que Boehme ou Saint-Martin. Durant toute sa vie il redistribua les considérables sommes d’argent qui lui avaient été données par des admirateurs » [9].

L’archimandrite orthodoxe Théophane, un confesseur personnel de la famille royale russe, dit au tsar Nicolas et à la tsarine Alexandra : « Grigori Efimovich est un paysan, un homme du peuple. Vos Majestés feront bien de l’entendre, car c’est la voix du sol russe qui parle à travers lui. Je connais ses péchés, qui sont innombrables, et la plupart d’entre eux sont odieux. Mais il y a en lui une passion de repentance si profonde et une confiance si absolue dans la pitié divine que je garantirais presque son salut éternel. Chaque fois qu’il se repend, il est pur comme l’enfant lavé dans les eaux du baptême. Manifestement, Dieu l’a appelé pour être l’un de Ses Élus. »

En octobre 1905, le tsar Nicolas écrivit dans son journal : « Aujourd’hui nous avons fait la connaissance de Grigori, un homme de Dieu, venu de la Province de Tobolsk ». Raspoutine devint bientôt étroitement associé à la famille impériale russe, utilisant ses pouvoirs de guérisseur pour soigner le fils hémophile du tsar. Les dons de guérison de Raspoutine convainquirent la tsarine Alexandra qu’il était un vrai saint homme et la réponse à ses prières. Son proche engagement auprès du tsar valut à Raspoutine de nombreux ennemis, qui attribuaient les maux de la Russie au « Fou de Dieu ». Ils accusaient Raspoutine d’être un comploteur politique diabolique, qui utilisait son patronage royal au profit de ses amis sans scrupules. Mais il n’y a pas d’indications ou de preuves tangibles, comme pour la plupart des rumeurs et des accusations scandaleuses qui sont aujourd’hui presque synonymes du nom de Raspoutine.

Leonard George raconte les étranges circonstances du meurtre de Raspoutine : « La mort de Raspoutine fut aussi remarquable que sa vie. En 1916, le prince Félix Youssoupov décida de débarrasser la Russie du “moine fou”. Une nuit, le prince Youssoupov invita Raspoutine à son palais pour une fête privée. On servit à Raspoutine des gâteaux au cyanure et du vin empoisonné, mais, à la stupéfaction de son hôte, il n’en fut pas affecté, et suggéra de sortir et d’aller inviter quelques tziganes pour la fête. Youssoupov tira alors une balle dans la nuque de Raspoutine, qui s’effondra. Quand le prince revint une minute plus tard avec des complices pour emmener le corps, Raspoutine était en train de courir autour du palais, essayant de trouver une porte non-verrouillée pour pouvoir s’enfuir. Après avoir reçu plusieurs autres balles, Raspoutine enfonça une porte fermée et s’enfuit du palais. Il fallut encore un autre coup de feu pour l’abattre. Il fut attaché puis jeté dans une rivière gelée, par un trou dans la glace. Plus tard, quand le corps fut retrouvé, on découvrit que Raspoutine était encore vivant lorsqu’il avait été jeté dans la rivière ; il avait réussi à libérer l’une de ses mains et était mort gelé en faisant le signe de la croix. » [10]

Peu avant sa mort, Raspoutine avait écrit au tsar, disant qu’il pensait qu’il pouvait être tué avant le 1er janvier 1917. S’il devait être assassiné par des aristocrates – ce qui advint – alors aucun des « enfants ou relations du tsar ne resterait vivant pendant plus de deux ans ». Raspoutine ne se trompait pas. Le tsar et toute sa famille furent massacrés en 1918 : un autre exemple des dons prophétiques de Raspoutine. L’éminent maître spirituel Rudolf Steiner confia à un ami en 1916, avant le meurtre de Raspoutine : « Le monde de l’esprit, l’esprit du peuple russe, ne peut aujourd’hui œuvrer qu’à travers lui [Raspoutine] et à travers personne d’autre ». Encore aujourd’hui, près de cents ans après sa mort, il y a des croyants qui considèrent Raspoutine comme un saint, et même comme un Christ incarné, crucifié par les « forces obscures ».

En 1880, les Vieux-croyants russes étaient peut-être au nombre de 1,3 ou 1,4 million, et au début de la Révolution, de quelque 2,5 millions. Le nombre des membres des Skoptsy, une scission des Khlysty, était estimé à au moins cent mille. Tous étaient les produits de la tradition mystique clandestine de la Russie, un courant spirituel aussi éloigné du matérialisme et du rationalisme de l’Occident que de l’intellectualisme et du dogmatisme théologiques étroits. Pour un esprit occidental imprégné de dogmatisme et de froid rationalisme, ce qui peut apparaître comme une divergence déconcertante vis-à-vis de la spéculation spirituelle russe est vu comme une vertu par ceux qui sont accoutumés à l’histoire du christianisme byzantin. Comme Sergius Boulgakov l’observe dans son étude L’Église orthodoxe : « On peut dire que dans la vie spirituelle, cette variété est la plus utile lorsqu’elle est la plus grande ».

Une telle attitude vient de ce que l’Église orthodoxe est profondément consciente d’être issue de l’Église apostolique de Jésus-Christ. Boulgakov dit : « L’Orthodoxie n’est pas l’une des confessions historiques, c’est l’Église elle-même, dans sa vérité. On peut même ajouter qu’en devenant une confession, l’Orthodoxie manque de manifester toute sa force et toute sa gloire universelle ; elles se cachent, pourrait-on dire, dans les catacombes. » [11]

Les réformes hérétiques de Nikon, disent les Vieux-croyants, ont en fait trahi le rayonnement apostolique de l’Église et ont transformé celle-ci en une simple confession chrétienne de plus.

La spiritualité païenne slave se fondit lentement dans les mystères ésotériques de l’Église orientale, modelée par le gnosticisme, et fortement influencée par l’immémoriale sagesse de la Grèce, de la Perse et de l’Égypte. Voici une tradition spirituelle définissable, issue des anciennes terres d’Égypte, de Perse, de Grèce et de Palestine, qui s’épanouit dans le mysticisme ascétique du christianisme byzantin, et qui en passant en Russie s’enracina dans l’âme païenne des Slaves de l’Est. Les monastères orthodoxes de la Russie devinrent son refuge, jusqu’à ce qu’elle ressorte plus tard dans les sectes dissidentes des Vieux-croyants, des Khlysty, des Skoptsy, et des innombrables saints hommes errants, les « moines fous », les « fous de Dieu ».

Ces dissidents radicaux forment les vrais Hommes de Dieu, ceux qui parcourent le monde en suivant les traces du « grand dissident » Jésus le Christ et de ses douze adeptes. En Russie, les saints hommes de l’Inde et les sages soufis musulmans rencontraient la même sensibilité envers la divine Bien-aimée. Le maître soufi Inayat Khan écrivit dans ses Confessions que durant sa visite en Russie il découvrit « ce type oriental de pratique qui est naturel à la nation ».

Amour et extase

Le Chemin du Christ est encore caché et ne peut pas être trouvé dans les limites étroites de la science rationaliste ou des débats théologiques modernes. Il ne peut pas non plus être découvert dans une terne relecture littérale des anciens livres sacrés, ni dans le puritanisme rempli de vanité. Le Christ à révéler doit d’abord être connu dans les profondeurs de l’être intérieur de chacun. La voie du Christ est toujours la même. Éveil, discipline, illumination, abandon de soi, et union, voilà ses mots de passe universels. C’est seulement à travers la vraie recherche qu’on peut le trouver. Cette recherche exige l’abandon des attachements et des désirs de la vie temporelle, et transcende les illusions de l’existence matérielle. Le christianisme exotérique, qu’il soit orthodoxe ou catholique romain, a perdu de vue le vrai Christ. En préférant l’odieux dogmatisme et le pouvoir à l’initiation, au mystère, au rituel et à l’expérience de recherche de Dieu, ils ont abandonné la Sagesse Divine. Pour citer le philosophe russe Nicolas Berdiaev : « Qui croit en la force de l’esprit ? Les chrétiens ? La vérité doit être dite : l’écrasante majorité des gens, et parmi eux les chrétiens, sont des matérialistes. Des matérialistes, remarquez bien, non pas dans leur doctrine, mais dans leur vie » [12].

Dans notre « âge moderne éclairé », toute discussion sur la spiritualité authentique est vue par les gens comme, au mieux, de la bêtise naïve ou, au pire, de la folie extrêmement dangereuse. S’il y a encore largement assez de place dans le monde pour le charlatanisme grossier, le fondamentalisme ignorant et la spéculation sans fin sur les événements paranormaux, la Tradition Gnostique – radicale comme elle est – ne peut pas être acceptée. Parler de maîtrise de soi et pratiquer un parfait ascétisme est ridiculisé comme quelque chose de désespérément « démodé ». Le monde capitaliste, se vantant de sa technologie odieuse, demande des fast-foods spirituels et un salut instantané. Les États-Unis, un hybride perturbé d’humanisme franc-maçon et de fondamentalisme puritain, bâti sur le génocide gratuit de la spiritualité indigène, forment maintenant un véritable supermarché du salut. Un supermarché vendant à tous les acheteurs ses mauvais produits avec la promesse d’un salut facile et immédiat, et donc dépourvu de sens. Est-ce une surprise que le capitalisme fasse alliance avec le ressentiment spirituellement stérile, connu sous le nom de protestantisme évangélique ?

Le prophète, poète et martyr russe Nikolaï Kliuev (1887-1937) incorpora les idées des Khlysty dans sa poésie visionnaire. S’inspirant de l’imagerie paysanne russe indigène, il écrivit dans une lettre à une amie : « Chaque jour je vais dans les bois – et je m’assois à coté d’une petite chapelle, et d’un pin vénérable, juste devant moi – et je pense à toi. J’embrasse tes yeux et ton cœur. O, Mère Nature ! Paradis de l’esprit. Combien haineux et sombre semble être le soi-disant monde civilisé et que ne donnerais-je pas, quel Golgotha ne supporterais-je pas, pour que l’Amérique n’empiète pas sur l’aube aux plumes bleues au-dessus de la cabane de conte de fées. »

Le christianisme occidental, qui a fait étourdiment cadeau à toute la planète du rationalisme, du matérialisme, d’un vain humanisme sentimental, et de la civilisation technologique, a toujours vénéré la force matérielle. Toute l’histoire de la chrétienté occidentale est une lutte pour le pouvoir politique et la domination. Les âmes héroïques qui se levèrent pour porter la bannière du Christ gnostique furent impitoyablement traquées et exterminées. Le Vrai Dieu ne contraint personne, accordant à l’homme la liberté de le nier. Il désire seulement une réponse libre. Le Christ gnostique prêche la liberté pour chaque individu de s’accomplir en accord avec sa propre nature intérieure. Dans le monde moderne, la religion sert les intérêts de gens assoiffés de pouvoir qui cherchent à imposer des dogmes absurdes et des commandements inhumains pour perpétuer leur contrôle.

À la fin du XXème siècle, la chrétienté est une simple coquille, habitée par les plus horribles démons de l’Antéchrist. C’est pourquoi l’homme moderne – l’homme occidental – est trompé par son abondance et son « progrès » et confond ses moyens d’existence avec ses fins. Il ne recherche plus les choses de l’esprit. Son travail n’a pas de sens en-dehors de l’acquisition d’un gain matériel. « La séparation de la pensée d’avec le travail », écrit le grand penseur russe Nicolaï Fedorovitch Fedorov, « est le plus grand de tous les malheurs, incomparablement pire que la séparation entre riches et pauvres ».

Vassili Rozanov (1856-1919), le philosophe russe dont les écrits explorent les liens entre la spiritualité chrétienne et la sexualité, déclara : « Savez-vous, Européens, que l’Univers est déjà transfiguré ? Vos catégories définitives n’existent plus. Où est l’orgueil ? L’Europe est entièrement faite d’orgueil, l’Europe est orgueilleuse, tout ce qu’elle a créé vient de l’orgueil. Ce n’est pas nécessaire ! Ça ne l’est plus. Le Ciel ! Donnez-nous le ciel ! »

Les mystiques et les gnostiques, les Templiers de toutes les époques, sont l’avant-garde de la venue du millénaire Royaume de Dieu, où ils entrent déjà lors de certains moments fugitifs. Le Chemin du Christ gnostique est toujours aventure et danger, par opposition au christianisme terne et suprêmement terrestre. Dans cet âge moderne, les Hommes de Dieu appartiennent au passé et à l’avenir, mais pas au présent âge sombre de conflits. Derrière nous se trouve le magnifique âge d’or. Devant nous, un nouveau cycle, l’âge de vérité et de justice. Le paradis terrestre à venir, ce que les Vieux-croyants appellent Bielovodia. Le vrai royaume millénaire que les Slaves dévots connaissaient sous le nom de la cité mystique de Kitezh, qui comme Shambhala est dissimulée aux yeux de l’humanité vivant dans l’âge sombre. Mais l’âge d’or ne peut venir qu’après la destruction apocalyptique totale du présent âge de chaos.

Qu’est-ce que le chemin du Christ dans cet âge sombre de confusion ? C’est la réaffirmation des anciennes croyances et pratiques qui soulignent que les vrais hommes et femmes sont potentiellement capables d’incarner le Christ. Il ne recherche rien de moins que la réalisation du Christ par la transfiguration du moi individuel, du Christ lui-même, non par des commandements humains émis en son nom. Il ne contraint personne et veut que l’homme ait la liberté de s’accomplir selon sa nature. C’est une révolte clandestine contre la soi-disant civilisation, la pensée rationnelle venimeuse, et le dogmatisme conformiste étouffant. C’est la joyeuse célébration ascétique de la recherche de Dieu, car le désir est esclavage mais la joie est libération. C’est la sûre certitude que c’est seulement après l’Apocalypse, avec la fin de la civilisation oppressive de l’Antéchrist, que la Terre-Mère sera libérée et que nous entrerons dans la cité de Kitezh. Le chemin est tout cela, et rien de cela. Car il est au-dessus et contre le temps.

Quelle est la relation entre le chemin du Christ gnostique et la chrétienté, pourrait-on se demander ? Ce chemin est la sagesse ésotérique sans âge, dédaignée par ceux qui sont trompés par le terrestre et le matériel, sagesse qui est au cœur de toutes les grandes traditions spirituelles. C’est la chrétienté qui s’est éloignée du message de Jésus. Le chemin du Christ gnostique concerne la connaissance-expérience-union avec la divine Bien-aimée, au lieu d’apprendre sur Dieu à partir de sources de seconde main. Dans cet âge sombre de l’Antéchrist, les prières, les rites et les disciplines spirituelles d’autres temps ne peuvent plus être efficaces. La seule porte ouverte à nous est celle de la recherche mystique de Dieu, par l’amour et l’extase. Par l’annihilation du Moi personnel limité dans la plus sublime union avec une réalité illimitée plus profonde. Le maître soufi Sheikh Abdullah Ansari écrivit :

« O Seigneur, enivre-moi avec le vin
De ton Amour.
Place les chaînes de ton esclavage
Sur mes pieds ;
Vide-moi de tout sauf de ton amour,
Et en lui détruis-moi et ramène-moi
À la vie.
La faim que tu as éveillée
Culmine dans l’accomplissement. »

Anatoli Filipov

Notes

1 – Mircea Eliade, Une histoire des idées religieuses, volume 3.
2 – Denis l’Aréopagite, Théologie mystique I.
3 – Sergei O. Prokofieff, The Spiritual Origins of Eastern Europe.
4 – Julius Evola, Métaphysique du sexe.
5 – James Webb, The Occult Establishment.
6 – Julius Evola, ibid.
7 – Arthur Avalon, Shakti and Shakta.
8 – Alain Daniélou, Le Bétail des dieux (préface).
9 – Colin Wilson, The Occult.
10 – Leonard George, The Encyclopedia of Heresies and Heretics.
11 – Sergius Bulgakov, The Orthodox Church.
12 – Nicolas Berdiaev, Vers une Nouvelle Epoque.

 

 

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