Difficile de voir la mode actuelle du tatouage de la même façon qu’une mode vestimentaire, dans la mesure où celle-ci n’a résolument rien d’anodin ni d’éphémère comme peut l’être le port d’un pantalon ou une coupe de cheveux, mais implique, par le marquage de la peau, l’idée de permanence.
L’on peut raisonnablement se demander ce qui pousse de jeunes gens d’à peine vingt ans – les femmes étant aussi concernées que les hommes – à se noircir l’épiderme d’encre indélébile, au-delà d’un inquiétant mimétisme encouragé par des artistes et sportifs surmédiatisés. Pourquoi un tel besoin de marquage ?
Cet acte « définitif », qui chez beaucoup ressemble plus à de l’automutilation signifiante ou à de l’étiquetage marchand qu’à un quelconque ornement pictural, en dit long sur le malaise d’une société de consommation en fin de vie, où même l’idée de transgression est vouée à la norme et la commercialisation. Faire du tatouage un produit de personnalisation et du corps une surface rentable, c’est là le drame qu’inspire une telle tendance.
Alors qu’il était jusque-là, dans nos sociétés occidentales, l’expression d’une certaine marginalité socio-professionnelle, le tatouage est devenu en l’espace de quelques années une démarche d’appartenance pour une jeunesse – pas nécessairement « branchée » – en perte de repères. La manifestation d’une « transgression conforme », en un paradoxe comportemental qui relèverait plus de la pulsion égocentrique que du libre arbitre, à l’heure de la communication par émoticônes.
Cette démarche « auto-publicitaire », qu’on pourrait associer à une forme de négation de l’intimité et du corps en tant qu’objet naturel de désir, tient à mon sens d’un mécanisme de défense obsessionnel, plus ou moins maîtrisé, dans une société malade où, par le culte de l’immédiat et de la superficialité, l’on tend toujours plus à faire disparaître la notion d’engagement.
Voilà peut-être une manière radicale de se rassurer, dans un monde en crise régi par les lois du mensonge et du court-termisme, de sa propre existence, de sa propre personne, en tant qu’individualité digne de sensibilité et d’engagement. Un besoin de signifier, jusqu’au sacrifice corporel, la permanence nécessaire des choses, et en premier lieu desquelles l’amour.
À l’époque des dictatures silencieuses, devant le spectacle de la violence, de la trahison et de la corruption systématisées, pas étonnant que le jeune adulte en vienne à se couvrir religieusement d’images, de symboles, pour conjurer le mauvais sort et se rappeler sa fragilité, sa puérilité.
À une période charnière de l’humanité, où le concept de Dieu le Père, en sa fonction apaisante, d’omniscience et de permanence protectrice, est mis à mal par la tragédie technocapitaliste et la violence répétée du monde, les gens, perdus et sans idéal politique viable, se cherchent de nouvelles certitudes morales et spirituelles – qu’ils ne trouveront qu’en parvenant à croire en eux. Au-delà des symboles. Ce qui demande, une fois de plus, volonté et éducation : une responsabilisation de l’individu autant qu’une vision ambitieuse pour la collectivité.
Rorik Dupuis-Valder.
Première parution : Le Grand Soir.