Contribution à une histoire des droites radicales russes

Apparus à la fin du XIXe siècle, les mouvements de la droite radicale russe sont incontestablement ceux qui, en Europe, ont connu sur une longue durée les circonstances les plus défavorables à leur développement. De même, ils sont sans doute ceux qui ont du faire le plus de choix stratégiques cornéliens et de synthèses oxymoriques. Totalement inconnus en France, ils méritent cependant d’être découverts et leur histoire étudiée.

Les précurseurs

Dans son Russian Fascism (1), Stephen Shenfield identifie au XIXe siècle un militaire – le général Rotislav Fadiev – et trois écrivains – Youri Samarine, Nikolaï Danileski et Konstantin Leontiev – comme les annonciateurs d’un proto-fascisme russe.

Les deux premiers furent des réactionnaires qui s’opposèrent aux grandes réformes libérales des années 1860 initiées par le tsar Alexandre II. Rotislav Fadiev, hostile à l’abolition du servage fut alors le seul à oser mener contre l’Empereur une agitation politique à la fois conservatrice et de type subversive. Youri Samarine, lui-même hostile à la mise en place des assemblées locales et régionales élues (les zemstvos) et favorable à un régime autocratique, synthétisa pour sa part la pensée réactionnaire, conservatrice et traditionaliste russe dans l’ouvrage Le Conservatisme révolutionnaire qui parut à Berlin en 1875 (la censure interdisant qu’il soit publié Russie).

Plus libéral, acceptant les réformes, Nikolaï Danileski (1822-1885) fut cependant un ultra nationaliste qui prônait la constitution d’un grand Empire slave néo-byzantin allant de la mer arctique à la Méditerranée. Définissant la Russie comme un monde géographique et culturel distinct à la fois de l’Europe et de l’Asie, il fut le premier à formuler la notion d’Eurasie. Konstantin Leontiev (1831-1891) quant à lui rejetait dans ses livres l’idée de progrès ainsi que les valeurs bourgeoises et libérales, tout en espérant la venue d’un autocrate qui établirait une société à la fois socialiste, religieuse et féodale.

Les Centuries noires et l’Union du peuple russe

Si on identifie les premières organisations nationales-radicales à Saint-Pétersbourg dès 1900 avec la Sainte ligue et l’Assemblée russe, il faut attendre la Révolution de 1905 pour qu’apparaisse un mouvement de masse populiste de droite, expression spontanée du peuple russe atterré par la défaite de son armée face au Japon et par les troubles révolutionnaires qui mirent en péril l’autocratie tsariste durant toute cette année. Il s’incarna dans l’Union du peuple russe (connue aussi sous le nom de Centuries noires ou Cents noirs) créée en octobre 1905. Obtenant des scores non négligeables (la moyenne nationale varia entre 5 et 10 %) lors des élections aux quatre Douma prérévolutionnaires, l’UPR eut un recrutement important puisqu’on estime le nombre de ses adhérents à environ 350 000.

Le programme de l’Union du peuple russe insistait sur l’importance de faire prendre conscience au peuple de son identité historique et sur la nécessité d’unir toutes les forces sociales autour de l’idée impériale, garante de l’indissolubilité de l’Empire et de l’union de ses différents peuples et nations, tout ceci étant résumé dans le slogan principal du mouvement : « Orthodoxie, autocratie, communauté du peuple ». Pro-allemand, anti-anglais et anti-yankee, craignant l’expansion des peuples jaunes, l’UPR condamnait avec force le capitalisme, le parlementarisme et le libéralisme. Sa base militante était en majorité formée de gens simples parmi lesquels les travailleurs de l’industrie étaient nombreux (2) ce qui mettait l’Union en concurrence directes avec les partis socialistes-révolutionnaires et communistes qui n’hésitèrent parfois pas à organiser contre ses cadres des assassinats et des attentats. Mais ceux-ci restèrent exceptionnels et une certaine admiration existait de part et d’autre qui conduisit parfois à des alliances. L’UPR fit ainsi voter à de nombreuses reprises pour les futurs communistes afin de faire échec aux libéraux.

Les droites radicales dans l’émigration

Dès la Révolution de 1917, ainsi que tout au long de la guerre civile et après l’échec des armées blanches, plusieurs millions de Russes choisirent de s’exiler. Pour la plupart, ils s’intégrèrent mal dans leurs pays d’accueil et ils continuèrent de mener une vie culturelle, intellectuelle et politique toute entière tournée vers leur nation d’origine. Si la majeure partie de ces exilés étaient issus de courant politiques modérés de droite et de gauche auxquels ils restèrent fidèles, certains d’entre eux adoptèrent des positions plus radicales.

Cinq courants apparurent ainsi : les Jeunes Russes, les eurasistes, les fascistes, les solidaristes et les nationaux-bolcheviques.

En février 1923, Alexandre Kassem-Beg(3), un jeune aristocrate, issu d’une famille persane convertie à l’orthodoxie et russifiée au XIXe siècle fonda, à Munich, le mouvement des Jeunes Russes. Admirant dès leur création Mussolini, les Jeunes Russes se reconnurent ensuite dans l’action d’Adolf Hitler et … de Josef Staline. Ce dernier, à leurs yeux, devait être soutenu car il avait mis un terme à l’anarchie révolutionnaire, avait rétabli l’autorité de l’exécutif et donné congé à l’internationalisme. Ceci fait que ce mouvement estimait que l’ancien régime ne devait pas être restauré, car il avait été rongé de l’intérieur par la décadence et le bourgeoisisme, mais remplacé par une monarchie totalitaire de type nouveau qui devait accepter les nouvelles institutions soviétiques. Ces idées en apparences paradoxales, synthétisées dans le slogan « Le Tsar et les soviets », eurent cependant un important impact dans l’immigration et le prétendant au trône leur montra une certaine sympathie tandis que deux grand-ducs rejoignaient les rangs des Jeunes Russes.

Courant plus intellectuel que militant, l’eurasisme fut avant tout un mouvement hostile à l’Occident qui eut comme but de mettre un terme à l’hégémonie culturelle de celui-ci et qui lui opposait le « troisième continent », l’Eurasie, correspondant à l’Empire russe ou à l’URSS. De ce fait, quoique non marxistes, les eurasistes défendirent globalement la Russie stalinienne dans l’action de laquelle ils retrouvaient certaines de leurs thèses. L’Organisation eurasiste, structurée comme un ordre religieux, ne regroupa jamais plus d’une centaine de membres. La quasi-totalité de ceux-ci étant des intellectuels, cela explique qu’ils agirent comme un think tank : colloques internationaux, tournées de conférence, séminaires, publication de nombreux périodiques, revues et livres, etc. Créé au début des années 1920, l’eurasisme déclina dans les années 1930 et s’éteignit durant la deuxième guerre mondiale. 

Il y eut dans l’émigration deux partis fascistes et un parti national socialiste.

En 1925, apparut en Mandchourie une Organisation fasciste russe qui devint, en 1931, le Parti fasciste russe sous la direction de Konstantin Rodzaevski, qui à partir de 1932 et jusqu’en 1945 collabora étroitement avec le Japon. Aux États-Unis, fut créé, en 1933, une Organisation fasciste panrusse par Anatole Vonsiatsky. Son activité fut principalement de type parodique (traduction en russe du Horst Wessel Lied, utilisation d’uniformes noirs, défilés paramilitaires, etc.). L’aventure se termina, en 1942, avec l’arrestation de Vonsiatsky par le FBI et sa condamnation à cinq années de prison au motif qu’il était un agent de l’Allemagne. 

Quelques jours après l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler, un petit groupe d’immigrés russes de Berlin annonça la création du Mouvement de libération national-socialiste russe. Il organisa, le 22 septembre 1933, une conférence mondiale des organisations fascistes russes avec les Jeunes Russes et l’Organisation fasciste panrusse. Cet activisme trop voyant déplut au gouvernement du Reich qui ne voulait pas s’aliéner l’URSS et, dès le 24 septembre, le MLNSR fut interdit.

En 1930, fut fondé la Fédération nationale du travail (Connu comme NTS selon les initiales de son nom en russe), mouvement qui eut l’existence la plus longue puisqu’il perdura jusqu’aux années 1980. D’inspiration solidariste et chrétienne-orthodoxe, il avait comme objectif de poursuivre le combat pour l’« idée blanche » sous une autre forme, adaptée aux plus jeunes générations. Le NTS ne s’aligna jamais idéologiquement sur les fascismes européens ou sur le national-socialisme, sa dimension religieuse le rapprochant davantage du corporatisme catholique autrichien ou du salazarisme portugais. Réprimé dans l’Allemagne nationale-socialiste, il joua cependant un rôle dans la création de l’Armée Vlassov. Après la guerre, le NTS continua le combat et il ne cessa jamais de mener des actions de propagande au sein même de l’URSS. Dans le même temps, il développa des thèses de troisième voie, cherchant à dépasser le marxisme et le capitalisme. De ce fait, le NTS eut une grand influence sur les mouvements nationalistes-révolutionnaires européens des années 1970-1980 qui lui empruntèrent son logo (le trident) et nombre de thèses idéologiques. 

Staliniens car nationalistes

Walter Laqueur souligne dans son livre Black Hundred (4) un fait extrêmement signifiant : si pas un des dirigeants mencheviks ou socialistes-révolutionnaires ne fit le choix de rentrer en URSS après la victoire finale des bolcheviques, il n’en fut pas de même des leaders des blancs les plus radicaux, principalement après l’accession au pouvoir de Josef Staline. Ainsi Alexandre Kassem-Beg et plusieurs dirigeants eurasistes choisirent-ils de « rentrer au pays », tandis que Konstantin Rodzaevski (5) reconnut publiquement que Staline était le chef qu’il avait toujours souhaité. Ceci n’est pas neutre et montre que nos radicaux de droite russes percevaient avec une extrême acuité la concordance de leurs idées avec celles développées par Staline et ses acolytes. Ils avaient été précédés en cela par le fondateur du national-bolchevisme russe : Nikolai Ustrialov.

Dès l’été 1918, réfugié en Chine, Ustrialov critiquait les forces contre-révolutionnaires comme trop liées aux intérêts étrangers. En novembre 1920, il se déclara national-bolchevique et fonda une revue pour défendre ses thèses. Son influence fut immédiatement très grande dans l’émigration, des conférences nationales-bolcheviques eurent lieu à Paris, un bulletin Smena Vekh (Changement de jalons) paru à Prague, un quotidien Nakanune (À la veille de) fut publié à Berlin et un groupe militant important apparut en Bulgarie (son chef fut d’ailleurs aussitôt assassiné par les blancs). En Russie même, les écrits d’Ustrialov ne passèrent pas inaperçus, et tant Lénine que Staline apprécièrent ses thèses, au point que Trotsky s’écria lors de son expulsion d’URSS « C’est la victoire d’Ustrialov ».

D’un point de vue théorique, Ustrialov qui pensait en terme de mesure de puissance affirmait « Seul un État physiquement puissant peut posséder une grande culture. Les petites puissances peuvent, par nature, faire preuve d’élégance, d’honorabilité, voire être héroïques, mais elles sont organiquement incapables de grandeur ; cela requiert un grand style, une protection à grande échelle de pensée et d’action ». Il considérait aussi que : « Le gouvernement soviétique s’efforce par tous les moyens de réunifier les territoires périphériques avec le centre, au nom de la révolution mondiale. Les patriotes russes luttent pour atteindre le même objectif au nom de la grande Russie indivisible. En dépit de toutes les différences idéologiques, les uns et les autres suivent pratiquement le même chemin ». 

La période de la guerre patriotique et du stalinisme finissant (1941-1960)

Le déclenchement de l’opération Barbarossa par l’Allemagne va partager les eaux au sein de la droite radicale Russe. Tous les groupes que nous avons évoqués dans la partie précédente vont choisir de soutenir l’URSS, plus ou moins tardivement, à l’exception des nationaux-socialistes et de la Fédération nationale du travail qui joua un certain rôle dans la fondation, à l’automne 1944, de l’Armée de libération de la Russie par le général de l’Armée rouge Andreï Andreïevitch Vlassov comme Forces armées du Comité pour la libération des peuples de Russie. Mais ceci, trop tardif et fait sans un accord franc des autorités allemandes, n’aboutit à rien.

Après 1945, toutes les organisations de la droite radicale russe disparurent et seul le NTS subsista dans l’émigration et, malgré ses prétentions, il n’eut aucune influence à l’intérieur de la Russie, où le renouveau des idées nationales et de droite qui s’y produisit à partir de 1960 fut spontané.

La période du renouveau (1960-1991)

Le premier groupe clandestin d’inspiration nationale apparu en URSS fut l’Union panrusse sociale chrétienne pour la libération du peuple, fondée au début des années 1960 à Leningrad et décimée par le KGB en 1967. 

Son programme condamnait le communisme comme une religion nouvelle et fausse qui avait provoqué l’oppression et l’exploitation du peuple par la « nouvelle classe » que constituait la bureaucratie du parti. Une oppression destinée à s’effondrer en raison même de sa violence et de sa fausseté. Cependant, l’État soviétique ne devait pas être remplacé par le capitalisme occidental, produit comme le communisme par une vision irréligieuse et matérialiste de la vie, mais par un nouvel ordre social chrétien. 

Nourri de la tradition religieuse et philosophique nationale, l’Union fut le premier porte-parole, dans l’après-guerre, d’une voie évolutive autre, russe, religieuse, opposée aussi bien au laïcisme capitaliste occidental qu’au communisme athée oriental. Sous bien des aspects, cette position annonçait Soljenitsyne.

L’autre incarnation du nationalisme russe qui succéda chronologiquement à l’Union fut le chalmaevisme, du nom de Victor Chalmaev, auteur, en 1968, d’articles dans la revue Molodaïà Gvardïà (La Jeune garde) exposant une orientation violemment nationaliste, anti-occidentale et antisémite.

L’idée-force du chalmaevisme consistait à affirmer qu’il y avait une continuité organique entre la Russie prérévolutionnaire et l’Union soviétique, créations historiques du peuple russe. Tout en acceptant pour cette raison le système soviétique, le chalmaevisme estimait que le sens des affrontements politiques de son temps résidait, non dans l’opposition entre capitalisme et socialisme, mais dans l’opposition entre l’esprit russe et le « nihilisme bourgeois cosmopolite ». Cette opposition se vérifiant en URSS et voyant s’affronter le « peuple » et les « petits bourgeois » ainsi que les intellectuels cosmopolites. Bien qu’inconciliables avec l’idéologie officielle, ces idées ne valurent à leur porte-parole ni prison ni exil parce qu’elles étaient compatibles avec le régime soviétique et appréciées par quelques-unes des sphères de ce pouvoir.

La diffusion progressive de ces idées et la tolérance grandissante de certaines fractions du parti envers elles sont attestées par le phénomène Veche (L’Assemblée). Cette une revue nationaliste fut, pendant quatre ans, distribuée pratiquement sans problèmes et si elle finit par disparaître, ce fut plus en raison de désaccords internes que de l’intervention du KGB.

Veche poursuivit le travail de diffusion de la pensée conservatrice du XIXe siècle dont elle reprit la thèse sur l’absolue nécessité, pour la Russie, de s’isoler rigoureusement de l’« Occident agonisant ». L’idée principale étant que l’isolement aurait des conséquences positives sur la Russie, qui pourrait redécouvrir ainsi ses capacités créatrices, infinies et encore intègres, et revitaliser ses racines orthodoxes. Par ailleurs, Veche avait la volonté de fondre le marxisme-léninisme avec l’orthodoxie et manifestait une vive hostilité envers l’élément judaïque, « porteur en Russie de la maladie dont est en train de mourir l’Occident ».

Les articles de Guennadi Chimanov, principal idéologue du Moskovski Sbordnik (Le Recueil de Moscou) – samizdat qui tenta, après la disparition de Veche, de se mettre à la tête du mouvement nationaliste dissident – se situent eux aussi dans cette perspective anti-occidentale, antisémite et … antichinoise. Le programme de Chimanov se distinguait surtout par la clarté avec laquelle il renonçait à toute aspiration à la liberté sociale et politique et acceptait le traditionnel despotisme des gouvernements russes comme le prix inévitable que le peuple devait payer pour réaliser son grand destin historique. La structure autoritaire de l’État léniniste pouvait très bien remplir cette tâche, pourvu qu’elle retourna consciemment à l’idéal national et retrouva ainsi le soutien du peuple russe.

À la fin des années 1970, toutes ces idées qui s’étaient répandues sous le manteau donnèrent naissance à un noyau d’intellectuels, d’artistes et d’écrivains, qui constituèrent les rédactions des journaux Nach Sovremennik (Notre contemporain) ; Molodaïa Gvardïa et Moskva (Moscou) et qui répandirent les idées du néonationalisme russe en s’opposant vigoureusement à la ligne officielle du parti et en particulier aux revues engagées dans le sens libéral et occidental. Tous souhaitaient une réconciliation du marxisme-léninisme avec la tradition culturelle russe, l’orthodoxie en premier lieu. Dans le même temps, ces néo-nationalistes s’efforçaient de sauver culturellement et de restituer à la nation le patrimoine artistique et architectural russe quasiment anéanti par des décennies d’incurie et de destruction délibérée, en s’associant, pour ce faire, à la Société panrusse pour la conservation de la culture ancienne.

C’est des groupes locaux de celle-ci que naquit le mouvement Pamiat (Mémoire) qui devint par la suite le Front national patriotique de Russie.

On a beaucoup écrit en France sur Pamiat sans le connaître la plupart du temps parce que ses textes n’étaient pas accessibles. C’est un groupe critiquable, il a bien des aspects parodiques, il est très antisémite ce qui correspond bien à l’époque, mais ses thèses sont beaucoup plus profondes et intéressantes qu’on ne pourrait le croire. Il proposait, en substance, de lutter contre les agents de l’Occident russophobes à l’action en URSS. Le salut ne consistant pas, à ses yeux, à abandonner le régime soviétique ou l’idéologie marxiste-léniniste, mais à lutter contre tout ce que l’élément cosmopolite représentait : déracinement national et culturel, nihilisme spirituel et aventurisme politique. 

À la fin des années 1980, Pamiat fut soumis à la répression et surtout à des dissensions internes. Il éclata alors. 

Quant à Soljenitsyne, bien que présenté dans les années 1970/1980 comme campant sur les mêmes positions que les droites radicales russes, il condamnait, quant à lui, le système soviétique avant tout d’un point de vue religieux et non pas national. La révolution communiste, disait Soljenitsyne, a été antirusse parce qu’elle était antireligieuse. C’est pourquoi aucun accord n’est possible avec le régime soviétique, pas même au nom de la grandeur nationale russe. Ces positions firent que des radicaux comme Chimanov l’accusaient d’être, au fond, un libéral, et que Pamiat se déchaîna contre lui l’accusant d’être antisoviétique, russophile et sioniste. 

La période contemporaine

On peut la diviser en deux sous-périodes. Une première, mouvementiste, qui va de 1991 à l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en janvier 2000 et une seconde groupusculaire qui n’est pas close.

La décennie 1991-2000, c’est une décennie noire pour la Russie. C’est tout d’abord la fin de l’URSS comme puissance internationale, puis comme entité politique. Les biens nationaux et les terres collectives sont privatisées, le fonctionnement de la société russe qui a dû abandonner le socialisme est profondément bouleversé et mène à l’enrichissement d’une minorité d’oligarques et à une chute catastrophique du niveau de vie des citoyens. Le PIB est divisé par deux en quelques années, l’inflation est de 1 000 %, le chômage est exponentiel, etc.

C’est donc une période très favorable à une montée en puissance de mouvements contestataires. C’est l’époque où l’on voit communistes et nationalistes cohabiter dans les manifestations ou participer en commun à la défense du Parlement en octobre 1993. Le mouvement nationaliste radical de l’époque le plus actif est le Parti de l’unité nationale d’Alexandre Barkachov, une dissidence de Pamiat. En matière électorale, le Parti libéral démocrate de Jirinovski, que l’on peut qualifier de national-populiste, obtint 23% aux élections de 1993 et il fut durant toute cette période une force très importante. 

La période groupusculaire est liée à l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000. Il se fixa pour objectif de rétablir le fonctionnement de l’État et de l’économie par le biais d’un régime présidentiel fort. Très populaire dans le pays, il redonna pour partie à la Russie un rôle de premier plan sur la scène internationale. La conséquence directe de cela fut qu’avec moins de difficultés économiques et sans humiliation nationale, la protestation mouvementiste cessa d’avoir une véritable raison d’être. De plus, de manière très intelligente le régime poutinien intégra ses possibles adversaires. Si le PLD se maintint à un score élevé (8,80 lors des législatives de 2007 et 9,40 lors des présidentielles de 2008), le Kremlin le dota pendant un temps d’un challenger de droite, le parti Rodina créé pour les élections législative de 2003 (9,2% – à la même élection le PLD fait 12%) mais interdit d’élection en 2005 pour racisme et dissout en 2007. Dans le même temps, la jeunesse d’orientation nationale fut canalisée dans les Nashi, une structure développant un nationalisme non pas Russe mais fédéral et un intellectuel de premier plan comme Alexandre Douguine, fut nommé enseignant de géopolitique à l’université Lermontov de Moscou, un poste qui lui permit de développer au grand jour et avec une forte audience sa vision de l’eurasisme, une idéologie impériale et étatique, un nationalisme géopolitique qui refuse les clivages raciaux et religieux et qui prône une quasi mystique de l’Etat.

Cela a comme conséquence qu’il ne reste plus sur le bord du chemin que des groupes parodiques et manipulés comme le prouve « la marche russe » qui se déroule chaque année en octobre.

Les partis qui l’organisent défendent un nationalisme ethnique qui s’oppose au nationalisme d’État de la Fédération de Russie. C’est ainsi que les membres du Mouvement contre l’immigration illégale ne luttent pas contre une immigration africaine ou asiatique mais contre les mouvements de population internes à la Fédération de Russie. Ainsi, ils considèrent les ressortissants des républiques du Caucase ou de Sibérie comme des « immigrés ». Une situation aussi absurde que si des nationalistes français organisaient un mouvement d’opinion pour lutter contre l’immigration corse, flamande, basque ou alsacienne à Paris !

Les partisans du Nouvel ordre mondial ont bien compris l’intérêt de ces groupes qui sont de nature à créer des divisions et des affrontements au sein de la Russie et donc de l’affaiblir. Cela fait que ces mouvements, très provocateurs dans leur apparence et leur discours, bénéficient de soutiens qui semblent, à premier abord, paradoxaux. À Moscou, c’est un secret de polichinelle que l’oligarque exilé en Grande-Bretagne, Boris Berezovsky, finance en sous-main, ces mouvements fascistoïdes et racistes. Il est aussi signifiant le maximum de battage médiatique autour de la « marche russe » soit fait par la chaîne REN TV, une télévision privée d’orientation libérale, ouvertement anti-Poutine et anti-kremlin, dont le capital est, comme par hasard, majoritairement non-russe. 

Cela étant, nul ne sait de quoi demain est fait. La droite radicale russe a déjà traversé bien des déserts et elle y a toujours survécu. Qui sait comment évoluera la Russie à moyen terme ? Qui sait les choix à venir de Vladimir Poutine ? Ce dont on peut être certain c’est qu’il restera toujours à Moscou et dans toute la Russie des intellectuels et des militants, pour défendre les valeurs de la Russie éternelle.

Article rédigé pour Réfléchir et agir en septembre 2010.

1 – Stephen Shenfield, Russian Fascism, ME Sharpe, Amonk, 2001.

2 – En 1907, le leader marxiste Georgui Plekhanov estimait que l’UPR comptait 80 % de prolétaires dans ses rangs.

3 – Une biographie de Kassem-Beg existe en français (Mireille Massip, La Vérité est fille du temps, Georg, 1999, Genève), elle contient nombre de photographies et d’informations sur les mouvements de la droite radicale russe.

4 – Walter Laqueur, Black Hundred, The Rise of the Extreme Richt in Russia, Harper Collins Publishers, New York, 1993

5 – Konstantin Rodzaevky, écrivit en 1946 : « Le stalinisme est exactement ce que nous nommions le fascisme russe. C’est notre fascisme russe sans nos illusions et nos erreurs ». Cité par John J. Stephan, The Russian Fascists. Tragedy and Farce in Exile. 1925-1945, Hamish Hamilton, Londres, 1978.

Christian Bouchet

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