Alain Daniélou, la Tradition et l’Hindutva

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Alain Daniélou, fils d’un ministre de la République française et frère d’un cardinal de l’Église catholique, musicologue et converti à l’hindouisme, tient une place toute particulière dans la nébuleuse traditionaliste française. Une place que l’on pourrait qualifier de marginale, non pas parce qu’elle serait insignifiante mais parce que, stricto sensu, Alain Daniélou se situe bien à la marge du mouvement pérennialiste. Pourtant, notre homme mérite d’être lu et médité car il présente la meilleure approche qui soit de l’Inde, de sa Tradition, de la possibilité d’un rattachement à celle-ci et, aussi, parce qu’il effectue une critique acérée du nationalisme indien dans ses versions laïques ou religieuses conçues comme un anti-traditionalisme.

Une vie aventureuse

Alain Daniélou nait en 1907, à Neuilly-sur-Seine, d’un couple mal assorti : alors que sa mère, catholique fervente, est la fondatrice d’un ordre religieux, son père, homme politique de gauche et anticlérical est plusieurs fois ministre sous la III° République.

Cependant, Alain Daniélou reçoit une excellente éducation, avec des maîtres choisis parmi les meilleurs. Doué pour la musique et la peinture, il participe activement, de 1927 à 1932, à la vie artistique de l’époque, fréquentant Jean Cocteau, Max Jacob, Jean Marais, Serge Diaghilev, Igor Stravinsky, Nicolas Nabokov, Maurice Sachs, et bien d’autres.

Dans le même temps, il développe une âme d’aventurier. Il fait, en 1932, un voyage d’exploration dans le Pamir afghan devenant ami de Zaher Sha, le futur roi, et, en 1934, il participe à un raid automobile Paris-Calcutta. À la même période, il séjourne chez Henry de Monfreid dans son fief d’Obock sur la Mer Rouge.

C’est ce goût de l’aventure qui le fait partir, au milieu des années 1930, pour une longue errance à travers l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient, l’Indonésie, la Chine et le Japon, avant de se fixer en Inde.

Tout d’abord, comme nombre d’Occidentaux de l’époque, Alain Daniélou fréquente la communauté, new age avant l’heure et furieusement moderne, organisée par Rabindranath Tagore à Shantiniketan. Puis il se retire à Bénarès, dans un palais dominant le Gange où il réside quinze ans. C’est là que sa vie change et qu’il découvre la Tradition. Il apprend alors le hindi et le sanskrit avec les pandits locaux afin d’accéder sans le filtre de la langue à la sagesse indienne. Bientôt, il devient le disciple d’un sannyasi célèbre, swami Karpâtrî, qui le fait initier aux rites de l’hindouisme shivaïte et du tantrisme. Connu, à partir de ce moment, sous le nom de Shiva Sharan (le protégé de Shiva), il est nommé professeur à l’université hindoue de Bénarès et directeur du collège de musique indienne. Il correspond avec René Guénon et traduit en hindi quelques-uns de ses écrits afin qu’il soit publié dans la revue Siddhanta (Tradition) dirigée par Karpâtrî.

En 1954, Alain Daniélou quitte Bénarès pour prendre la direction de la bibliothèque des manuscrits et des éditions sanskrites de la Société théosophique à Adyar. Il est surprenant qu’il ait accepté ce poste, étant donné l’aspect fondamentalement anti-traditionnel de ce mouvement, mais il est aussi logique, de ce fait, qu’il n’y reste pas. Deux ans plus tard, en 1956, il est nommé à l’Institut français d’indologie de Pondichéry.

En 1960, Daniélou quitte l’Inde pour revenir en France où il est rattaché à l’École française d’Extrême-Orient. Puis il crée, en 1963, l’Institut international d’études comparatives de la musique de Berlin. Il entreprend alors d’organiser des concerts pour les grands musiciens d’Asie et de publier des collections de disques de musiques traditionnelles sous l’égide de l’Unesco. Il est ainsi à l’origine de la découverte de la musique classique indienne et asiatique en Occident qu’il fait sortir du folklore où elle est jusqu’alors cantonnée.

Parallèlement, il publie de nombreux ouvrages sur l’Inde, sa société, son architecture, sa tradition avec un accent particulier mis sur le shivaïsme et le yoga.

Bien qu’il reçoive de nombreuses manifestations de reconnaissance sociale – il est fait Officier de la Légion d’Honneur, Officier de l’Ordre national du mérite et Commandeur des Arts et des Lettres en France ; il reçoit en 1981 le prix Unesco de la musique et est désigné « Personnalités de l’Année » en 1989 et nommé Professeur Emeritus, en 1992, par le Sénat de Berlin – Alain Daniélou reste un homme particulièrement libre, ne craignant pas de fréquenter ouvertement les dissidents de la droite politique radicale et d’afficher des idées en totale opposition avec le monde moderne.

Il décède en Suisse le 27 Janvier 1994 et, en bon hindou, demande à être incinéré.

Une approche traditionaliste de l’hindouisme

Bien qu’il se rattache par sa famille et son éducation au catholicisme, Alain Daniélou est un traditionaliste polythéiste. Cependant, il n’est nullement un néo-païen au sens, recréationniste et identitaro-ethnique, où ce courant s’est développé en Occident.

Absolument convaincu de l’importance de la culture et de la religion véhiculées par l’hindouisme Alain Daniélou connait une véritable conversion et, de la fin des années 1930 jusqu’à son décès, il se considére comme un hindou, rappelant, dans le dernier interview qu’il donna avant sa mort, que « l’Inde est ma vraie patrie ».

Dans son livre de mémoires, Le Chemin du Labyrinthe, il précise : « La seule valeur que je ne remets jamais en question est celle des enseignements que j’ai reçus de l’hindouisme shivaïte qui refuse tout dogmatisme car je n’ai trouvé aucune forme de pensée qui soit allée aussi loin, aussi clairement, avec une telle profondeur et une telle intelligence, dans la compréhension du divin et des structures de monde. »

Dans deux autres ouvrages, Shiva et Dionysos et La Fantaisie des Dieux et l’Aventure Humaine, il envisage les problèmes d’un Occident égaré ayant perdu sa propre tradition et éloigné l’homme de la nature et du divin, et il insiste sur le fait que l’hindouisme est la solution car la seule voie possible de retour à notre plus lointain passé. Dans un entretien accordé au journal Paris Match, en 1985, il précise ainsi sa pensée : « L’Inde et l’Occident ne sont pas des mondes séparés. L’Inde est seulement un endroit privilégié qui a conservé une certaine forme de savoir que nous avons presque totalement perdue. Il est normal, si nous voulons récupérer notre savoir, que nous puissions être aidés par celui de l’Inde. »

Très hostile au libéralisme et au marxisme, soucieux du respect des races et des cultures, il milite pour une société de castes harmonieuse et cohérente et refuse la démocratie égalitaire, expliquant ainsi sa position : « L’Inde est peut-être la seule société multiraciale qui a su trouver son équilibre. Il y a toujours eu en Inde des populations très diverses (…). Afin de faire coexister tous ces gens, il faut, selon les principes indiens, deux choses essentielles : d’abord éviter les mélanges, car une communauté ne peut survivre avec sa culture, sa langue et sa religion que si elle reste autonome. D’autre part, il faut trouver des fonctions pour les gens selon leurs aptitudes. Il faut leur trouver un métier. Cela donne une société extraordinaire, très accueillante, où l’on voit des communautés vivre côte à côte dans la même ville et qui n’ont pas le même statut légal, le même système d’héritage, qui ne croient pas aux mêmes dieux, qui n’ont pas les mêmes coutumes et qui, souvent, ne parlent pas la même langue. Et au fond, tout cela marche très bien. »

Concernant la conversions d’Européens conscients à l’hindouisme, il la juge possible, uniquement à condition d’abandonner son orgueil et d’accepter le système des castes. Il écrit ainsi : « On peut assez facilement pénétrer dans l’hindouisme par les castes artisanales. Il faut, je crois, toujours entrer par la voie des humbles. (…) J’étais un shoudra, un artisan. Étant né hors de l’Inde et ayant pratiqué les rites et les purifications qui permettent d’étudier auprès des brahmanes, ce que tout le monde peut faire, y compris les occidentaux, je suis devenu un shoudra-brahmane, c’est-à-dire un shoudra qui pratique les rites des brahmanes. » Et il n’était pas avare de critiques pour les Occidentaux prétendument convertis à l’hindouisme : « Tout ceux que j’ai connus en Inde, qui y vivaient, ne se sont jamais vraiment intégrés. Ils se déguisaient en Indiens, ils créaient des ashrams, mais ils ne s’intégraient pas dans la société. Il leur manquait l’humilité. Ils ne voulaient pas renoncer à leur façon de penser »

Contre le nationalisme et l’hindutva

Par ailleurs, Alain Daniélou a toujours manifesté clairement son éloignement tant du nationalisme laïc que du confessionnel.

Sur ceux qui ont conduit l’Inde à l’indépendance, il a ce jugement sans appel : « Nehru, Jinnah et Gandhi étaient trois avocats du barreau de Londres, des gens d’une formation complètement occidentale qui étaient revenus dans l’Inde et qui, pour accéder au pouvoir ont accepté la division du pays, au moment où les Anglais pensaient qu’économiquement, il fallait se débarrasser de ce coûteux Empire. Les nouveaux dirigeants vivaient dans une sorte de rêve de socialisme romantique du XIXe siècle et ils considéraient que l’hindouisme était une chose dépassée, archaïque. »

Méprisant Gandhi, il écrit de lui : « Il ne connaissait pas grand-chose au monde hiérarchisé des hindous qu’il détestait et s’efforça de détruire. Il s’était fabriqué un idéalisme propre à entraîner les foules, mais il identifiait cet idéal à lui-même et à son goût secret du pouvoir. Il m’inspirait une véritable répulsion. C’était un puritain, un complexé. »

Quant à Nehru, il ne trouve pas plus grâce à ses yeux et il écrit à son sujet : « Il ignorait tout de l’Inde dont il parlait avec mépris dans les mêmes termes que les Anglais. Il parlait un anglais impeccable mais il ne lisait pas le hindi. »

En conclusion de ces analyses, Daniélou se déclarait a-nationaliste et favorable à un réel Empire en reprenant à son compte l’opinion de ses maîtres : « Les hindous orthodoxes, ce milieu de brahmanes et de grand lettrés dans lequel je vivais à Bénarès, étaient beaucoup plus opposés au Parti du congrès qu’ils ne l’étaient aux Anglais. Ils ne voyaient aucune objection à ce que la reine d’Angleterre soit la reine de l’Inde. À condition qu’elle n’intervienne pas exagérément dans la vie religieuse et sociale. Ils ont été terrifiés par le socialisme de Nehru et les idées absurdes de Gandhi. C’est pourquoi, quand Gandhi est mort, Bénarès a pavoisé. »

Ce refus du nationalisme, ne se limite pas à sa version laïque et, dès les années 1940, Daniélou refuse le nationalisme religieux des tenants de l’hindutva.

Cela, il le fait en soutenant le Ram rajya parishad (Association du royaume de Rama), un parti traditionaliste hindou qui a, un temps, une certaine influence dans l’Inde du Nord.

Que reproche-t-il à l’hindutva ? De ne pas être traditionnel, mais d’être la copie en Inde d’un nationalisme d’essence occidentale, de vouloir mettre un terme au système des castes au nom d’une égalité abstraite, d’être largement inspiré par des sectes hindouistes protestantisées comme l’Arya Samaj et le Brahma Samaj, de mépriser et de combattre les autres voies spirituelles non-hindoues existant en Inde et de tenter, en l’unifiant et en le centralisant sur le modèle du catholicisme, de laïciser l’hindouisme pour lui faire servir des intérêts politiques et non plus spirituels.

Jamais Alain Daniélou n’est un identitaire européen, un proche de la mouvance néo-païenne ou un sympathisant de l’hindutva, il n’est rien d’autre qu’un grand traditionaliste et il ne peut pas, de ce fait, adhérer à la vulgate du nationalisme qu’il soit laïc ou religieux. Pour cette raison, son œuvre mériterait d’être redécouverte car elle donne des bases théoriques nombreuses pour une vision impériale et ethno-différentialiste du monde.

Christian Bouchet.

Article rédigé pour Réfléchir et agir en février 2012.

 

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