Mladen Schwartz, né en 1947 à Zagreb, est originaire de la diaspora juive de Croatie. Il a étudié la philosophie et adhéré, pendant ses études, au groupe néo-marxiste PRAXIS de Belgrade. Tombé en disgrâce parce qu’il entretenait des contacts avec le célèbre dissident yougoslave de l’ère titiste, Milovan Djilas, il émigre en RFA en 1973, où il poursuit ses études pour devenir journaliste indépendant à Ludwigsburg. Mladen Schwartz publie des articles à thématiques philosophique et politique dans la presse croate, juive et allemande. Il a publié récemment, dans un ouvrage collectif signé aussi par les Prof. Lorkovic et Pinterovic, un article remarqué sur la question croate, «Über den seelischen Zustand der kroatischen Nation. Beiträge zur Psychopathologie der Staatslosigkeit» (in: Das kroatische Trauma. Kulturpsychologisches über ein Volk am Rande der Vernichtung, Verlag Siegfried Bublies, Koblenz, s.d., ISBN 3-926584-15-7). Le texte que nous reproduisons ici date de 1988, immédiatement avant que ne se déclenchent les événements tragiques qui ont ensanglanté la défunte Yougoslavie.
Présenter les courants conservateurs, droitiers et fascistes de l’espace yougoslave n’est possible que si l’on garde deux choses à l’esprit.
D’abord, que la Yougoslavie est un mythe, ce qui signifie que d’un point de vue ontologique, pour paraphraser Berdiaev, elle est inexistante. La notion de «Yougoslave», de «Slavité du Sud», stricto sensu, relève aussi du monde de l’imaginaire. Déjà le terme de «slave» est en soi problématique: au Moyen Age, on ne le connaissait pas, ce qui fait dire à certains polémistes qu’ils étaient des «Germains dont la langue avait été déformée», notamment par «une langue artificielle créée par les missionnaires» (cf. à ce propos Franz Wolff, 1977).
L’idée «yougoslave» elle-même dérive des conceptions panslavistes à connotations racisantes. Mais pour être précis, dans la Yougoslavie actuelle, il y a peu de «Slaves méridionaux»: les Slovènes sont issus des Vénètes et sont fortement germanisés; les Croates ont des ascendances iraniennes; les Monténégrins sont les descendants des anciens «Croates rouges», c’est-à-dire des Croates méridionaux. Les Macédoniens de souche bulgare ont des ancêtres mongoloïdes et les Serbes sont un peuple balkanique très mélangé, où l’élément slave ne joue qu’un rôle secondaire; quant aux Albanais, c’est un peuple illyrien. A tout cela s’ajoutent des éléments romans, italiens, magyars, turcs, grecs, valaques et tziganes.
Ensuite, les mouvements de droite n’apparaissent pas dans cet espace yougoslave comme des partis politiques bien profilés ou comme des théories solidement étayées; il s’agit plutôt de façons générales de penser qui, sur base de traditions nationales et vu l’expérience catastrophique que fut la tyrannie communiste, tendent naturellement vers le conservatisme. En tant que parti, la droite «yougoslave» s’est surtout organisée en exil, puisque les partis sont interdits dans le pays. Tous les courants de droite sont d’orientation nationale en Yougoslavie, c’est-à-dire impérialiste (chez les Serbes) ou défensive (chez tous les autres peuples de la fédération).
C’est sur ce terrain complexe, explosif, que sont nés au cours de la dernière guerre mondiale, un certain nombre de mouvements quasi-fascistes chez les «Slaves du Sud». Mais dans les formations de gauche, notamment chez les Albanais et les Macédoniens, l’idéologie motrice était, elle aussi, d’inspiration nationale, séparatiste, anti-yougoslave et, dans ce sens, conservatrice de valeurs ethniquement profilées.
Monténégro
Preuve de la nature non institutionnelle de ce conservatisme bien présent mais diffus: cette omniprésente éthique de l’honneur chez les Monténégrins, répérable depuis des siècles; elle est un code patriarcal de cojstvo i junastvo, d’humanité et de bravoure, qui s’est maintenu jusqu’au XIXième siècle quand les partis au sens moderne du terme ont fait leur apparition. Parmi ceux-ci, il y avait les partisans du Prince Nikola, les klubasi, les «membres du Club»; les autres, les pravasi, c’est-à-dire les «partisans du Droit», étaient contre le Prince. Il est difficile de déterminer lequel de ces deux partis était le plus conservateur. Pendant la première Yougoslavie, apparaissent les zelenasi, les «Verts», qui n’ont rien à voir avec nos actuels écologistes. Les zelenasi étaient opposés à l’unité yougoslave, contre l’union avec la Serbie et louvoyaient entre le fédéralisme inter-yougoslave et le séparatisme monténégrin. Certains d’entre eux se sont rappelé leurs racines croates pendant la guerre, comme Sekula Drljevic et Savic Markovic Stedimlija, qui prônaient un Etat monténégrin indépendant, appuyé sur la Croatie et l’Italie.
Avant la guerre, les communistes étaient quasiment inconnus au Monténégro. Si une partie d’entre eux ont rejoint les formations de partisans communistes, c’était essentiellement pour des raisons patriotiques, pour combattre l’envahisseur étranger. En 1968, l’anarcho-communiste monténégrin Vladimir Mijanovic, chef de la rébellion étudiante de Belgrade à l’époque, plus tard jugé comme appartenant aux «Six de Belgrade», nous racontait qu’il était fier du fait que sa femme, selon la vieille coutume monténégrine, lavait souvent les pieds de son beau-père. N’est-ce pas là une caractéristique de l’ultra-conservatisme du communisme monténégrin?
Le plus célèbre des Monténégrins, outre le Prince-Poète Njegos, est le socialiste de gauche Milovan Djilas, qui défend, depuis son éviction, des idées assez conservatrices, au sens occidental du terme: en effet, il est anti-communiste (même s’il refuse cette étiquette) et anti-utopiste. Il donne priorité à la Vie par rapport à l’idéologie, il affirme qu’il est impossible qu’un Etat puisse forger définitivement un ordre, il est pour les libertés concrètes (car la référence à la Liberté, unique et déclinée au singulier, conduit toujours au totalitarisme). C’est partiellement sous l’influence des idées de Djilas que, dans les années 60, le Groupe réuni autour de Michail Michailow s’est mis à agir par-delà les frontières des républiques fédérées au nom d’un socialisme chrétien, tout en défendant, dans cette optique, certaines idées conservatrices.
Aujourd’hui, les idées politiques de droite, dans l’Etat yougoslave, sont condamnées à la clandestinité, sont dépourvues de toute systématicité et incohérentes. Il existe des tendances quasi-conservatrices et para-fascistes qui survivent dans le discours, notamment derrière le paravent de l’ultra-communisme orthodoxe, du moment qu’elles ne se déclarent pas formellement «de droite». Tous les phénomènes que la presse a recensés au cours de ces dernières années, comme les «Punks nazis» de Slovénie, la campagne serbe en faveur de Hitler et du Troisième Reich, la coalition ethnique des Serbes, tous partis confondus, contre les Albanais, relèvent plus ou moins de ce para-fascisme diffus, complexe et bigarré.
Slovénie
Au XIXième siècle, naissent aussi en Slovénie des partis conservateurs et de droite, une droite qui, par opposition aux libéraux, est nettement d’inspiration nationale. Après 1848, les conservateurs «vieux-slovènes», avec Janez Bleiweiss, optent pour un maintien de la Slovénie dans l’Empire autrichien. Mais les «Jeunes-Slovènes» s’enthousiasment pour l’idée «yougoslave», dirigée contre l’Autriche. Cependant Vieux-Slovènes et Jeunes-Slovènes s’opposent de concert, à Vienne, à toute germanisation de la Slovènie. A la fin du siècle, les conservateurs slovènes se regroupent autour de Mahnic dans une formation cléricale et catholique, d’où sortira très vite la Katoliska ljudska stranka (Parti Populaire Catholique), qui était modérément nationaliste et s’est mis plus tard à défendre des idées plutôt sociales-chrétiennes. A partir de 1905, sous l’impulsion de Janez Krek (que l’on ne confondra pas avec Miha Krek) et Sustersic, ce parti devient la Slovenska ljudska stranka (Parti Populaire Slovène), le plus grand parti de Slovénie. Il défendait dans le cadre de la monarchie austro-hongroise un point de vue trialiste (autonomie des Slovènes et des Croates en tant que troisième élément composant l’Empire, aux côtés des Allemands et des Magyars). En 1917, le parti se scinde en deux fractions, dont l’une, sous la direction de P. Anton Korosec, reconnait et accepte le fait yougoslave.
Au cours de la seconde guerre mondiale, émerge en Slovénie l’habituelle quantité de groupements quasi- et para-fascistes. Parmi ceux-ci, la Domobranci (la Garde Nationale ou Heimatwehr qui comptait 12.000 hommes en 1944), la Belogardejci (la Garde Blanche dirigée par Lev Rupnik). Au sein de ces deux organisations, plusieurs formations plus petites ont joué un rôle spécial, comme les diverses légions catholiques ou fascistes, comme la «Légion de la Mort», le «Mouvement National Slovène», la «Commission des Gardes villageoises» (Odbor vaskih straza), ainsi que l’unité de Tchetniks pro-serbes, la «Garde Bleue».
La politique actuelle de la direction slovène du PC, de même que celle défendue par l’élite intellectuelle du pays, vise à protéger le pays et le peuple, à défendre et à illustrer l’histoire, la langue et la culture slovènes contre les «intégralistes yougoslaves». Cette politique est préservatrice, dont conservatrice. Les tenants de ce conservatisme sont présents aujourd’hui dans les structures politiques dominantes et dans les principales institutions culturelles.
Macédoine
La Macédoine actuelle estime que ses buts nationaux ont été atteints en gros dans le cadre de l’Etat yougoslave. Et pourtant la Macédoine n’est pas réunifiée, elle demeure divisée entre la Yougoslavie, la Bulgarie et la Grèce et n’est toujours pas souveraine. Or ces deux objectifs étaient défendus jusqu’il y a peu d’années par le Dvizenjeto za osloboduvanje i obedinuvanje na Makedonija (Mouvement pour une Macédoine libre et unie), avant que les services spéciaux yougoslaves n’en neutralisent les dirigeants. A l’origine, l’organisation de libération de la Macédoine, la VMRO (Vnatresnata makedonska revolucionerna organizacija — Organisation intérieure et révolutionnaire macédonienne), était ambigüe sur le plan national: une partie de ses militants était pro-bulgare, l’autre séparatiste macédonienne. Fondée à Salonique en 1893, elle s’est divisée en 1908, à la suite de la révolution jeune-turque. L’aile droite, dites des «supérieurs» (vrhovisti), fit allégeance à la Bulgarie et travailla, sous la direction de son chef Ivan-Vanco Mihajlov, non seulement avec les Bulgares, mais aussi avec les Italiens et les Croates. Parmi les résultats de cette coopération: l’assassinat du Roi Alexandre à Marseille en 1934 par un activiste de la VMRO, Vlado (Velicko) Georgijev-Cernozemski.
Lors de l’occupation de la Yougoslavie, plusieurs groupes se sont constitués, en tout une quarantaine, dont la plupart avait leur siège en Bulgarie, et se sont reconnus dans l’idéologie fasciste. La VMRO en exil est ainsi devenue une sorte de parti fasciste bulgare. Il est intéressant de noter que le parti communiste macédonien, dirigé par Metodi Satorov-Sarlo, à l’instar de la VMRO, se déclarait en faveur de l’union avec la Bulgarie, ce qui a eu pour résultat que son chef fut rapidement remplacé par des dirigeants pro-yougoslaves.
Albanie
Nous englobons les Albanais dans notre étude sur les «Slaves du Sud», parce que presque la moitié des 5 à 6 millions d’Albanais vivent en territoire yougoslave. La vie politique moderne des Albanais commence en 1878 quand est fondée la première Prizrener Liga (également dénommée «Ligue albanaise»), qui s’était fixé comme objectif provisoire l’autonomie de l’Albanie dans l’Empire du Sultan. Au cours des années 1912/1913, l’Albanie accède à l’indépendance et, en 1924, c’est un gouvernement bourgeois-démocratique sous l’égide du Président Fan Noli qui est aux affaires. A la fin de cette même année, Ahmed Zogu se rebelle contre lui, avec l’appui de l’homme politique serbe Nikola Pasic. Quatre ans plus tard, Ahmed Zogu se fait proclamer roi.
Après l’occupation italienne (7 avril 1939), le gouvernement formé de membres du parti Bashkimi Kombëtare adopte l’idée d’une «Grande Albanie». Les occupants créent également un parti fasciste albanais qui leur sert de courroie de transmission. Après la capitulation yougoslave de 1941, l’Albanie annexe le Kossovo et réalise ainsi le rêve historique d’une «Grande Albanie». Dans l’administration et dans les écoles de cette province, on emploie pour la première fois la langue albanaise. Contrairement au reste de l’Albanie, qui était indépendant depuis 1913, le Kossovo accueille les Italiens en libérateurs. Les émigrés albanais du Kossovo, partis avant guerre en Albanie indépendante, rentrent d’exil, y compris les communistes. En novembre 1942, se crée une organisation nationaliste et pro-fasciste, le Balli Kombëtare, qui se fixe pour objectif, avec l’appui italien, de défendre la Grande Albanie contre la Yougoslavie et les communistes.
Quand l’Albanie, après la capitulation italienne de septembre 1943, est occupée par 70.000 soldats allemands, de nouvelles organisations voient le jour: Legalitati, Zogu, Tasha… L’organisation de jeunesse fasciste italienne Balilla n’existant plus, les Allemands mettent sur pied la 21ième Division de montagne SS Skanderbeg, du nom du héros national albanais.
Avant la seconde guerre mondiale, il y avait 239 communistes au Kossovo, dont 23 Albanais. Dans la «Petite Albanie», il n’y en avait pas un seul, mis à part quelques infiltrés de nationalité serbe. A la fin de 1943, les communistes organisent une conférence de leur parti dans le village de Bujan au Kossovo. Les hommes du PC, peu nombreux dans l’assistance, se déclarent en faveur d’un Etat albanais unitaire, Kossovo compris, contre la Yougoslavie. Pas étonnant dès lors qu’après la fondation du deuxième Etat yougoslave en 1945, les communistes albanais sont restés suspects pendant des décennies. Aucun d’entre eux n’a jamais cessé d’être ouvertement nationaliste albanais, de penser, de sentir et d’agir dans ce sens. Ne parlons pas des non communistes: immédiatement après la guerre, 30.000 Albanais prirent part à la révolte armée contre Tito: les soulèvements se sont d’ailleurs répétés tous les dix ans, avec une surprenante régularité. Ils furent suivis de répressions yougoslaves et de persécutions. Fadil Hoxha, chef du PC du Kossovo pendant de nombreuses années, s’est révélé lui aussi «élément albanais» et exclu comme tel du parti, dont il fut pourtant le président au niveau yougoslave! Mais le véritable héros de la droite albanaise fut Adem Demaqi, embastillé depuis 1964, avec quelques rares interruptions seulement. Pourquoi? Parce qu’il a milité sans compromissions pour une Albanie unie et bien entendu non communiste.
La Prizrener Liga existe toujours au sein de l’organisation Besëlidhja Kombëtare Demokratike Shqiptare (Ligue nationale-démocratique de la parole d’honneur albanaise). La cause de la droite et de la libération nationale albanaise, pour sa part, est défendue par un nombre impressionnant de petits groupes, de cellules, qui se déclarent «marxistes-léninistes» et se réclament de la «Doctrine», mais qui, au fond, ne rassemblent que des patriotes albanais.
Serbie
Les Serbes, qui occupent une partie de l’Albanie, soit le Kossovo, territoire où se trouve le fameux champ de bataille de 1389, où les Serbes ont dû ployer le genou devant les Turcs. La bataille perdue a été décisive. Rarement dans l’histoire, bataille perdue n’a autant susciter de mythe à facettes aussi multiples (historiques, religieuses, mystiques) que cette bataille du Kossovo, point focal du nationalisme et des droites serbes. Noyau de ce mythe est la croyance qu’après le Golgotha vient la ressurection, y compris dans la vie d’un peuple. Ce mythe, renforcé par les légendes de Saint-Sava qui avait fondé l’église autocéphale serbe au début du XIIIième siècle, a permis à des générations et des générations de Serbes de survivre spirituellement pendant tous les siècles de la domination turque. C’est pétris du mythe de la Bataille du Kossovo que les partis serbes modernes se sont constitués à la fin du XIXième siècle.
Paradoxalement, les partis de droite se donnaient l’adjectif de «progressifs» mais leur idéologie et leur pratique débouchaient sur un impérialisme serbe. La même année, en 1881, le «Parti Radical» sous l’égide de Nikola Pasic se constitue comme pôle adverse de ce «progressisme de droite». L’orientation de ce parti était également grande-serbe, tout comme celle des Libéraux de Jovan Ristic. Après la création de la Yougoslavie en 1918, le pays fut dominé politiquement et en toute exclusivité par l’idéologie grande-serbe. Lorsque le tribun croate Stjepan Radic est assasiné en plein Parlement à Belgrade, le Roi Alexandre instaure en 1929 la dictature royale. Cette dictature est également de facture grande-serbe. Plusieurs années après, les partis sont à nouveau autorisés. Le Serbe Milan Stojadinovic fonde, avec quelques non Serbes, la «Communauté radicale yougoslave» (Jugoslovenska radikalna zajednica, ou, en abrégé, la «Jereza»). Très vite Stojadinovic fait montre de sa sympathie pour le Troisième Reich et reçoit la visite de Hermann Göring. L’homme politique et idéologue serbo-yougoslave voulait imiter le Reich allemand en bien des points. Il s’était même doté d’une garde personnelle en uniforme, portant des chemises vertes. Pour l’anecdote, disons qu’une seule chose n’allait pas: quand ses militants scandaient Vodja-Vodja (Chef-Chef), cela ressemblait très vite à Djavo-Djavo (Diable-Diable).
Le seul mouvement fasciste yougoslave, plus exactement serbe, était le Zbor (= «Rassemblement» ou «Cri d’appel»), dirigé par Dimitrije Ljotic. Descendant d’une très vieille famille serbe de Smederevo, il était, comme tous les hommes politiques serbes, d’inspiration grande-serbe, mais, à la différence des autres, son intégrité était exemplaire. Dans sa jeunesse, Ljotic était pacifiste dans le sens de Tolstoï et voulait se faire moine. Les guerres balkaniques et la guerre mondiale qui les a suivies immédiatement lui ont appris que la violence, l’autorité et la discipline étaient des données de la nature humaine qui avaient leur place dans l’univers de la politique. Mais ces données devaient être disciplinées, policées par une élite et légitimées par les vertus de décence et de bravoure (cojstvo i junastvo).
Devenu homme politique contre son gré, il entre en politique en se posant d’emblée comme un orateur hors ligne, mieux, comme un prédicateur fascinant. Il salue le coup d’Etat anti-parlementaire du Roi, le 6 janvier 1929. Une année plus tard, il devient ministre de la justice mais démissionne l’année suivante, après que le Roi Alexandre ait refusé son ébauche de constitution anti-démocratique. Quand le Roi meurt victime de l’attentat de Marseille en 1934, Ljotic fonde son organisation, le Jugoslovenski Narodni Pokret Zbor (Mouvement populaire yougoslave Zbor). Ljotic sympathisait avec Hitler et Mussolini, bien qu’il n’hésitait jamais à les critiquer. Pendant la guerre, il n’a pas vu d’alternative à la lutte engagée par les puissances de l’Axe contre le bolchévisme. Il a voulu sauver de la Yougoslavie ce qu’il y avait à en sauver. Aux côtés des Allemands, le Corps des Volontaires serbes (Srpski dobrovoljacki korpus) de Ljotic a lutté contre les partisans de Tito. Ceux-ci, vainqueurs, les ont tous condamnés à mort en 1945.
Ljotic, qui avait gardé l’espoir en 1939 qu’un putsch militaire sauverait la Yougoslavie, a pensé en 1945 que l’Istrie pourrait devenir le centre d’une résistance armée contre Tito. Au milieu de l’effondrement germano-italien, il a immédiatement pris des mesures dans ce sens. Mais un accident d’auto met un terme à ses jours, à proximité de Slovenska Bistrica, et empêche la consolidation définitive de ce mouvement de résistance. Son successeur involontaire, au départ très réticent, fut son frère Jakov Ljotic, qui continua l’œuvre politique du Zbor à Munich, jusqu’au jour où il se fit étrangler par des agents yougoslaves en 1974.
Ljotic a laissé derrière lui une œuvre théorique: il était sans doute le seul penseur fasciste sérieux de l’espace sud-slave. Son corpus doctrinal partage avec les autres fascistes les idées d’un corporatisme, d’un parlement des états, son hostilité au communisme, à la démocratie, aux partis et aux Juifs, mais aussi un souci très net de la question sociale. Mais son christianisme très profond, intensément vécu, et son monarchisme radical sont, chez lui, des motivations non fascistes. Son traditionalisme populaire serbe transposait le culte du domacin, du maître de maison, dans la sphère de l’Etat —le Roi étant le domacin de l’Etat— et dans le cosmos —Dieu étant le domacin de l’univers.
Croatie
Comme les droites slovènes, les droites croates sont au départ ambigües sur le plan national. En 1848, le héros national du Banus de Croatie est le Comte Josip Jelacic Buzimski, qui vainc l’ennemi héréditaire hongrois mais en étant au service de Vienne. Ante Starcevic, le pater patriae, fonde en 1861 le Hrvatska stranka prava (Parti croate du droit de l’Etat) et réclame, animé par le souci conservateur de renouer avec la tradition perdue, le droit historique des Croates à avoir un Etat propre, mais, dans sa doctrine, fondamentalement conservatrice, il n’hésite pas non plus à se référer à la Révolution française. Les héritiers de Starcevic en notre siècle sont les Ustase (Oustachistes), souvent décrits comme fascistes.
Ante Pavelic fonde son organisation Ustasa – Hrvatski oslobodilacki pokret (= Mouvement de libération croate; ustasa signifiant «rebelle») un jour après que le Roi Alexandre ait proclamé sa propre dictature, le 6 janvier 1929. Pavelic est rapidement contraint à l’exil, où il sera l’instigateur et le responsable de quelques actions spectaculaires. Au pays, ce sera la révolte paysanne de Velebit; à l’étranger, l’assassinat du royal dictateur de la Yougoslavie.
Les Ustase ne constituaient pas un mouvement typiquement fasciste. Pavelic lui-même était par tradition familiale un «libéral éclectique», fortement influencé par les idéaux de la Révolution française. Au départ, les Oustachistes se considéraient comme les représentants d’un mouvement de libération nationale dépourvu de caractéristiques fascistes (ce que n’a pas manqué de signaler Ernst Nolte dans un ouvrage consacré aux fascismes et paru en 1966). Au début des années 30, les Oustachistes bénéficiaient même du soutien des communistes, qui, à cette époque, considéraient également la Yougoslavie comme une «prison des peuples». Mais dès qu’ils accèdent au pouvoir, les Oustachistes reprennent à leur compte certaines caractéristiques des mouvements fascistes, très populaires dans l’Europe d’alors, notamment parce qu’il leur paraissait impossible, en plein milieu d’une guerre mondiale sanglante et d’une guerre civile non moins cruelle, d’appliquer les méthodes éprouvées de la démocratie parlementaire. Les libertés intellectuelles, en revanche, sont demeurées quasiment intactes; ainsi, au projet d’«Encyclopédie croate», ont collaboré plusieurs communistes notoires, alors que la guerre civile faisait rage.
La persécution des Juifs, très exagérée par la propagande actuelle, avait été imposée par la puissance occupante. La brochure programmatique du mouvement oustachiste, rédigée par Pavelic, contient des éléments nationaux-libéraux ou sociaux, mais rien qui ne soit typiquement fasciste. Dans l’Etat indépendant croate, plusieurs tentatives eurent lieu de créer un parti national-socialiste, mais elles restèrent limitées à une petite brochette d’individus et n’enregistrèrent en fin de compte aucun résultat. Il m’apparaît important de le souligner aujourd’hui, où la lutte de libération des Croates est décriée partout dans le monde comme «fasciste», ce qui contribue à décréter comme pleinement fascistes des organisations ou des groupes qui ne sont que très partiellement affectés par cette idéologie. Variante de la technique de l’amalgame…
La lutte oustachiste s’est poursuivie après 1945. Après que l’armée croate invaincue, ainsi que les civils qui l’accompagnaient (quelque 300.000 personnes), ait été livrée à Tito par les Anglais et envoyée à la mort, pendant des années, des bandes armées livrèrent une guerre de guerilla aux titistes, nourries par le souvenir de la bravoure militaire des soldats croates, notamment ceux de la 13ième Division de montagne de la Waffen SS Handzar. Les compagnons de Pavelic fondent en exil en 1946 un Hrvatski drzavni odbor (Commission de l’Etat croate, sorte de gouvernement en exil). Trois ans plus tard, Pavelic crée le Hrvatska drzavotvorna stranka (Parti croate fondateur d’Etat), organisation chargée de prendre le relais du mouvement oustachiste. Depuis 1956, cette organisation a changé de nom et s’appelle Hrvatski oslobodilacki pokret (Mouvement de libération croate). Après la mort de Pavelic, à la suite d’un attentat yougoslave perpétré à la fin de l’année 1959, le mouvement se scinda en multiples fractions. L’une d’elles, sous la direction du Général Vjekoslav Max Luburic, s’est appelée Hrvatski narodni otpor (Résistance populaire croate), qui, elle aussi, a connu de multiples scissions.
En outre, le Parti paysan croate, parti traditionnel, a continué à exister, mais divisé en deux fractions. Enfin, le Parti Républicain Croate se pose également en successeur du mouvement oustachiste. Quelques-uns de ces mouvements scindés ou éparpillés, avec d’autres groupes et groupuscules, ont réussi à s’unir en 1974 dans le «Conseil National Croate» (Hrvatsko narodno vijece). C’est une organisation qui se fixe pour objectif de chapeauter les différents groupes en exil; elle ne veut pas mener les organisations croates au combat mais les représenter dans les pays occidentaux, dont elle accepte le modèle démocratique et parlementaire. Ce «Conseil National» mène son action en feignant d’ignorer que les démocraties occidentales soutiennent l’Etat yougoslave.
Résultat de l’insatisfaction des exilés et des combattants de l’intérieur face à cette politique pro-occidentale: la naissance en 1981, à New York et à Lund (Suède), du Hrvatski drzavotvorni pokret (Mouvement croate fondateur d’Etat), qui veut poursuivre la lutte de libération croate en Croatie même. C’est un regroupement qui se place au-delà des idéologies, qui défend les intérêts généraux de tous les Croates et qui a des tendances nationales-révolutionnaires, ouvertes aux nationalistes de droite et de gauche. Ce mouvement est neutraliste sur le plan international et réclame la création d’une armée croate autonome. Il s’efforce d’arriver à une bonne entente avec la minorité serbe de Croatie, considérée jusqu’ici comme une «cinquième colonne» de Belgrade. Il rêve d’un Etat croate national, neutre, social et non confessionnel. Ce but est identique à celui qui veut dépasser la Yougoslavie. Le résultat de ce dépassement, s’il a lieu, permettrait à une véritable «nouvelle droite», originale et libre, de naître dans l’espace sud-slave.
Texte issu de Criticon, n°106, mars-avril 1988.