Difficilement classable, le penseur Julius Evola est souvent rattaché au traditionnalisme intégral. Fort heureusement, il excède cette catégorie par une partie de son œuvre. Il y a chez Evola a une dimension ésotérique, occultiste, magique. Une dimension mythique mais non pas mystique car Evola est antimystique comme un janséniste. Il y a aussi une dimension littéraire, qui n’est pas la moins intéressante. La réedition d’un ouvrage collectif, déjà publié en 2001 chez Dualpha est l’occasion de remettre en perspective, sans idolatrie, ce penseur des hautes cîmes.
Né en 1898 Julius Evola est mort en 1974. Il a été proche du fascisme italien bien que « anti nationaliste » au sens de « anti populiste », ce qui laisse perplexe sur sa cohérence proprement politique : comment peut-on être fasciste en détestant les masses ? Heureusement, Evola était et reste au-delà des catégories classiques du politique.
Comment Evola est-il devenu Evola ? De petite noblesse, – il est baron -, il participe au groupe Ur puis Krur, qui se réfère à Gustav Meyrink. Puis il s’interesse au futurisme, et à Carlo Michelstadter et Otto Weininger, tous deux jeunes écrivains suicidés et géniaux. Il a fait la guerre de 1915-18 très jeune. Dans les années trente, il fréquente certaines sphères du national-socialisme et du « fascisme » européen (Hongrois, Roumain…), il donne des conférences à la section science de la civilisation de l’Institut Empereur Guillaume (Kaiser Wilhelm Institut).
Il est alors, en Italie, un intellectuel à dire vrai marginal, sans rapport avec la notoriété d’un Guiseppe Bottai. Blessé dans un bombardement à Vienne, en 1944, Julius Evola reste paralysé des jambes ; c’est une épreuve qui pèsera à l’évidence sur sa pensée.
Julius Evola a beaucoup écrit et surtout dans des directions pas toujours simples à comprendre. Jean Parvulesco, récemment disparu, montre les différents niveaux de la pensée évolienne : a) un niveau directement politique, fasciste toujours critique ou plutôt « a-fasciste », considérant que le fascisme doit être dépassé mais pas combattu en tant parce qu’il contiendrait des éléments positifs à coté d’autres éléments plus néfastes, b) le niveau occultiste, c) le niveau « spirituel », impersonnel, « innominatif », purement conceptuel. Pour être parfois poétique, le niveau occultiste (ou encore « magique ») est sans doute le moins sérieux (j’y suis pour ma part totalement allergique). Ces niveaux établissent en tout cas une continuité entre l’auteur d’Impérialisme païen (1928), Révolte contre le monde moderne (1934), Les hommes au milieu des ruines (1953), Chevaucher le tigre (1961), ou encore Métaphysique du sexe (1958). Parcourant des périodes qui vont de la première guerre mondiale à ses suites que furent les raidissements autoritaires puis la seconde guerre mondiale et la modernité productiviste, consumériste et hédoniste il est bien naturel que, sans jeu de mots, Evola ait évolué et qu’il présente donc différents visages.
Pour Jean Parvulesco, Julius Evola est le guetteur, c’est aussi celui qui connait les portes de l’autre monde, dont l’antichambre peut être un bar interlope de la nuit romaine, à la verticale d’une montagne sacrée. Le secret d’Evola ne serait pas de nature humaine, nous indique Parvulesco (là encore rien de cela ne parle à l’anti-dualiste que je suis, qui ne croit à aucun « autre monde » !).
Plus concret, Alexandre Dougine montre les limites de la pensée d’Evola au plan géopolitique, sa difficulté à comprendre et aimer la Russie (il est vrai qu’il aurait perdu ses jambes suite à un bombardement russe, ceux-ci étant pourtant bien plus rares à l’époque – comme maintenant d’ailleurs – que les bombardements anglo-américains). Alexandre Dougine souligne aussi la regrettable distance d’Evola face au projet eurasiste, En revanche, il relève l’importance d’Evola dans la formation à l’idée d’Empire et l’appartenance d’Evola à la féconde nébuleuse de la Révolution conservatrice (on pourrait parler d’un ruche).
Christian Bouchet souligne pour sa part les parallèles entre Evola et René Guenon et rejoint le baron dans son intérêt pour le tantrisme tandis que la question d’une (hypothétique) tradition primordiale est étudiée par Robert Taylor. L’histoire du groupe Ur et de la pensée magique evolienne est approfondie par Renato del Ponte, l’hypothèse des liens avec le mythe du Golem étant esquissée (elle mériterait d’être développée). A coté de ces éclairages partiels, trois points essentiels sont mis en relief par Alain de Benoist. Le premier est les limites de l’opposition masculin/féminin telle qu’Evola l’imagine et tente de la systématiser, un point sur lequel il rejoint Thierry Jolif. Le second point est une certaine illusion de l’interprétation d’Evola comme traditionnaliste révolutionnaire. Le troisième point rejoint l’interrogation d’autres auteurs : c’est la mise en question de l’existence même d’une tradition primordiale, mythe élégant mais mythe quand même. C’est Thierry Jolif, décidément bien inspiré qui montre que le « baron Evola » n’est exactement fidèle ni aux Grecs ni aux Hindous quant aux places respectives du sacré et du guerrier dans les sociétés traditionnelles.
Au-delà de tout « fidéisme dévot » vis-à-vis d’Evola, Thierry Jolif indique qu’une telle œuvre « appelle le dialogue et mérite une continuation. » Andras Laszlo plaide de son coté pour la Pan-Europa contre la Pan-Eurasie, en quoi il semble mal comprendre que l’idée d’Eurasie n’est pas un nouveau mythe jacobin mais le projet d’une nouvelle alliance Europe-Russie et ses périphéries. Il critique en outre le national-bolchévisme, qu’il considère à juste titre comme non compatible avec la pensée d’Evola. Laszlo voit en Metternich le modèle même de l’homme d’Etat évolien – ce qui nous amène bien loin, de fait, de l’aventurisme sans principe de Mussolini en politique étrangère. C’est encore cette image de Julius Evola, « réac » au pire sens du terme qu’évoque Claudio Mutti : Evola pensait que les nationalistes arabes, en voulant leur indépendance, bien légitimement à mon sens, iraient vers le communisme. Mieux valait le colonialisme, pensait Evola, car il sauvegardait la « suprématie de la race blanche ». Une vision à courte vue.
John Michell fait de son coté un parallèle entre Evola et William Cobbett (1763-1835), un traditionnaliste antisocialiste anglais. Alessandra Colla éclaire un des livres majeurs d’Evola, Métaphysique du sexe, longue enquête sur les conceptions antiques et modernes de la sexualité. Elle souligne justement qu’il ne faut rien chercher de prescriptif dans ce texte et que pour sortir de l’impasse où nous sommes, il nous faut récupérer le sens de la limite, comprendre l’importance des rôles sexuels de chacun et des points de repères. C’est Georges Feltin-Tracol qui approfondit les notions évoliennes de « race du corps », « race de l’âme », « race de l’esprit ». Il établit aussi le caractère particulier de l’idée d’Empire chez Evola, qui suppose que le peuple, auquel l’auteur ne reconnait aucune valeur propre soit animé par l’idée ou par un Etat conçu lui-même comme Idée incarnée. Evola préfère ainsi les origines – fussent-elles imaginaires, – aux racines – fussent-elles réelles. Si G. Feltin-Tracol souligne à juste titre qu’Evola appartient plus à la Révolution conservatrice (RC) qu’au traditionalisme d’un Bonald ou d’un de Maistre, il amène à penser qu’Evola occupe à coup sûr dans la RC une place à part, sans doute la plus conservatrice et la moins dynamique et futuriste.
Dans l’article très fin, très personnel, et en cela même très pertinent qu’il consacre au « baron », Nicolas Bonnal souligne qu’il ne suffit plus de voir en quoi Evola peut être utilement anti-moderne mais en quoi il a quelque chose à nous dire sur et contre la post-modernité, l’ère du vide, le désenchantement. Dans son texte tout en références bien venues à Léon Bloy, Ernst Jünger, ou encore Guy Debord, Nicolas Bonnal nous livre sa méthode pour attendre le grand départ des touristes (au sens de la « touristisation » du monde qu’évoque Paul Ardenne, et qui fait des touristes le contraire de ce qu’étaient les voyageurs), et pour nous promener avec le moins de mélancolie possible « au milieu des ruines » d’autant plus qu’il s’agit des ruines d’une modernité qui n’était pas exactement de notre goût. Pour sa part, Arnaud Guyot-Jeannin définit la symbolique de la montagne comme lieu de la transformation intérieure chez Evola. La critique de la dimension sensationnelle de la montagne – au sens de la recherche de sensation – laisse la place à une école d’exigence froide. L’auteur indique ce qui sépare la conception « héroïque » d’Evola de la conception chrétienne de la vie qui ne se résume ni à l’héroïsme ni au culte de la volonté. Daniel Cologne explique quant à lui que la pensée d’Evola relève d’une Utopie de droite, catégorie atypique, la droite se voulant en général réaliste et pragmatique. Un panorama nécessaire pour comprendre un penseur atypique.
Pierre Le Vigan.