Moins connus qu’Ernst Niekisch, Werner Lass et Karl-Otto Paetel sont deux figures atypiques du national-bolchevisme, décrit par Louis Dupeux comme le courant le plus fascinant de la Révolution Conservatrice.
Au coeur de la jeunesse bundisch
Né à Berlin le 20 mai 1902, Werner Lass appartient aux Wanderwogel de 1916 à 1920. En 1923, il est élu chef du Bund Sturmvolk dont une partie s’unit, en 1926, avec la Schilljugend du célèbre chef de corps-francs Gehrardt Rossbach (1). En 1927, Lass fait scission pour fonder la Freischar Schill, groupe bündisch dont Ernst Jünger devient rapidement le mentor (« Schirmherr ») et qui place au cœur de ses activités le « combat pour les frontières », les randonnées à l’étranger et la formation militaire (2).
D’octobre 1927 à mars 1928, Lass et Jünger s’associent pour éditer la revue Der Vormarsch (« L’Offensive »), créée en juin 1927 par un autre célèbre chef de corps-francs, le capitaine Ehrhardt. Désireux de dépasser les limites étroites du simple mouvement de jeunesse, il fonde le Wehrjugendbewegung ou Mouvement de jeunesse de défense. Il s’agit pour lui de lier la « dureté de l’engagement du soldat du front avec la force de réalisation et la profondeur du mouvement de jeunesse » afin de créer un nouveau type d’homme.
En août 1928, la Freischar Schill participe au Congrès mondial des organisations de jeunesse, à Ommen, en Hollande. Lass fait un coup éclat en protestant contre la « colonisation » de l’Allemagne et la non attribution d’un visa aux délégués russes. La même année il est emprisonné, accusé d’avoir participé à la révolte paysanne de Claus Heim qui secoue alors le Schlewig-Holstein, et son mouvement sera interdit dans plusieurs villes.
En 1929, la Freischar Schill entreprend des négociations avec le NSDAP, qui échouent du fait des prétentions exorbitantes de la Hitlerjugend. En septembre 1929, Lass fonde une ligue regroupant les membres les plus âgés, le Bund der Eidgenossen ou Ligue des Conjurés, qui adopte très vite des positions nationales-bolcheviques.
Die Kommenden et les nationalistes sociaux-révolutionnaires
Quelques mois plus tard, en janvier 1930, Werner Lass et Jünger prennent la direction de l’hebdomadaire Die Kommenden, qui exerce alors une grande influence auprès de toute la jeunesse bündisch. Lass y écrira de rares articles.
C’est à la rédaction de Die Kommenden qu’il croise la route d’une autre figure du national-bolchevisme des années 30 : Karl-Otto Paetel. Celui-ci est également né à Berlin, le 23 novembre 1906. Tout comme Lass, il a commencé à militer dans les rangs de la jeunesse bündisch, à la Deutsche Freishar et au Bund der Köngener. Issu d’un milieu très modeste, il a dû arrêter ses études quand la bourse dont il bénéficiait lui a été retirée après qu’il ai manifesté contre le plan Young. Esprit décidemment rebelle, il sera aussi exclu de la Deutsche Freishar, en 1930, à la suite d’un article jugé insultant envers le maréchal Hindenburg.
Animateur, de 1928 à 1930, du mensuel Das Junge Volk, Karl-Otto Paetel lie dans ses écrits, dès 1929, combat de libération nationale et lutte des classes : « Tout pour la nation !… Le mot d’August Winning, d’après lequel la lutte libératrice de la nation doit être le lutte du travailleur allemand mène ici à la seule conséquence possible : approuver la lutte des classes comme un fait, la pousser dans l’intérêt du peuple tout entier (…) l’emprunter comme une voie pour la victoire du nationalisme ».
En 1930, Paetel se voit proposer par Lass et Jünger la direction de Die Kommenden. Dans un article paru dans le premier numéro de l’année 1930, il appelle à « en faire un porte-parole de toutes les nouvelles impulsions et pensées qui partout sont à l’œuvre dans la jeune Allemagne, pour toutes les tentatives révolutionnaires de renouvellement » et à rejeter les « aboiements du libéralisme et de la réaction, en qui nous reconnaissons nos ennemis mortels » (3). Et d’assigner au journal une ligne résolument révolutionnaire : « Nous reprendrons à l’intérieur et à l’extérieur de l’espace allemand le combat contre le système de l’exploitation capitaliste, qui a toujours empêché l’intégration du prolétariat dans l’ensemble du destin allemand » (4).
Quelques mois plus tard, fin mai 1930, il crée le Gruppe sozialrevolutionarër nationalisten (Groupe des nationalistes sociaux-révolutionnaires). Une série d’articles, publiés dans le numéro du 27 juin 1930 présente la déclaration-programme du GSRN. Pour Paetel, « le sens de toute économie est uniquement la couverture des besoins de la nation et non pas la richesse et le gain » (5). Il en appelle à une « révolution mondiale », considère le bolchevisme comme un mouvement de libération nationale et souhaite l’alliance avec l’URSS pour faire pièce à l’esclavage exercé par les nations occidentales : « Nous nationalistes sociaux-révolutionnaires, nous en exigeons l’alliance avec l’Union soviétique . Nous voyons dans tous les peuples opprimés, à quelques races qu’ils appartiennent, nos alliés naturels »(6).
National-bolchevisme et national-socialisme
Pendant l’été 1930, Paetel est débarqué de Die Kommenden par les tenants d’un nationalisme plus classique. En janvier 1931, il lance le mensuel Die sozialistische Nation, qui se réclame du national-bolchevisme, prône la lutte des classes, la collaboration avec le PC et l’instauration de « l’Allemagne des conseils », et entend alors représenter « le secteur non marxiste, non matérialiste du front socialiste ». De son côté, Lass publie, en septembre 1932, une nouvelle revue, Der Umsturz (La Subversion), qui se veux l’organe « des nationalistes radicaux, des socialistes radicaux, des activistes révolutionnaires de toutes tendances » et se réclame ouvertement du national-bolchevisme. « Bolchevisme est présenté comme la quintessence de tout ce qui est destructeur et décomposant. Alors, c’est vrai, nous sommes nationaux-bolcheviks, car précisément, la voie de la nation ne passe que par cette destruction créatrice » (7) peut-on y lire.
L’orientation NB semble corroborée par les évènements des années 1930-1931, scission de l’aile gauche du NSDAP d’une part, politique « nationale » du KPD d’autre part. En ce qui concerne le NSDAP d’Hitler, les NB estiment qu’il s’est embourgeoisé. En 1931, Lass écrit ainsi : « Aujourd’hui au nationaliste convaincu du NSDAP peut seulement être accordé la tâche de radicaliser la large masse de la bourgeoisie et de contribuer au délitement national »(8). Rien de plus. Le 4 juillet 1930, Otto Strasser quitte le parti pour fonder la Communauté nationale-socialiste révolutionnaire. Mais très vite les NB se montrent critiques vis à vis des thèses strassériennes, stigmatisant son « socialisme à 49 % » et ses hésitations sur la question de l’alliance russe.
Le fossé entre NB et NS de gauche s’élargit encore du fait de l’espoir mis dans l’évolution du KPD. Le 24 août 1930, l’organe central, Die Rote Fahne, publie une « Déclaration programme pour la libération nationale et sociale du peuple allemand », qui accorde une large place à la question nationale. Il s’agit pour les communistes d’enrayer la radicalisation des classes moyennes, en développant une argumentation nationaliste appuyée sur un appel à une « alliance de classes » de tous les travailleurs contre le petit groupe de possédants capitalistes. Cette stratégie parvient à faire passer dans le camp communiste des nationalistes (9). Croyant naïvement qu’une ligne NB est à l’œuvre au KPD, Paetel multiplie les débats avec les communistes, prenant même la parole lors de leurs meetings. En 1932, il appelle même à voter pour le candidat communiste à l’élection présidentielle, Thaelmann . Début 1933, il publie un Manifeste national-bolchevik, dont les premiers exemplaires, imprimés le 29 janvier, sont distribués le soir même de l’arrivée au pouvoir d’Hitler.
Werner Lass sera arrêté, en mars 1933, pour détention d’explosifs et mis en prison. Après une instruction interrompue, la Freischar Schill et le Bund der Eidgenossen ayant été interdits, il intègre la Hitlerjugend, ce qui représente un cas unique parmi tous les chefs NB. Il en sera d’ailleurs exclu en 1934. De son côté, Paetel sera emprisonné à plusieurs reprises après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, avant de parvenir à gagner Prague en 1935, puis la Scandinavie.
Édouard Rix.
(1) Son nom perpétue le souvenir du major Schill, tombé au cours de la lutte de libération contre l’occupation napoléonienne.
(2) Ses jeunes membres subissent une formation paramilitaire selon le « Reibert », manuel de l’infanterie allemande.
(3) K.O. Paetel, « Unser Weg », Die Kommenden, 1930, n°1, p. 2.
(4) Idem.
(5) T. Münzen « Gwendsätzeiches zum sozialistischen Wirtschaftsarfbau », Die Kommenden, 1930, n°26, p. 307.
(6) K. Baumann, « Sozialistische Revolution », Die Kommenden, 1930, n°26, p. 301.
(7) « Wir Nationalbolchewisten », Der Umsturz, n°6-7.
(8) W. Lass, « Vom vormarsch des Nationalismus », Die Kommenden, 1931, n°7, p. 76.
(9) C’est le cas du capitaine Beppo Romer, chef du bund Oberland, du sous-lieutenant Richard Scheringer, directeur de la revue Aufbruch, de Bruno von Salomon, frère d’Ernst et dirigeant du Landvolkbewegung, ou encore d’Harro Schulze-Boyser, animateur du journal Der Gegner.
Source : Réfléchir & Agir, été 2008, n°29, pp. 48-49.