La trajectoire de Jacob Wilhelm Hauer est peut-être la plus étonnante en ce siècle de bouleversements et d’horreurs guerrières, de bagarres idéologiques et d’aplatissement culturel. Né dans un milieu piétiste à Ditzingen-Bompelhof en Souabe, dans une famille de paysans et d’artisans jadis émigrés d’Autriche vers la Forêt Noire, au temps où la monarchie des Habsbourg tolérait mal les protestants dans ses états. La famille Hauer est très pauvre, la vie est dure et tragique à Ditzingen : deux jeunes sœurs meurent le même jour lors d’une épidémie de scarlatine ; Jakob Wilhelm, fort affaibli, survit. Dès son jeune âge, il doit aider son père à gagner maigrement sa vie. Mais cette rude expérience, cette jeunesse triste, lui livre un trésor incomparable : il expérimente et intériorise la solidarité entre les membres d’une communauté de sang. Jamais ce sens de la solidarité n’a fléchi chez lui. Cet exemple familial est à la base du principal concept que Hauer théorisera, avec son ami Martin Buber : Das Gemeinsame, la communauté.
Devant les cadavres de leurs deux petites fillettes, les parents de Hauer avaient formulé un vœu : si le garçon survit, il devra être au service de Dieu. Dieu a exaucé le malheureux couple : Hauer, en dépit de toutes les difficultés matérielles, deviendra pasteur et missionnaire ; il fréquentera le lointain Gymnasium et il étudiera la théologie, avec l’aide du pasteur de Ditzingen, qui lui donne des cours particuliers d’une telle qualité qu’en entrant à l’école des missionnaires à 18 ans, le jeune Hauer est plus calé que ses condisciples. En 1900, il part à pied à Bâle pour entrer au séminaire des missionnaires. Il y est un élève modèle, un “bûcheur” hors ligne, mais qui lit, à l’insu de ses supérieurs, des livres prohibés, “païens” : l’Edda, Gœthe, Schiller, Nietzsche, la Divine Comédie de Dante, et surtout Das Wesen des Christentums de Harnack. Sa foi chrétienne est fort ébranlée, mais il le cache, car il a vraiment envie d’être missionnaire, de quitter l’Europe et de partir à l’aventure dans un pays lointain, exotique. On lui réserve un poste en Inde, sur la côte de Malabar. Mais auparavant, il doit connaître l’anglais. La mission lui paie un stage à Édimbourg en Écosse.
Il effectuera sa première mission en Inde à Palghat, où il entre en contact avec la civilisation et la culture indiennes. C’est là, au fond, que tout va basculer : Hauer ne convertira aucun Indien. C’est l’Inde qui va le convertir, qui va lui faire découvrir sa propre “indo-européanité”. Après un premier séjour là-bas, de 1908 à 1909, il étudie à Oxford de 1910 à 1915, avec juste une interruption : un séjour dans un camp de concentration anglais, réservé aux alien ennemies. Mais il peut retourner à l’université, avec la promesse de ne pas s’évader. C’est à Oxford que Hauer approfondit ses connaissances de l’Inde et surtout des techniques du Yoga. Ses travaux le rendent éminemment suspect aux yeux des supérieurs du séminaire des missionnaires de Bâle. La rupture avec le christianisme est irrémédiable. Elle est consommée en 1920, où Hauer devient Privatdozent en histoire des religions, attaché à l’Université de Tübingen. Mais la routine de l’université l’ennuie.
Il cherche à poursuivre sa vocation de missionnaire, non plus au service d’un protestantisme fortement teinté de piétisme, non plus sous des cieux exotiques, mais au profit d’une vision religieuse ancrée dans la nature, dans les paysages, axée sur la charité communautaire, sur l’esprit de solidarité avec les siens, sur l’ascèse et la discipline intérieure qu’enseigne le Yoga indien, et, enfin, sur ce sentiment, encore diffus chez lui, d’une fibre religieuse commune à tous les Indo-Européens, de l’Islande au Gange. Pour enseigner cette vision religieuse surplombant tout ce qui est établi, bousculant toutes les conventions universitaires, il faut un terrain vierge. Et qu’offre l’Allemagne d’après 1918 comme “terrain vierge”, sinon les mouvements de jeunesse alternatifs, issus du Wandervogel d’avant 1914… Il fréquentera d’abord le groupe Die Neuen,animé par un pasteur, Rudolf Daur, qui commence, lui aussi, à s’émanciper des dogmes chrétiens, puis fonde une véritable école alternative, organisée sur le modèle des ligues de jeunesse : le Bund der Köngener, dont il devient automatiquement le premier “chancelier”.
Ce Bund der Köngener est trop peu connu. Pourtant, il fut le théâtre de débats inimaginables aujourd’hui, où tout est contingenté, politisé, dogmatisé, hyper-simplifié et médiatisé. Les tenants des idéologies ou des confessions les plus diverses et, apparemment, les plus contradictoires, ont pris la parole à cette tribune alternative, y ont confronté leurs points de vue et ceux qui avaient vraiment abjuré toute forme de dogmatisme stérilisant y ont enrichi leur bagage religieux, théologique ou philosophique. Le Bund der Köngener est sans nul doute le meilleur exemple d’anti-dogmatisme en ce siècle où des millions d’hommes se sont écharpés pour ne pas s’être écoutés.
Martin Buber y a présenté son humanisme et son “enracinement” juifs, de même qu’une vision du Reich (allemand) reposant sur les traditions juives, où le peuple serait éduqué et discipliné dans son intériorité et non pas par le truchement d’un appareil d’État coercitif ; Karl Otto Paetel, rédacteur du Manifeste national-bolchevique, qui partira s’engager dans les Brigades Internationales et connaîtra l’exil à New York après la défaite de l’Espagne républicaine, y a défendu son idéal du paysan-soldat ; Ernst Krieck, le pédagogue allemand, membre de la NSDAP et grand pourfendeur de Heidegger, y a pris la parole ; des communistes, des protestants, des catholiques y ont dialogué. Mais les passions politiques faisaient rage dans cette Allemagne au bord de la guerrre civile, où SA et SS étaient prêts fondre sur leurs homologues des ligues communistes et du Reichsbanner social-démocrate. Des propagandistes nazis obtus décrètent que le Bund der Köngener est “enjuivé” par la présence de Buber ; les chrétiens déplorent la présence de non-chrétiens ; les “rouges” refusent de dialoguer avec Krieck et Bäumler (spécialiste du matriarcat de Bachofen, de Nietzsche et du “romantisme tellurique”, membre de la NSDAP) ; etc. Hauer et Buber tentent de maintenir la sérénité du débat, y parviennent, mais réduisent automatiquement le nombre de participants et ne bénéficient plus d’aucune publicité.
L’idéal des Köngener était de créer une sorte de solidarité interconfessionnelle entre tous ceux qui, sur la Terre, souhaitaient sauver l’essentiel des messages religieux, le sens des communautés, devant le raz-de-marée de la modernité désaxante, déracinante, individualisante. Leurs adversaires disaient d’eux qu’ils voulaient créer une “religion-esperanto”… Reproche infondé dans le sens où la qualité des interventions et des intervenants éloignait leurs démarches de tout affadissement ou aplatissement de style “espérantiste”. À partir de 1933, quand le pouvoir change de mains à Berlin, le Bund der Köngener, dont le statut est celui d’un mouvement de jeunesse, change de nom et d’objectifs pour ne pas devoir se dissoudre dans les jeunesses hitlériennes.
Finalement, Hauer fonde la Deutsche Glaubensbewegung, à laquelle se joint toute une série d’autres associations de recherches religieuses (qui mériteraient aussi d’être analysées plus en profondeur). L’association doit faire les concessions d’usage au nouveau parti totalitaire pour pouvoir continuer à exister en toute indépendance. Hauer et ses amis souhaitent surtout que les recherches religieuses demeurent indépendantes, n’aient pas à s’aligner sur les diktats d’un parti ou à s’inféoder à une église ou à un “christianisme germanique”. En 1935, Hauer et le Comte Ernst zu Reventlow remplissent le Palais des Sports de Berlin, pour parler de religion et de métaphysique ! La puissance de ce mouvement patriotique mais alternatif, de ces tenants d’une révolution intérieure (Buber !), devient suspecte.
Les attaques ne cessent plus : c’est dans le parti et non pas dans une “association extérieure” qu’on réalisera la révolution (même la révolution intérieure). On interdit aux membres de la jeunesse hitlérienne de faire partie de la DGB ; finalement, Heydrich en devient membre pour mieux la contrôler. La présence du chef de la police fait perdre au mouvement tout son aura. Hauer est contraint d’adhérer aux différentes instances du parti, afin de conserver ses chaires. Buber se réfugie en Palestine. Mais les modestes nominations de Hauer le compromettront après 1945. L’indéfectible amitié de Martin Buber, émigré en Palestine en 1938 après la Nuit de Cristal, le tirera d’affaire. Et la grande aventure de ces deux formidables complices pourra continuer jusqu’à la mort de Hauer en 1962. Les associations qu’ils ont fondées ou patronnées dans les années 50 continuent de travailler aujourd’hui.
Les années 30 sont aussi l’occasion pour Hauer d’approfondir ses connaissances de la religiosité indienne, de développer sa critique des dogmatismes, de réfléchir sur la métaphysique indo-aryenne du combat et de l’action, de poursuivre une quête mystique germanique en tentant, à la suite de Maître Eckart, de dégager une vision thioise du divin et de la foi (dont un texte paraîtra en français en 1935 : « Le mouvement de la foi germanique », in Revue des vivants – Organe de la génération de la Guerre, IX, 1935, pp. 1491-1504). Parallèlement à cette triple recherche, Hauer tente une réflexion en profondeur sur les assises physiques et somatiques des religiosités enracinées et sur les questions impassables de la mort et de l’immortalité. En 1937, paraît un livre qui reprend l’essentiel de ses recherches en indologie, Glaubensgeschichte der Indogermanen. Dans la préface à cette anthologie, Hauer insiste sur le caractère nécessairement « proche de la vie » et « ancré dans un peuple précis » de toute religiosité vraie, durable et authentique. Il y livre aussi, de façon très concise, ses méthodes de recherche et ses conclusions. Notamment la différence entre foi (Glaube) et religion (Religion).
« Par “religion”, j’entends le monde des formes religieuses, qui, en tant que partie de la culture globale d’un peuple, est soumis aux lois du devenir et de la disparition. La foi, en revanche, est l’expérience originelle de la réalité ultime et le domaine des forces intérieures, vivantes dans les tréfonds de l’âme des peuples et des races. C’est de l’interaction de ces forces que nait le monde des formes religieuses. Celles-ci sont symboles, indices, de ce domaine de l’intériorité. Voilà pourquoi on ne peut pas écrire d’histoire de la foi sans d’abord écrire une histoire de la religion. Les faits relevant de l’histoire de la religion doivent nous guider, de façon à ce que nous puissions aller à la rencontre de cette vie intérieure et que nous puissions en saisir le sens, créativement. Ainsi jaillira la connaissance sur base de laquelle nous pourrons oser une histoire de la foi. Mais nous ne serons saisis par ce sens que si ce sens est apparenté à notre propre essence. »
La religiosité indo-européenne est une religiosité de l’action, notamment de l’action guerrière. Pendant toute sa vie, Hauer s’est insurgé contre un a priori sur le Yoga, considéré comme un exercice purement contemplatif. A priori évidemment faux, car, écrit-il dans la préface de Glaubensgeschichte der Indogermanen, une forme particulière du Yoga, dans la tradition zen du bouddhisme japonais, est le pilier porteur d’une noblesse guerrière, les Samouraïs, qui ont fait l’Empire nippon.
« Ma conviction est qu’il est impossible de comprendre la civilisation indo-aryenne sans comprendre le Yoga, tout comme il est impossible de comprendre l’hellenité en excluant l’orphisme ou le platonisme, ou de comprendre la germanité, si on ôte la mystique de son patrimoine (ici, j’entends ‘mystique’ au sens totalement positif de ‘voie vers l’intériorité’. Sans cette voie vers l’intériorité, dans quelque forme que ce soit, il n’y a pas d’indo-européanité, ni même de germanité). L’homme indo-européen déploie certes une puissance d’action hors mesure et fait montre d’une volonté indomptée d’agir sur le monde. Mais il sent instinctivement qu’il court un grand danger, si cet agir sur le monde extérieur n’est pas compensé par un retour aux tréfonds de l’âme et un rassemblement des forces qui y résident, pour les opposer ensuite au monde extérieur. La religiosité indo-européenne tourne donc autour de deux pôles : d’une part, une pulsion qui la conduit à plonger dans les tréfonds de l’âme pour y découvrir ses lois et, d’autre part, une foi active en Dieu et dans le destin, impliquant un sens très austère et très sérieux de sa responsabilité dans le monde. Dans la tension qui résulte de cette opposition, jaillit la formidable dynamique de l’histoire de la foi indo-européenne, cette dynamique qui lui donne son élan constant. »
En conséquence, la tradition indienne et le yoga ne peuvent pas être considérés comme des fuites hors du monde : « Au contraire, c’est ici une joie d’être dans le monde qui est à l’œuvre, un sens d’être abrité dans le monde (Weltgeborgenheit) qui donne le ton ». Le monde n’est donc pas dépourvu d’essence (divine), il n’est pas opposé à Dieu ou aux dieux (gottwidrig). Il n’est pas nié au profit d’un espoir de voir advenir un monde tout-autre, parfait, où le tragique n’aurait plus sa place. Au contraire, le monde et ses conditions, ses tragédies et ses deuils, est accepté comme tel et opposé à une intériorité inconditionnée, qui est présente dans le monde, qui peut arraisonner ce monde, que les esprits les plus lucides et les plus clairvoyants ont la faculté de saisir.
Revenons aux événements du XXe siècle. La tension qui a existé entre les autorités du Troisième Reich et la Deutsche Glaubensbewegung est indéniable. Mais en 1945, qu’est-ce qui a incité les autorités anglo-saxonnes à ostraciser Hauer, à le suspecter de collaboration avec le régime, au-delà des titres honorifiques ou autres que lui avaient octroyés des fonctionnaires zélés et propagandistes ? La dernière activité de Hauer pendant la guerre a été de mettre sur pied un Institut Indien à l’Université de Tübingen. Pour mener cette tâche à bien, il collabore avec le leader des indépendantistes indiens, Subha Chandra Bose, allié de l’Axe et des Japonais, pour qui il recrute des troupes.
Ni les Américains ni les Anglais ne peuvent avaliser cette politique, qui aurait pu sérieusement ébranler la puissance des Anglo-Saxons pendant le conflit et qui a jeté les premières bases de l’indépendance indienne de 1947. Hauer paiera cher cette collaboration somme toute bien innocente avec Subha Chandra Bose. Il est arrêté le 3 mai 1945 et interné dans un camp de concentration allié. En 1947, il est relâché. Très vite, il remonte son institut indépendant d’études religieuses, qui devient l’Arbeitsgemeinschaft für freie Religionsforschungen und Philosophie. Plus tard, en 1957, avec les Prof. Heller, Brachmann et Berger, Hauer participe à la création de la Freie Akademie. Il en restera le président jusqu’à sa mort. La Freie Akademie poursuit toujours ses travaux aujourd’hui.
À partir de 1950, dans une ambiance plus sereine, sans arrière-fond de guerre civile, Hauer poursuit ses travaux et élargit l’éventail de ses préoccupations : réflexions sur la crise religieuse contemporaine, notion de destin, mythes et cultes des peuples primitifs, religiosité de l’homme occidental, réflexions sur la tolérance, étude sur le matriarcat, etc. Il meurt le 18 février 1962.
Trois grandes leçons doivent être tirées de l’œuvre de Hauer. D’abord, c’est toujours ce fameux “facteur X”, soit la “réalité intérieure”, qui détermine la vie religieuse et l’histoire de chaque peuple. Ce “facteur X” peut se retirer du monde, replonger dans les tréfonds de l’âme, pour revenir fortifié et agir sur la trame des événements. L’Europe finira donc par retrouver sa vision tragique du monde, cette tension fructueuse entre intériorité et arraisonnement du monde. Ensuite, la notion, partagée avec Martin Buber, de “communauté”, plus exactement, Das Gemeinsame. Tous les représentants d’un même peuple partagent une variante bien précise de l’idée (platonicienne) de “communauté”. C’est leur épine dorsale religieuse et historique. Sans cette notion, un peuple dépérit.
Mais comment empêcher ce sentiment de la communauté d’être étouffé par l’idéologie dominante, rationaliste, matérialiste et individualiste ? Par la tolérance. Et la tolérance selon Hauer et Buber est la troisième grande leçon que nous devons retenir. La tolérance, ce n’est pas tout accepter indistinctement, c’est au contraire se hisser largement au-dessus des opinions idéologiques conventionnelles, pharisiennes et mesquines. De ce fait, la tolérance selon Hauer n’est pas un facteur de dissolution, mais un principe qui permet de dégager l’essentiel et d’unir les hommes sur la base de cet essentiel et, ainsi, de mettre un terme à des querelles stériles, comme celles qui ont ensanglanté ce XXe siècle. Cette tolérance-là il faut la graver dans son cœur et dans son cerveau. Pour rester fidèle aux deux seuls hommes qui ont su rester haut au-dessus de la mêlée : Hauer et Buber.
Detlev Baumann
Antaïos n°8/9, 1995.