Rares sont le Français chez qui le nom de Jean Thiriart évoque un souvenir. Pourtant, de 1963 à 1969, au travers de l’organisation européenne transnationale Jeune Europe, de son journal éponyme puis du mensuel La Nation européenne, celui-ci anima la première tentative, restée inégalée, de création d’un parti nationaliste-révolutionnaire européen, et définit clairement dans ses écrits ce qui forme maintenant une part notable du corpus doctrinal du mouvement NR.
Né dans une famille de la bourgeoisie libérale de Liège qui éprouve de fortes sympathies pour la gauche, Jean Thiriart milite d’abord dans la Jeune garde socialiste et à l’Union socialiste anti-fasciste, puis, durant la Deuxième Guerre mondiale dans les rangs du Fichte Bund (une ligue issue du mouvement national-bolchevique hambourgeois des années 1920) et dans ceux des Amis du grand Reich allemand, association qui regroupe, en Belgique romane, d’anciens éléments d’extrême-gauche favorables à la collaboration avec l’Allemagne, voire à l’annexion de la Belgique par celle-ci.
Condamné à trois ans de prison à la « Libération », Thiriart ne refait politiquement surface qu’en 1960, en participant, à l’occasion de la décolonisation du Congo, à la fondation du Comité d’action et de défense des Belges d’Afrique qui se transforme rapidement en Mouvement d’action civique. En peu de temps, Thiriart transforme ce groupuscule poujadiste en une structure révolutionnaire efficace qui – estimant que la prise du pouvoir par l’OAS en France serait de nature à être un formidable tremplin pour sa cause – apporte un soutien efficace et sans faille à l’armée secrète.
Parallèlement, une réunion est organisée à Venise le 4 mars 1962. Participent à celle-ci, outre Jean Thiriart, qui représente le MAC et la Belgique, le Mouvement social italien pour l’Italie, le Parti socialiste de l’Empire pour l’Allemagne et le Mouvement de l’union d’Oswald Mosley pour la Grande-Bretagne. Dans une déclaration commune, ces organisations déclarent vouloir fonder « un parti national européen, axé sur l’idée de l’unité européenne, qui n’accepte pas la satellisation de l’Europe occidentale par les États-Unis et ne renonce pas à la réunification des territoires de l’Est, de la Pologne à la Bulgarie, en passant par la Hongrie. » Mais le Parti national européen n’a qu’une existence extrêmement brève, le nationalisme archaïque et értiqué des Italiens et des Allemands leur faisant rapidement rompre leurs engagements pro-européens.
Cela, ajouté à la fin sans gloire de l’OAS, fait réfléchir Thiriart qui conclut que la seule solution est dans la création de toute pièce d’un parti révolutionnaire européen, et dans un front commun avec les partis ou pays opposés à l’ordre de Yalta.
Aboutissement d’un travail entamé dès la fin 1961, le MAC se transforme en janvier 1963 en Jeune Europe, organisation européenne qui s’implante en Autriche, Allemagne, Espagne, France, Grande-Bretagne, Italie, Pays-Bas, Portugal et Suisse. Le nouveau mouvement tranche par son style avec les habituels groupuscules nationalistes : il est très fortement structuré, il insiste sur la formation idéologique dans de véritables écoles de cadres, il tente de mettre en place une centrale syndicale. De surcroît, Jeune Europe souhaite fonder des Brigades révolutionnaires européennes pour débuter la lutte armée contre l’occupant américain, et cherche un poumon extérieur. Ainsi, des contacts sont pris avec la Chine communiste, la Yougoslavie et la Roumanie, de même qu’avec l’Irak, l’Égypte et la résistance palestinienne.
Si Jean Thiriart est reconnu comme un révolutionnaire avec lequel il faut compter – il rencontre Chou En-Laï (premier ministre de la république populaire de Chine de 1949 à 1976) en 1966, Gamal Abdel Nasser en 1968, Juan Peron en 1969, et est interdit de séjour dans cinq pays européens ! – et si l’apport militaire de ses partisans au combat antisioniste n’est pas contesté – le premier Européens qui tombe les armes à la main en luttant contre le sionisme, Roger Coudroy, est membre de Jeune Europe – ses alliés potentiels restent inhibés par des réflexes idéologiques ou de bienséance diplomatique qui ne leur permettent pas d’accorder à Jeune Europe l’aide financière et matérielle souhaitée. De surcroît après les crises de la décolonisation, l’Europe bénéficie d’une décennie de prospérité économique qui rend très difficile la survie d’un mouvement révolutionnaire allant à contre-courant de l’idéologie dominante. Cependant, la presse de l’organisation, tout d’abord Jeune Europe, puis La Nation européenne, a une audience certaine et compte des collaborateurs extérieurs de haut niveau, ce qui fait que le général Peron n’hésite pas à écrire à sa rédaction : « Je lis régulièrement La Nation européenne et je partage entièrement ses idées. Non seulement en ce qui concerne l’Europe mais le monde. »
En 1969, déçu par l’échec relatif de son mouvement et par la timidité de ses appuis extérieurs, Thiriart renonce au combat militant. Malgré les efforts de certains de ses cadres, Jeune Europe ne survit pas au départ de son principal animateur. C’est toutefois de sa filiation que se revendiquent, au début des années 1970, les militants de l’Organisation lutte du peuple en Allemagne, Autriche, Espagne, France, Italie et Suisse ; dans les années 1980, les équipes des revues belges Volonté européenne et françaises Le Partisan européen, ainsi que la tendance « Les tercéristes radicaux » au sein du mouvement NR français Troisième voie.
Jean Thiriart sort de son exil politique en 1984 pour soutenir la création du Parti communautaire national-européen qui le déçoit cependant rapidement. En 1991, il voit dans le Front européen de libération (dont la section française est successivement Nouvelle résistance et Unité radicale) qui reprend ses thèses un possible successeur de Jeune Europe. C’est avec une délégation de ce front, dont l’animateur de la section russe est alors Alexandre Douguine, qu’il se rend à Moscou en 1992 pour y rencontrer les dirigeants de l’opposition à Boris Eltsine. Malheureusement, Thiriart est fauché par une crise cardiaque peu de temps après son retour en Belgique, laissant inachevés plusieurs ouvrages théoriques dans lesquels il analysait l’évolution nécessaire du combat anti-américain du fait de la disparition de l’URSS.
Sur le plan idéologique, inspiré par Machiavel et Pareto, Thiriart se dit « un doctrinaire du rationnel ». Le nationalisme qu’il développe est un acte de volonté, le souhait commun d’une minorité de réaliser quelque chose ; ainsi, il est basé uniquement sur des considérations géopolitiques. Seules, pour lui, ont de l’avenir les nations d’ampleur continentale (États-Unis, URSS), donc, si l’on veut rendre sa grandeur et son importance à l’Europe, il convient d’unifier celle-ci, cela en constituant un parti révolutionnaire de type léniniste qui débute immédiatement la lutte de libération nationale contre l’occupant américain, ses collaborateurs (les partis du système) et les troupes coloniales de l’OTAN. L’Europe de l’Ouest, libérée et unifiée, pourrait alors entreprendre des négociations avec l’ex-URSS pour construire le grand empire européen de Galway à Vladivostok, seul capable de résister à la nouvelle Carthage américaine et au bloc chinois et à son milliard d’habitants.
Opposé aux modèles confédéraux ou fédéraux, ainsi qu’à « l’Europe aux cent drapeaux », Thiriart qui se définit comme un « jacobin de la très grande Europe » veut construire une nation unitaire conçue sur la base d’un nationalisme d’intégration, d’un empire extensif apportant à tous ses habitants l’omnicitoyenneté et héritier juridique et spirituel de l’Empire romain.
Sur le plan économique, Thiriart rejette « l’économie de profit » (capitalisme) et « l’économie d’utopie » (communisme) pour prôner « l’économie de puissance » qui vise au développement maximum du potentiel national. Bien sûr, dans son esprit la seule dimension viable pour cette économie est la dimension européenne. Disciple de Fichte et de List, Thiriart est partisan de « l’autarcie des grands espaces ». Ainsi, l’Europe, sortie du FMI et dotée d’une monnaie unique, protégée par de solides barrières douanières et veillant à son autosuffisance pourrait échapper aux lois de l’économie mondiale.
Les écrits de Jean Thiriart restent étonnamment actuels et son influence dépasse largement ma sphère militante nationaliste européenne et nationaliste-révolutionnaire puisqu’il est notoire, pour ne citer qu’eux, que lui sont redevables d’une partie de leurs idées tant Alain de Benoist que Guillaume Faye ou Alexandre Douguine.
Article rédigé pour Tenesoun en octobre 2020.