John Frederick Charles Fuller, général, théoricien de la guerre militant politique et magicien

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Le lieutenant-colonel Olivier Entraygues a soutenu, en 2012, une double thèse de doctorat en histoire contemporaine à La Sorbonne et au King’s College[1] dont le thème était J.F.C. Fuller : comprendre la guerre. Depuis, il a publié la traduction d’un des principaux ouvrage du major-général britannique (Les Fondations de la science de la guerre[2]) ainsi des extraits de son doctorat agrémentés de fragments traduits du même militaires : Le Stratège oublié, J.F.C Fuller 1913-1933[3], La Préparation du soldat à la guerre, J.F.C Fuller[4], L’Art du Général, J.F.C Fuller[5]et La Troisième voie, la pensée politique de J.F.C. Fuller[6]. Ces quatre ouvrages présentant, selon l’éditeur, les « quatre thématiques développées dans le corpus légué par le major-général J.F.C Fuller » qui est un « officier général, britannique, intellectuel, militaire rebelle, hérétiques, iconoclaste, progermanique, fasciste, antisémite, non-conformiste, agitateur d’idées, provocateur, historien, politicien et philosophe ».

Il n’y aurait aucune raison de traiter dans Historiae Occultae de celui qui est considéré comme le « véritable prophète de la Blitzkrieg et le chef de file de la pensée militaire moderne née de la Grande Guerre » et qui inspira tant le général de Gaulle que le maréchal Toukhatchevski, s’il n’était pas indiqué, au détour d’une phrase, que le major-général J.F.C Fuller était aussi « un occultiste ». Sur ce point, Olivier Entraygues est peu disert. Il ne cache pas que Fuller fut le premier à consacrer un livre à la pensée d’Aleister Crowley et qu’il pratiqua le yoga toute sa vie durant, mais il ne va pas plus loin et comme il évacue le sujet en une phrase on comprend bien qu’il ne rédigera pas un cinquième livre sur une thématique pourtant fondamentale dans la pensée et l’action du militaire britannique. Quoiqu’il en soit, en écrivant : « J’ai volontairement choisi de ne pas m’attarder sur les écrits occultes de Fuller. Les ouvrages The Star in the West – A Critical Essay upon the Works of Aleister Crowley et The Secret Wisdom of the Qabalah ou le pamphlet the Black Art n’auraient pas apporté de réelle plus-value au corps de cette thèse »[7], Olivier Entraygues se prive, vraisemblablement sans s’en rendre compte, d’un outil d’analyse précieux.

Il n’est pas inutile de profiter de l’occasion que nous donne la parution de ces livres pour résumer à grands traits tant la vie de John Frederick Charles Fuller que sa pensée.

Issu de la classe moyenne, il naquît 1878 et fut admis, en 1897, à l’Académie royale militaire de Sandhurst[8]. En 1898, au sortir de l’école, il fut en poste en Irlande, puis il participa à la guerre des Boers avant d’être muté, en 1903, en Inde où il s’intéressa à la culture locale, rencontra des maîtres spirituels et commença à pratiquer le yoga.

Au milieu de l’année 1905 Aleister Crowley vint en Inde pour une de ses expéditions himalayennes. Fuller qui le connaissait de réputation lui écrivit alors pour lui acheter ses livres.

Le futur major-général était alors agnostique et professait un total mépris des masses, de la chrétienté à la démocratie[9], qui le faisait désirer une nouvelle spiritualité. Les ouvrages du maître Therion lui plurent et il profita d’une permission en Grande-Bretagne, en 1906, pour rencontrer Crowley. Il participa à un concours littéraire que celui-ci organisait pour promouvoir son œuvre et il le gagna en rédigeant The Star in the West, première analyse de la pensée crowleyenne. À la suite de cela, Crowley, qui n’avait pas encore accepté le contenu du Liber legis[10], en envoya une copie à J.F.C. Fuller et, à sa grande surprise, la réaction du militaire fut enthousiaste, sans doute parce qu’au-delà de son mysticisme le Liber legis défendait de manière poétique un anti-démocratisme aristocratique et martial, thèses que Fuller lui-même partageait.

L’année suivant, Crowley créa Argenteum Astrum, un ordre magique destiné à concurrencer la Golden Dawn. Fuller fut un des deux premiers initiés. Il s’impliqua dans la publication de The Equinox, le luxueux organe de l’ordre, qu’il subventionna et auquel il collabora.

J.F.C. Fuller rompit avec Aleister Crowley en 1911 quand un autre membre de l’AA, Cecil Jones, poursuivit une feuille à scandale, à cause d’allégations d’immoralité et d’homosexualité. Le procès se termina par la défaite de Jones et de nouvelles campagnes de la presse de caniveau contre Crowley. Fuller qui craignait pour sa réputation et sa carrière, trouva la situation intolérable et se retira.

Cependant, les deux hommes gardèrent l’un et l’autre du respect pour leurs talents intellectuels et Crowley cita positivement Fuller à de nombreuses reprises dans ses mémoires.

Aleister Crowley eut même une importance fondamentale, que ne perçoit pas Olivier Entraygues, pour l’avenir du Fuller militaire : il lui fit rencontrer un de ses amis le colonel Frederick Natush Maude, vulgarisateur en langue anglaise de la pensée de Carl von Clausewitz. C’est sous son influence que Fuller se mit à écrire des articles et des livres sur la science de la guerre où il prônait l’utilisation de nouvelles tactiques et de la mécanisation à un moment où la cavalerie était encore un corps sacro-saint.

En 1917, Fuller fut affecté au Corps des tanks où il fut nommé responsable de la formation, du renseignement et des opérations. En 1918, il commanda la première grande attaque avec des chars qui fut menée contre la ligne Hindenburg. Défendant la thèse du rôle offensif plutôt que défensif des chars, il fut nommé cette même année à l’état-major général de l’armée britannique pour prendre en charge l’ensemble de la cavalerie blindée. Son « Plan de 1919 » prônant une stratégie offensive des tanks fut adoptée par les Allemands durant la deuxième guerre mondiale et fut très généralement utilisé pendant les guerres Israélo-Arabes. La stratégie étant de paralyser le commandement ennemi (le cerveau) plutôt que les forces combattantes (le corps).

Nommé responsable de toutes les formations blindées de l’armée anglaise, Fuller réussit à obtenir que le corps des tanks soit constitué en formation séparée de l’armée en 1923. Entre 1918 et 1920, il publia son propre journal consacré à l’arme blindée le Weekly Tank Notes. Son insistance pour que la cavalerie soit remplacé par les blindés lui fit de nombreux ennemis parmi les officiers britanniques de tradition. Il envisagea alors de démissionner, mais décida finalement de rester sous l’uniforme pour défendre le rôle du nouveau Corps des tanks. Il commença aussi à envisager une « science de la guerre » nécessaire selon lui pour réformer non seulement la chose militaire, mais aussi toute la nation ainsi que l’être humain.

Les vues de J.F.C. Fuller sur la guerre étaient de nature ésotériques et philosophiques. « Sans guerre il n’y aurait rien pour faire faire sortir les prêteurs d’argent du temple de l’existence humaine. Le vrai but de la guerre est de créer et non de détruire » écrivait-il dans Reformation of War en 1923. Dans ce livre, la guerre était caractérisée comme « le dieu de la destruction créatrice, ce sinistre iconoclaste synthétique » et il insistait sur le fait que « les grandes nations sont nées dans la guerre parce que la guerre est le point focal de la concentration nationale. Les grandes nations se délabrent dans la paix. » Il se déclarait aussi en faveur d’un développement darwinien par l’État de ses citoyens favorisant les plus forts plutôt que les plus faibles. Reformation of War introduisit dans l’œuvre de Fuller des thèmes qui seront dorénavant récurrents dans la plupart de ses écrits : l’opposition à la démocratie parlementaire, au socialisme et à la Société des nations.

Dans le même temps, l’occultisme continuait de structurer d’une manière  importante  sa pensée. L’année de la parution de Reformation of War, il écrivit un article sur les sciences occultes dans un des numéros de The Occult Review. En 1926, il publia Yoga : a Study of the Mystical Philosophy of the Braminhs and Buddhists définissant sa pratique comme permettant d’accéder à la maitrise de l’inconnaissable et se décrivant lui-même comme « un chercheur de vérité ».

De plus, l’occultisme, formait la base de sa conception de la science militaire. Partant de la nature triple des choses, croyance commune aux occultistes, il analysait le temps comme divisé en passé, présent et futur ; la force en énergie, déplacement et masse ; l’esprit en connaissance, foi et croyance ; la nature en terre, eau et air ; l’humanité en hommes, femmes et enfants ; la matière en solides, liquides et gaz ; l’homme en esprit, âme et corps ; et appliquait dans Foundations of the Science of War cette règle numérique à la science militaire, estimant que les guerres sont basées sur trois forces : mentale, morale et physique.

En 1926, Fuller fut nommé adjoint-militaire au nouveau chef de l’Imperial General Staff. La même année, il fut envoyé aux Indes pour faire un rapport sur la modernisation des  forces armées qui y étaient cantonnées. Puis il fut commandant du 7ème régiment d’infanterie et de la garnison de Tidworth qui comprenait une force mécanisée expérimentale. Fuller considérant les obligations de commandement de la garnison comme un fardeau, et estimant que son travail avec la force mécanisée était relégué à un rôle subordonné, donna sa démission. Jusqu’à sa retraite en 1933, ses fonctions militaires furent sans importance et il employa le plus clair de son temps à écrire, publiant neuf livres entre 1927 et 1933.

En décembre 1933, après avoir passé trois années à voyager à travers l’Europe en demi-solde, Fuller prit sa retraite à cinquante-cinq ans. Il put alors consacrer la totalité de son temps au journalisme et à la théorie militaire. Il fut libre aussi de s’intéresser à la chose politique. Le premier mouvement qu’il rejoignit fut le New Britain Movement, une étrange structure dirigée par Dimitri Mitrinovic, un ami d’Aleister Crowley, qui avait conçu une idéologie politique de « troisième voie » mêlant le crédit social[11], l’anthroposophie de Rudolf Steiner et la psychanalyse d’Alfred Adler… J.F.C. Fuller, qui eut l’occasion d’y côtoyer Alfred Richard Orage[12], fut très rapidement déçu par sa mauvaise organisation et il décida, en juin 1934, de l’abandonner pour rejoindre la British Union of Fascists d’Oswald Mosley dont il devint le conseiller militaire. Travaillant au siège du parti, il appartint à son Bureau politique et fut un des ses orateurs nationaux.

Très apprécié en Allemagne, J.F.C. Fuller fut reçu par Adolf Hitler en décembre 1934. En 1935, c’est le ministre allemand des Affaires étrangères, Joachim von Ribbentrop, et le bras droit du Führer, Rudolf Hess qui lui accordèrent des audiences. En septembre de la même année, il fut invité comme observateur aux manœuvres militaires allemandes. Le mois suivant, il fut fait correspondant spécial de guerre pour le The Daily Mail et envoyé observer l’invasion par les fascistes italiens de l’Abyssinie. Ce fut pour lui l’occasion d’une courte halte à Rome et d’une entrevue avec Benito Mussolini.

Son autobiographie, Memoirs of an Unconventional Soldier, parue en 1936, se concluait sur la constatation du besoin d’une « nouvelle spiritualité », prophétisant la montée de l’Asie et décrivant la lutte entre la « démocratie usée » et le « fascisme émergeant » qui offrait une « liberté supérieure ».

Malgré le soutien actif que Fuller accorda au fascisme, il conserva une certaine audience dans les cercles militaires britanniques. On lui demanda d’être un observateur du War Office lors de la guerre civile espagnole, ce qui fit qu’en 1937, il alla rendre visite à Francisco Franco et aux troupes nationalistes combattant le communisme. Le War Office fut impressionné par l’objectivité du rapport de l’officier retraité et il lui demanda d’effectuer une nouvelle mission d’observation en 1938.

En 1937, Fuller écrivit un nouveau livre occultiste The Secret Wisdom of the Qaballah.

Peu avant l’éclatement de la deuxième guerre mondiale, il expliqua à l’historien militaire Liddell Hart, qu’il était attiré par le fascisme non parce qu’il voulait que le peuple soit réduit en esclavage mais parce qu’il désirait qu’il soit libéré : « L’autorité sans liberté est du despotisme et la liberté sans autorité est l’anarchie. Je n’en souhaite aucune, au lieu de cela je veux un équilibre entre autorité et liberté. » Il estimait aussi, à l’époque, qu’il y avait plus de liberté intellectuelle dans l’Allemagne nationale-socialiste que dans la démocratique Angleterre.

En 1939, Fuller fut invité aux festivités du 50ème anniversaire d’Adolf Hitler ce qui fit sensation dans la presse britannique. Naturellement il fut impressionné par l’armée allemande totalement mécanisée. Hitler en lui serrant la main pour le saluer, lui fit cette remarque : « J’espère que vous êtes content de vos enfants. »

Quand la deuxième guerre mondiale éclata, Oswald Mosley et de plus de sept cents autres dirigeants fascistes britanniques furent arrêtés immédiatement et emprisonnés dans des conditions très dures,  J.F.C. Fuller fut épargné mais il resta durant toute la durée de la guerre sous la surveillance du MI5[13].

Malgré son association avec le fascisme, Fuller continua à être très recherché comme journaliste spécialisé dans le domaine militaire. Il en profita pour mener une campagne contre la politique de capitulation sans condition que les puissances alliées exigeaient de l’Allemagne, et une autre en faveur des droits des prisonniers politiques fascistes détenus dans les geôles anglaises.

Il continua, en parallèle, à collaborer à The Occult Review où il expliqua, dans un article d’avril 1942, la base occulte de sa pensée militaire : « La magie et la guerre toutes les deux sont coercitives, propriatoires et dynamiques. Leur but est d’influencer les évènements. Quand dans un manuel le militaire déclare que son objectif dans la guerre est d’imposer sa volonté à son ennemi, il entre dans le royaume de la magie et quand le magicien entreprend d’imposer sa volonté à sa victime, il entre dans le royaume de la guerre. » Dans la même contribution, il décrivit aussi la propagande comme une forme de magie et désigna Joseph Goebbels comme un magicien.

Fuller continua après la guerre sa carrière de journaliste et d’écrivain. Dans le même temps, il ne cessa pas de fréquenter la mouvance fasciste et il apporta tout le soutien qu’il put aux groupes d’émigrés anti-communistes de l’Europe orientale. Ce faisant, il ne rompit pas non plus avec le milieu occultiste, saluant la mémoire d’Aleister Crowley après son décès en déclarant : « Il était un véritable avatar, il ne le savait pas mais il en avait conscience d’une manière émotionnelle » et continuant de fréquenter des tenant des idées ésotéristes se rattachant à l’extrême droite comme le disciple de Gurdjieff Kenneth Dutfield, Colin Wilson[14] ou Gerald Hamilton, un vieil ami d’Aleister Crowley qui fut proche d’Oswald Mosley dans l’immédiate après-guerre.

En 1963, la Chesney Gold Medal, la plus haute distinction que la communauté militaire britannique puisse conférer, lui fut remise par le Royal United Service Institute.

Fuller décéda le 10 février 1966. À cette date il était l’auteur de quarante-cinq livres, de centaines d’articles et il était resté un journaliste populaire malgré son peu d’intérêt pour l’opinion publique et son rattachement, jamais démenti, au courant occultiste et à la droite extrême.

Christian Bouchet

[1] Londres.

[2] John Frederick Charles Fuller, Les Fondations de la science de la guerre, Paris, Economica, 2014. Cinq autres ouvrages du même auteur avaient déjà été publiés, quatre consacrés à la chose militaire : L’Influence de l’armement sur l’histoire depuis le début des guerres médiques jusqu’à la seconde guerre mondiale, Paris, Payot, 1947 ; La Guerre mécanique et ses applications, Paris, Berger-Levrault, 1948 ; Les Batailles décisives du monde occidental, Paris, Berger-Levrault, 1980-1983, La Conduite de la guerre, Paris, Payot, 2007 ; et un traitant d’occultisme, Le Trésor d’images, Paris, Le Nouvel éon, 1996.

[3] Olivier Entraygues, Le Stratège oublié, J.F.C Fuller 1913-1933, Brèches Éditions, 2012.

[4] Olivier Entraygues, La Préparation du soldat à la guerre, J-F-C Fuller, Brèches Éditions, 2013, réédition annoncée en 2016 au Polémarque.

[5] Olivier Entraygues, L’Art du Général, J-F-C Fuller, Brèches Éditions, 2013, réédition annoncée en 2016 au Polémarque.

[6] Olivier Entraygues, La Troisième voie, la pensée politique de J.F.C. Fuller, Nancy, Le Polémarque, 2015.

[7] Olivier Entraygues, J.F.C. Fuller : comprendre la guerre, www.theatrum-belli, 2012.

[8] L’équivalent britannique de Saint-Cyr.

[9] Dans une lettre à son frère datant de cette époque, il écrivait ainsi : « Le socialisme n’est que l’écume du chaudron démocratique. Le socialisme est opposé au progrès, il tend à niveler le plus élevé à l’aune du plus bas. »

[10] Le Livre de la Loi, texte reçu médiumniquement par Aleister Crowley les 8, 9 et 10 avril 1904. Il lui aurait été dicté par l’Esprit Aiwass.

[11] Le social-crédit social est une idéologie économique et un mouvement social qui est apparu au début des années 1920. À l’origine, c’était une théorie économique développée par l’ingénieur écossais Clifford Hugh Douglas. Chaque citoyen reçoit chaque année un total de monnaie créée proportionnel à la croissance des biens et services, et inversement proportionnel au nombre de citoyens de la zone monétaire. Le nom « crédit social » dérive de son désir de faire que le but du système monétaire (crédit) soit l’amélioration de la société (social).

[12] Alfred Richard Orage (1873–1934), intellectuel britannique qui après s’être intéressé à la théosophie fut un important disciple de Pyotr Ouspenski et de Georges Gurdjieff, ainsi qu’un militant du crédit social.

[13] Military Intelligence, section 5,  service de renseignement responsable de la sécurité intérieure du Royaume-Uni.

[14] Colin Henry Wilson (1931-2013). Cet écrivain britannique auteur, entre autre, de biographies de Georges Gurdjieff et de Rudolf Steiner, milita à l’Union movement (le parti qui succéda à la British Union of Fascists) dans les années 1950.

Publie en 2018 dans la revue Historiae Occultae.

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