Une interview exclusive du philosophe italien Julius Evola réalisée par Franco Rosati et publié dans La Nation Européenne n°13 et 14, janvier/février 1967.
Julius Evola, un des plus grands penseurs européens, à consenti à accorder une interview à La Nation Européenne. L’auteur de La doctrine de l’éveil, de Chevaucher le tigre, et de nombreux autres ouvrages tels Révolte contre le monde moderne et de Le mystère du Graal et la Tradition gibeline de l’Empire qui vont être prochainement édités en France, est considéré, en Italie et également hors d’Italie, comme un chef d’école, un maître, particulièrement dans les milieux de la « droite traditionnelle ».
De toute façon, sa pensée a influencé plus d’une génération. Le désastre européen de 1945 a aggravé son pessimisme. D’où sa méfiance envers l’avenir unitaire de l’Europe – méfiance avouée ouvertement au cours de l’interview – et que, bien entendu, nous ne partageons pas.
Mais, sans autre commentaire, voici cet interview.
Croyez-vous qu’il existe un rapport entre la philosophie et la politique ? Une philosophie peut-elle avoir de l’influence sur une entreprise de reconstruction nationale et européenne ?
Je ne pense pas que, prise au sens strict, théorique, puisse avoir de l’influence sur la politique. Pour qu’elle ait une influence, il faut qu’elle s’incarne dans une idéologie ou une conception du monde. C’est ce qui s’est produit, par exemple, pour l’illuminisme, pour le matérialisme dialectique marxiste et pour certaines conceptions philosophiques qui étaient incorporées à la conception du monde du national-socialisme allemand. En général, l’ère des grands systèmes philosophiques est révolue ; il n’existe plus que des philosophies batardes et médiocres. À l’une de mes œuvres passées, de ma période philosophique, j’avais mis en exergue ces paroles de Jules Lachelier : « La philosophie (moderne) est une réflexion qui a abouti à reconnaître sa propre impuissance et la nécessité d’une action partant de l’intérieur ». Le domaine propre d’une action de ce type à un caractère méta-philosophique. De là, la transition que l’on observe dans mes livres qui ne parlent pas de « philosophie » mais de « métaphysique, de vision du monde et de doctrines traditionnelles.
Professez-vous que morale et éthique sont synonymes et qu’elles doivent avoir un fondement philosophique ?
Il est possible d’établir une distinction si, par « morale » on entend à proprement parler la coutume et pas « éthique » une discipline philosophique (ce que l’on appelle la « philosophie morale » ). À mon avis, toute éthique ou toute morale qui veulent avoir une base philosophique de caractère absolue sont illusoires.
Sans référence a quelque chose de transcendant, la morale ne peut avoir qu’une portée relative, contingente, « sociale » et elle ne peut résister à une critique de l’individualisme, de l’existencialisme ou du nihilisme. Je l’ai montré dans mon livre Chevaucher le tigre au chapitre intitulé « Dans le monde où Dieu est mort ». Dans ce chapitre, j’ai aussi abordé la problématique posée par Nietzsche et l’existentialisme.
Croyez-vous que l’influence du christianisme ait été positive pour la civilisation européenne ? Ne pensez-vous pas que l’adoption d’une religion d’origine sémite ait dénaturé certaines valeurs européennes traditionnelles ?
En parlant du christianisme, j’ai souvent usé de l’expression « la religion qui a prévalu en Occident ». En effet, le plus grand miracle du christianisme, c’est d’avoir réussi à s’affirmer parmi les peuples européens, même en tenant compte de la décadence où étaient tombés de nombreuses traditions de ces peuples. Il ne faut cependant pas oublier les cas où la christianisation de l’Occident ne fut qu’extérieure. En outre, si le christianisme a, sans aucun doute, altéré certaines valeurs européennes, il y a aussi des cas où ces valeurs ont ressurgi du christianisme en le rectifiant et en le modifiant. Sinon, le catholicisme, dans ses divers aspects « romains » serait inconcevable ; de même que serait inconcevable une partie de la civilisation médiévale avec des phénomènes tels que l’apparition des grands ordres de chevalerie, le thomisme, une certaine mystique de haute envergure (par exemple Maître Eckhart), l’esprit de la Croisade, etc.
Pensez-vous que l’opposition entre guelfes et gibelins, tout au long de l’histoire européenne, soit quelque chose de plus qu’un simple épisode politique et soit une opposition de deux types de spiritualité ? Croyez-vous qu’une recrudescence du « gibelinisme » soit possible ?
L’idée qu’à la base de la lutte entre l’Empire et l’Église il n’y ait pas eu seulement une rivalité politique mais que cette lutte traduisant l’antinomie de deux types différents de spiritualité ; cette idée forme le thème central de mon livre : Le mystère du Graal et la tradition gibeline de l’Empire. Ce livre a été rédigé en langue allemande et sortira bientôt aussi en français. Au fond, le « gibelinisme » attribuait à l’autorité impériale un fondement de caractère aussi surnaturel et aussi transcendantal que celui que l’Église prétendait être seule à posséder (Dante lui-même défend en partie la même thèse). Ainsi, certains théologiens gibelins purent parler de « religion royale » et, en particulier, attribuer un caractère sacré aux descendants des Hohenstaufen. Bien entendu, l’Empire cristallisait un type de spiritualité qui ne pouvait être identifié avec la spiritualité chrétienne. Mais si telles sont bien les données de l’opposition guelfes-gibelines, il est clair, alors, qu’une résurrection du « gibelinisme » à notre époque est très problématique.
Ou trouver, en effet, les « références supérieures » pour s’opposer à l’Église si ce n’est au nom du droit souverain d’un État laïc, sécularisé, « démocratique » ou « social » dépourvu de toute conception de l’autorité venant du haut ? Déjà le « Los von rom » et le Kulturkampf du temps de Bismarck n’avaient qu’un caractère politique – sans parler des aberrations et du dilettantisme d’un certain néopaganisme.
Dans votre livre Il camino del cinabro où vous exposez la genèse de vos œuvres, vous admettez que le principal défenseur moderne de la conception traditionnelle, René Guénon, a exercé une certaine influence sur vous, si bien que l’on vous a appelé « le Guénon italien ». Existe-t-il une correspondance parfaite entre votre pensée et celle de Guénon ? Et ne croyez-vous pas que, en relation avec Guénon, certains milieux surestiment la philosophie orientale ?
Mon orientation ne diffère pas de celle de Guénon en ce qui concerne la valeur à attribuer au monde de la Tradition. Par monde de la Tradition, il faut entendre une civilisation organique et hiérarchique où toutes les activités sont orientées vers le haut et sont empreintes de valeurs qui ne sont pas seulement des valeurs humaines. Comme Guénon, j’ai écrit diverses œuvres sur la sagesse traditionnelle en en étudiant directement les sources. La première partie de mon œuvre principale Révolte contre le monde moderne est précisément « une morphologie du monde de la Tradition ». Il y a aussi une correspondance entre Guénon et moi en ce qui concerne la critique radicale du monde moderne. Sur ce point, il y a cependant quelques divergences mineures entre lui et moi. Étant donné sa « constitution » personnelle, Guénon a donné, dans la spiritualité traditionnelle, à la « connaissance » et à la « contemplation », la primauté sur l’action ; il a subordonné la royauté au sacerdoce. Je me suis, au contraire, efforcé de présenter et de mettre en valeur l’héritage traditionnel du point de vue d’une spiritualité de « caste de guerriers » et de montrer les possibilités qu’offre également la « vie dans l’action ». Une conséquence de ces points de vue différents est que si Guénon prend comme base d’une éventuelle reconstruction traditionnelle de l’Europe une élite intellectuelle, je suis, en ce qui me concerne, plutôt enclin à parler d’un ordre. Les jugements que nous portons, Guénon et moi, sur le catholicisme et sur la franc-maçonnerie, sont également divergents. Je crois cependant que la formule de Guénon n’est pas dans la ligne de l’homme occidental qui est, malgré tout, par nature, orienté surtout vers l’action.
On ne peut parler de « philosophie orientale », il s’agit plutôt de modes de pensée orientaux faisant partie d’un savoir traditionnel qui, en Orient même, s’est conservé d’une manière plus complète et plus pure et a pris la place de la religion, mais qui était également répandu dans l’Occident prémoderne. Si ces modes de pensée mettent en valeur ce qui a un contenu universel métaphysique, on ne peut les taxer de surévaluées. Lorsqu’il s’agit de conception du monde, il faut se garder des simplifications superficielles. L’Orient ne comprend pas seulement l’Inde du Vêdanta, de la doctrine de la Mâyâ et de la contemplation détachée du monde ; il comprend aussi l’Inde qui, dans la Bhagavad-Gîtâ, a donné une justification sacrée à la guerre et au devoir du guerrier ; il comprend aussi la conception dualiste et combative du monde de la Perse antique, la conception impériale cosmocratique de l’ancienne Chine, la civilisation japonaise qui est si loin d’être uniquement contemplative et introvertie que c’est au Japon qu’une fraction ésotérique du bouddhisme a pu donner naissance à la « philosophie des samouraïs », etc.
Malheureusement, ce qui caractérise le monde européen moderne ce n’est pas l’action mais sa contrefaçon, c’est-à-dire un activisme privé de base et qui se cantonne, en fait, dans le domaine des réalisations purement matérielles. « Ils se sont détachés du ciel sous prétexte de conquérir la Terre » jusqu’à ne plus savoir même ce qu’est véritablement l’action.
Votre jugement sur la science et la technique semble, dans votre œuvre, négatif. Quelles sont les raisons de votre attitude ? Ne croyez-vous pas que les conquêtes matérielles, la suppression de la faim et de la misère, permettent d’affronter avec plus d’énergie les problèmes spirituels ?
En ce qui concerne le second point que vous soulevez, je dirai que, de même qu’il existe un état d’abrutissement dû à la misère, il existe un état d’abrutissement dû au bien-être et à la prospérité. Les « sociétés du bien-être » où l’on ne peut plus parler de faim et de misère, sont loin d’engendrer une augmentation de la véritable spiritualité ; on y constate même une forme violente et destructrice de révolte des nouvelles générations contre le système dans son ensemble et contre une existence dépourvue de toute signification (USA-Angleterre-Scandinavie). Le problème consiste plutôt à fixer une juste limite en freinant la frénésie de production d’une économie capitaliste créatrice de besoins artificiels et en libérant l’individu de sa dépendance croissante de l’engrenage de la société et de la production. Il faudrait établir un équilibre. Jusqu’à récemment, le Japon avait montré l’exemple d’un équilibre de cet ordre ; il s’était modernisé et ne s’était pas laissé distancer par l’Occident dans les domaines scientifique et technique, tout en sauvegardant ses traditions prores. Mais aujourd’hui la situation est tout autre.
Il y a un autre point fondamental à souligner : il est difficile d’adopter la science et a technique en les contenant dans le seul domaine de moyens matériels, d’outils, d’une civilisation, c’est-à-dire en gardant, à leur égard, une certaine distance ; au contraire, il est pratiquement inévitable que l’on soit imprégnée de la conception du monde qui est à la base de la science moderne profane, conception qui est systématiquement inculquée dans nos esprits par les méthodes d’instruction habituels et qui, sur le plan spirituel, un effet destructeur. Le concept même de la véritable connaissance en vient, ainsi, à être totalement faussé.
On a même parlé de votre « racisme spirituel ». Quelle est la signification exacte de cette expression ?
Dans ma phase antérieure, j’ai cru bon de formuler une doctrine de la race qui aurait empêché le racisme allemand et italien d’aboutir à une sorte de « matérialisme biologique ». Mon point de départ a été la conception de l’homme comme être composé de corps, d’âme et d’esprit, avec primauté de la partie spirituelle sur la partie corporelle. Le problème de la race devrait donc se poser pour chacun de ces trois éléments. De là, la possibilité de parler d’une race d’esprit et de l’âme, en plus de la race biologique. L’opportunité de cette formulation réside dans le fait qu’une race peut dégénérer, même en restant biologiquement pure, si la partie intérieure et spirituelle est morte, diminuée ou obnubilée, si elle a perdu sa force (comme chez certains types nordiques actuels). De plus, les croisements, dont aujourd’hui bien peu de souches sont exemptes, peuvent avoir pour conséquence qu’à un corps d’une race déterminée soient liés, chez un individu, le caractère et l’orientation spirituelle propres à une autre race – d’où une conception plus complexe du métissage. La « race intérieure » se manifeste par la manière d’être, par un comportement spécifique, par le caractère, sans parler de la manière de concevoir la réalité spirituelle (les divers types de religions, d’éthiques, de visions du monde, etc., peuvent exprimer des « races intérieures » bien distinctes). Ce point de vue permet de surmonter bien des conceptions unilatérales et d’élargir le champ des recherches. Par exemple, le judaïsme se définit surtout en termes de « race d’âme » (de comportement) unique que l’on observe dans des individus qui, du point de vue race du corps, sont très divers. Pour se dire « aryens » au sens plein du terme, d’autre part, il n’est pas nécessaire de ne pas avoir la moindre goutte de sang juif ou de sang d’une race de couleur ; on devrait avant tout, examiner qu’elle est la véritable « race intérieure », c’est-à-dire l’ensemble de qualités qui, à l’origine, correspondaient à l’idéal de l’homme aryen. J’ai eu l’occasion de déclarer que, de nos jours, on ne devrait pas trop insister sur le problème juif : en effet, les qualités qui dominaient et dominent dans divers types de juifs aujourd’hui sont largement apparentes dans des types « aryens » sans que, pour ces derniers, on puisse invoquer la moindre circonstance atténuante d’hérédité.
Dans l’histoire de l’Europe, il y a eu diverses tentatives de former un « Empire européen » : Charlemagne, Frédéric I et II, Charles V, Napoléon, Hitler, mais aucun n’a réussi à refaire, d’une manière stable, l’Empire de Rome. Quelles ont été, d’après vous, les causes de ces échecs ? Pensez-vous qu’aujourd’hui l’édification d’un Empire européen soit possible ? Sinon, quelles sont les raisons de votre pessimisme ?
Pour répondre, même sommairement, à cette question, il faudrait disposer d’une place beaucoup plus grande que celle d’une interview. Je me bornerai à dire que les obstacles principaux, dans le cas du Saint Empire Romain, ont été l’opposition de l’Église, le début de la révolte du tiers-état (comme dans le cas des communes), la naissance d’États-nationaux centralisés, n’admettant aucune autorité supérieure et, enfin, la politique non impériale mais impérialiste de la dynastie française. Je ne donnerai pas, à la tentative de Napoléon, un véritable caractère impérial. Malgré tout, Napoléon a été l’exportateur des idées de la Révolution française, idées qui ont été utilisées contre l’Europe dynastique et traditionnelle.
En ce qui concerne Hitler, des réserves devraient aussi être faîtes dans la mesure où sa conception de l’Empire était fondée sur le mythe du peuple (Volk = peuple = race), conception qui revêtait un aspect de collectivisation et d’exclusivisme nationaliste (ethnocentrisme). Ce ne fut que dans l’ultime période du IIIe Reich que les vues s’élargirent d’une part par les idées d’un ordre, défendues par certains milieux de la SS, d’autre part par l’unité internationale des divisions européenne de volontaires qui se battaient sur le front de l’Est.
Par contre, on ne devrait pas oublier le principe d’un ordre européen qui a existé avec la Sainte Alliance (dont le déclin fut imputable en grande partie à l’Angleterre) et également avec le projet appelé Drei Kaiserbund au temps de Bismarck : la ligue défensive des trois empereurs qui aurait dû englober aussi l’Italie (avec la Triple Alliance) et le Vatican et s’opposer aux manœuvres anti-européennes de l’Angleterre et de l’Amérique elle-même.
Un « Reich Europe » et non une « Nation Europe », serait l’unique formule acceptable, du point de vue traditionnel, pour la réalisation d’une unification véritable, organique de l’Europe. Quant à la possibilité de réaliser l’unité européenne de cette façon, je ne puis pas ne pas être pessimiste pour les mêmes raisons qui m’ont fait dire qu’il y avait aujourd’hui peu de place pour une renaissance du gibelinisme : il n’y a pas de point de référence supérieur ; il n’y a pas de base pour donner à un principe d’autorité supernationale une assise solide et une légitimité. On ne peut, en effet, négliger ce point fondamental et se contenter de faire appel à la « solidarité activiste » des Européens contre les puissances antieuropéennes en passant par-dessus toute divergence idéologique. Quand bien même on parviendrait, par cette méthode pragmatique, à faire de l’Europe une unité, le danger subsisterait toujours de voir naître, dans cette Europe, de nouvelles contradictions désagrégatrices, notamment en ce qui concerne les divergences idéologiques et par suite de l’absence de principe posé comme primordial d’une autorité supérieure. « Communauté de destin » n’a de valeur que comme mot d’ordre à caractère pratique. Aujourd’hui, il est difficile de parler de « culture commune européenne » : la culture moderne ne connaît pas de frontière ; l’Europe importe et exporte des « biens culturels » ; non seulement dans le domaine de la culture, mais aussi dans le domaine du goût, dans la manière de vivre, un nivellement général se manifeste de plus en plus qui, conjugé avec le nivellement provoqué par la science et la technique, donne des arguments non pas à ceux qui veulent une Europe unitaire mais bien plutôt à ceux qui voudraient édifier un État mondial. Et de nouveau, nous nous heurtons à l’obstacle constitué par l’inexistence d’une véritable idée supérieure différenciatrice qui devrait être le noyau de l’Empire européen. Par-dessus tout, le climat général est défavorable : l’état d’esprit de dévotion, d’héroïsme, de fidélité, d’honneur dans l’unité, qui devrait servir de ciment au système organique d’un ordre européen impérial est aujourd’hui pour ainsi dire inexistant. La première tâche à accomplir serait un lavage systématique des esprits, anti-démocratique et antimarxiste, dans les nations européennes. Ensuite, il faudrait que l’on puisse ébranler les grandes masses de nos peuples par différents moyens, soit en faisant appel aux intérêts matériels, soit par une action à caractère démagogique et fanatique qui, nécessairement, solliciterait la couche subpersonnelle et irrationnelle de l’homme. Ces moyens impliqueraient fatalement certains risques. Mais tous ces problèmes ne peuvent être traités en quelques mots ; d’ailleurs j’ai eu l’occasion d’en parler dans un de mes livres Gli uomini e le rovine.
Bibliographie
Traduction en français
La doctrine de l’éveil, Adyar.
La tradition hermétique, Éditions Traditionnelles.
La métaphysique du sexe, Payot.
Chevaucher le tigre, La Colombe.
Sous presse
Révolte contre le monde moderne, L’Herne.
Le mystère du Graal et la tradition gibeline de l’Empire, Éditions Traditionnelles.
Commentaires de la rédaction de La Nation Européenne
Monsieur Evola est, de toute évidence, un philosophe habité par l’Absolu – c’est-à-dire par le religieux. L’élévation ou, plus exactement, l’altitude de sa pensée lui permet, parfois, d’avoir des événements de ce bas monde, une vue générale saisissante et peu encourageante. Cependant, souvent, nous ressentons une certaine impression de confusion, de vide grandiose en le lisant. Nous ne savons plus très bien où nous en sommes ni où nous allons. S’agit-il de philosophie, de morale, de religion, de politique ou d’un mélange de notions appartenant tantôt à l’une, tantôt à l’autre de ces disciplines ? Non pas que nous pensions que philosophie, morale, religion et politique n’aient, entre elles, aucun lien. Au contraire : nos conceptions sont plutôt « totalitaires ». Celles de monsieur Evola aussi, semble-t-il. Mais, malheureusement, nous nous demandons si, à force de penser « haut », il n’a pas fini par perdre tout contact avec le réel et si cette « Tradition » qui lui est chère n’est pas, elle aussi, devenue une sorte de mythe fabuleux, s’il n’a pas réussi à la vider de tout son sang et cela – ô paradoxe ! – en utilisant un langage qui se veut concret et précis. Par une savante alchimie, les notions les plus simples se trouvent brusquement gonflées à des dimensions anormales dans une sorte de délire d’interprétation…
L’explication de cette étrange impression que nous ressentons se trouve peut-être dans ces paroles de regret de monsieur Evola : « L’ère des grands systèmes philosophiques est terminée ».
Nous pensons qu’en vérité ce qui est terminé, c’est l’ère des grandes mystifications philosophiques. Les philosophes existentiels ont fort bien montré (et non démontré) qu’en dernière analyse tout système philosophique est impossible, c’est-à-dire qu’au fond il n’y a pas de philosophie mais qu’il y a seulement des philosophes.
Ce qui est essentiel, pour l’homme, c’est de croire et de risquer mais pas « dans l’Absolu » comme le voudrait monsieur Evola car cet « Absolu », quel que soit son nom, – s’il existe – nous ne pouvons rien en dire.
Il faut donc partir d’en bas, monter l’escalier en commençant par la première marche et continuer parce que cela monte. Ce que nous trouverons au sommet, nous l’ignorons et, s’il n’y a rien, nous aurons, au moins, la satisfaction d’avoir fait quelque chose, de ne pas nous être arrêtés et surtout, de ne jamais être descendus.
À lire monsieur Evola, on pourrait se demander s’il vaut encore la peine d’entreprendre : il pose tant de préalables et qui paraissent si nobles et si subtils qu’ils finissent par être autant d’obstacles à l’action. L’action même, monsieur Evola en est partisan mais pas de n’importe quelle action ; de la seule véritable action qui répond à une « définition » bien précise.
La « Tradition », certes, est respectable. Nous voulons bien aussi admettre que nous y puisons une certaine manière de voir le monde et une certaine méthode d’action. Mais nous ne pouvons accepter de faire de cette « Tradition » un nouveau « sens de l’histoire » et moins encore une Bible où toute vérité est enfermée.
Pour nous, la vérité se construit tous les jours par des méthodes et des voies diverses. Cette vérité, nous ignorons ce qu’elle est, en réalité. Tout ce que nous pouvons dire est qu’il y a, en nous, une certaine orientation, que la nature humaine est, si l’on veut, aimantée vers quelque chose. La vérité n’est pas, au départ, posée comme un phare éclairant la route. Nous pensons plutôt que, finalement, la lente et difficile découverte de la vérité nait, le plus souvent, de et par l’action elle-même.
Les classifications, les définitions, les « catégorisations » – bref, la dialectique de monsieur Evola constitue, sans doute, un excellent exercice intellectuel mais, en dépit des sujets auxquels elle s’applique, cette dialectique reste « idéale », abstraite, sans vie.