Julius Evola, un samouraï de la pensée

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Sans Révolte contre le monde moderne et Les Hommes au milieu des ruines, Evola souligne le caractère régressif de l’Occident en rapport avec la loi cyclique: un monde où «Dieu est mort», et que caractérisent à la fois la mécanisation, le déferlement des forces élémentaires, le libéralisme, l’humanitarisme et la guerre totale, l’avènement du «cinquième État» et le nihilisme. Le «spiritualisme» contemporain n’est lui-même qu’une ouverture démoniaque vers le bas: l’existentialisme se réduit à une exaltation du samsara, la psychanalyse freudienne fait régresser le centre de gravité vers le fond irrationnel de l’être humain, l’occultisme débouche sur les dissociations psychiques… La conversion au catholicisme est sans doute «mieux que rien», mais reste très insuffisante pour changer la conscience en surconscience. Pour l’homme d’aujourd’hui, même différencié, «l’ouverture initiatique» de cette conscience reste problématique; mais il lui est possible d’orienter son être vers la transcendance. Plutôt que de suivre un quelconque exotérisme, Evola préfère se tourner vers les seules doctrines ésotériques en prenant l’absolu pour unique loi interne, en restant inaffecté par les couples d’opposés, insensible à l’idée de sa propre mort, et en affrontant les dangers comme autant d’enseignements oraculaires. «Chevaucher le tigre» revient à assumer les forces auxquelles on ne peut s’opposer directement, en utilisant des processus apparemment contraires pour se dépasser et se libérer.

On a trop hâtivement condamné les idées politiques d’Evola sans les bien connaître. Certes, la «romanité païenne» est pour lui supérieure au christianisme d’essence prolétaire, que lui avait révélé Nietzsche. Mais il ne révélera pas plus au parti de Mussolini, (lequel ne prêta nulle attention à ses idées), qu’à tout autre parti. Il opte pour un Imperium qui serait la synthèse du spirituel et du temporel. Le fascisme pouvait, comme malgré lui, véhiculer des valeurs traditionnelles; mais, «issu d’en bas», on n’y peut rien trouver «comme base et comme espérance» d’une vraie restauration. Quant aux éléments du racisme germanique, ils étaient seulement biologiques et naturalistes. L’«aryanité» véritable repose sur des principes éthiques et transcendants. La race supérieure est en fait la «race intérieure», celle des hommes de réalisation. Evola dénonce dans le judaïsme sécularisé l’internationale capitaliste et le ferment révolutionnaire; mais il condamne le «fanatisme antisémite» et se réfère souvent à la Kabbale.

Pour lui, l’État est le principe masculin et spirituel auquel répond le principe féminin et matériel qu’est la Société. Un «État organique» comme il le souhaite est pour lui le contraire de l’État totalitaire qu’il voit naître de la démocratie. La seule vraie révolution est celle d’en haut. Démographie, historicisme, militarisme, «guerre occulte», maçonnerie laïque, catholicisme progressiste, américanisme et bolchevisme sont autant de facettes de la subversion mondiale. Mais les conditions nécessaires à une authentique réaction contre-révolutionnaire semblent à Evola présentement inexistantes.

Le recours aux idées traditionnelles

A l’inverse de la subversion, les sociétés traditionnelles confèrent la priorité à la «transcendance immanente», un rôle majeur à l’«initiation». Dès ses premiers essais comme la Phénoménologie de l’Individu absolu, Evola dénonce l’idéalisme transcendantal allemand. L’idéalisme avait originellement une impulsion «magique», mais en se fixant sur le plan abstrait, il se dissocia de la totalité vivante de la personne, finit par éliminer toute référence au plan supérieur. Le contexte traditionnel pose, au contraire, l’expérience du «Soi» comme antérieure à tout contenu déterminé de la conscience. L’«Individu absolu» est celui qui, au cours d’un développement autonome à travers des degrés toujours plus élevés, a atteint, tel Lao-Tseu, la plénitude et la liberté.

Comme le montrent la Doctrine de l’Éveil et le Yoga tantrique, le bouddhisme des origines, objectif, non-dévotionnel, non-mystique, intéresse spécialement Evola dans sa volonté héroïque de vaincre toute contingence, toute identification d’un moi illusoire à un monde périssable, tout désir et toute soif samsarique. Il s’agit en effet de dépasser non seulement les mirages de ce monde, mais l’extase du nirvâna, l’Être-créateur lui-même, pour atteindre l’Éveil, l’Illumination, l’Inconditionné. Ascèse seule capable de créer en l’homme quelque chose d’invulnérable et d’indestructible par-delà les spéculations mentales et les attardements sentimentaux. Le Tantra-yoga, ou «Voie de la main gauche», consiste à transformer les forces élémentaires en énergies positives et libératrices. Il utilise le «poison» (les jouissances terrestres) comme un «remède» (le détachement à leur égard).

Dans sa Métaphysique du sexe, Evola s’applique à montrer que l’homme a une réalité distincte du plan animal: l’impulsion reproductrice ni le principe de plaisir ne sont primordiaux. C’est le mythe de l’Androgyne en tant que réunification de l’être qui se trouve à la base de l’éros. Quant à la mort, Evola considère que seuls survivent ceux qui ont su dépasser les exigences du Karma et construire en eux un «corps de résurrection», capable de subsister indépendamment du corps physique: l’immortalité se conquiert.

La tradition occidentale retient l’attention de notre auteur dans la mesure où elle représente une certaine symbolique héroïque, une sacralisation ultime et volontaire: c’est l’exemple de la Rome antique; ou pour autant qu’elle traduit une tentative de transfiguration de la femme, identifiée dans les Cours d’Amour à l’Intellect transcendant.

Dans la Tradition hermétique, Evola étudie cette «science initiatique» que constitue l’Alchimie, où les «substances» et les «métaux» symbolisent des principes et des états inclus dans l’être humain. L’Art royal dérive de la Tradition primordiale et continue en plein Moyen-âge une spiritualité préchrétienne, voire antichrétienne; d’où les déguisements auxquels elle dut avoir recours. Dans le Mystère du Graal, Evola découvre avec satisfaction une tradition guerrière et gibeline: le Graal est gardé non par des prêtres, des «guelfes», mais par des chevaliers. Parmi les rares chrétiens qui trouvent grâce à ses yeux, Evola cite Maître Eckhart, fort proche, avec Schelling, de la conception védantique de l’Unité suprême, où le Brahman (la «Déité») transcende Ishvara-Brahmâ (la «divinité»).

Le «visionnaire foudroyé»

Evola est de ces auteurs, à vrai dire peu nombreux, qui ont pris soin d’expliquer leurs intentions, se défiant peut-être des interprétations erronées des commentateurs leurs héritiers, mais qui ont eu aussi l’honnêteté, en se relisant, d’apporter à leurs ouvres certains rectificatifs.

Le Chemin du Cinabre rend compte de cette double démarche. On voit Evola renier les influences nocives, dans ses premiers ouvrages, des théosophes et anthroposophes, condamner sa propre exaltation nietzschéenne dans sa vision de la vie, juger extrémistes ses thèses d’impérialisme païen.

Il aurait pu sur sa lancée revoir certaines autres de ses positions, par exemple, à propos d’une égalité qu’il soutient, au profit de la première, entre la royauté-action et le sacerdoce-contemplation, nuancer son jugement sur Jung, son refus de l’Inconscient et du «séjour des Mères», atténuer son mépris du christianisme, dont il semble reléguer le fondateur au-dessous des Avâtara.

Il y a chez lui un nationalisme «aryo-romain» affirmé, un contentement de soi qui rappelle Cicéron, ( «J’ai dû m’ouvrir la voie seul»), quelque chose d’indomptable, de hautain, qui exprime adéquatement la mentalité olympienne dont il se réclame, un volontarisme chevaleresque et solaire étranger aux débordements dionysiaques, aux mystiques dégénérescences, à la grâce miséricordieuse. Mais tout cela dissimule une blessure profonde, celle de vivre solitaire, incompris, au sein d’un univers ignorant et vulgaire, celui des marchands cyniques et des esclaves prétentieux; la blessure de conclure a l’inanité des efforts, à l’absence des disciples: la vertu évolienne a quelque chose de désespéré… Mais qu’importe à une pensée non-conformiste et provocante d’être frappée d’ostracisme par les suppôts d’un monde crépusculaire qui n’en sont pas dignes? Demeurent comme exemple et référence un permanent souci de ramener toutes choses à leur plus haute origine, d’opérer les ruptures de niveau qui s’imposent, d’atteindre par ses propres moyens à une liberté supérieure qui, comme le reste, se mérite.

Telle doit nous apparaître cette œuvre puissante, d’une intransigeante lucidité, qui très lentement commence à trouver justification, cependant que s’effondre tout ce qu’elle dénonçait. Tel doit nous apparaître son auteur, ce «visionnaire foudroyé», dont les cendres reposent à 4200 mètres, au-dessus des bassesses humaines, dans les glaces du Monte Rosa.

Jean Biès

(Revue Aurores. No 44. Juin 1984)

Élément bibliographiques

1) — Les hommes au milieu des ruines. Les sept Couleurs, 1972

Masques et visages du spiritualisme contemporain. Éditions de l’Homme, 1972.

Révolte contre le monde moderne. Edition de l’Homme, 1973

Chevaucher le Tigre. Edition de la Maisnie, 1982

2) — La doctrine de l’Éveil. Arché, 1976

Métaphysique du sexe. Payot, 1976

Le Yoga tantrique, Fayard, 1980

3) — Le mystère du Graal et l’idée impériale gibeline. Éditions Traditionnelles, 1974

La tradition hermétique. Éditions Traditionnelles, 1975

Métaphysique de la guerre. Arché, 1980

4) — Le Chemin du Cinabre. Arché, 1983

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