La falsification de toutes choses, qui est, comme nous l’avons dit, un des traits caractéristiques de notre époque, n’est pas encore la subversion à proprement parler mais elle contribue assez directement à la préparer; ce qui le montre peut-être le mieux, c’est ce qu’on peut appeler la falsification du langage, c’est-à-dire l’emploi abusif de certains mots détournés de leur véritable sens, emploi qui est en quelque sorte imposé par une suggestion constante de la part de tous ceux qui, à un titre ou à un autre, exercent une influence quelconque sur la mentalité publique. Il ne s’agit plus là seulement de cette dégénérescence à laquelle nous avons fait allusion plus haut, et par laquelle beaucoup de mots sont arrivés à perdre le sens qualitatif qu’ils avaient à l’origine, pour ne plus garder qu’un sens tout quantitatif; il s’agit plutôt d’un «détournement» par lequel des mots sont appliqués à des choses auxquelles ils ne conviennent nullement, et qui sont même parfois opposées à celles qu’ils signifient normalement. Il y a là, avant tout, un symptôme évident de la confusion intellectuelle qui règne partout dans le monde actuel; mais il ne faut pas oublier que cette confusion même est voulue par ce qui se cache derrière toute la déviation moderne; cette réflexion s’impose notamment quand on voit surgir, de divers côtés à la fois, des tentatives d’utilisation illégitime de l’idée même de «tradition» par des gens qui voudraient assimiler indûment ce qu’elle implique à leurs propres conceptions dans un domaine quelconque. Bien entendu, il ne s’agit pas de suspecter en cela la bonne foi des uns ou des autres car, dans bien des cas, il peut fort bien n’y avoir là qu’incompréhension pure et simple; l’ignorance de la plupart de nos contemporains à l’égard de tout ce qui possède un caractère réellement traditionnel est si complète qu’il n’y a même pas lieu de s’en étonner; mais, en même temps, on est forcé de reconnaître aussi que ces erreurs d’interprétation et ces méprises involontaires servent trop bien certains «plans» pour qu’il ne soit pas permis de se demander si leur diffusion croissante ne serait pas due à quelqu’une de ces «suggestions» qui dominent la mentalité moderne et qui, précisément, tendent toujours au fond à la destruction de tout ce qui est tradition au vrai sens de ce mot.
La mentalité moderne elle-même, dans tout ce qui la caractérise spécifiquement comme telle, n’est en somme, redisons-le encore une fois de plus (car ce sont là des choses sur lesquelles on ne saurait jamais trop insister), que le produit d’une vaste suggestion collective qui, s’exerçant continuellement au cours de plusieurs siècles, a déterminé la formation et le développement progressif de l’esprit antitraditionnel, en lequel se résume en définitive tout l’ensemble des traits distinctifs de cette mentalité. Mais, si puissante et si habile que soit cette suggestion, il peut cependant arriver un moment où l’état de désordre et de déséquilibre qui en résulte devient si apparent que certains ne peuvent plus manquer de s’en apercevoir, et alors il risque de se produire une «réaction» compromettant ce résultat même; il semble bien qu’aujourd’hui les choses en soient justement à ce point, et il est remarquable que ce moment coïncide précisément, par une sorte de «logique immanente», avec celui où se termine la phase purement et simplement négative de la déviation moderne, représentée par la domination complète et incontestée de la mentalité matérialiste. C’est là qu’intervient efficacement, pour détourner cette «réaction» du but vers lequel elle tend, la falsification de l’idée traditionnelle, rendue possible par l’ignorance dont nous parlions tout à l’heure, et qui n’est elle-même qu’un des effets de la phase négative: l’idée même de la tradition a été détruite à un tel point que ceux qui aspirent à la retrouver ne savent plus de quel côté se diriger, et qu’ils ne sont que trop prêts à accepter toutes les fausses idées qu’on leur présentera à sa place et sous son nom. Ceux-là se sont rendu compte, au moins jusqu’à un certain point, qu’ils avaient été trompés par les suggestions ouvertement antitraditionnelles, et que les croyances qui leur avaient été ainsi imposées ne représentaient qu’erreur et déception; c’est là assurément quelque chose dans le sens de la «réaction » que nous venons de dire mais, malgré tout, si les choses en restent là, aucun résultat effectif ne peut s’ensuivre. On s’en aperçoit bien en lisant les écrits, de moins en moins rares, où l’on trouve les plus justes critiques à l’égard de la «civilisation» actuelle mais où, comme nous le disions déjà précédemment, les moyens envisagés pour remédier aux maux ainsi dénoncés ont un caractère étrangement disproportionné et insignifiant, enfantin même en quelque sorte: projets «scolaires» ou «académiques», pourrait-on dire, mais rien de plus, et surtout, rien qui témoigne de la moindre connaissance d’ordre profond. C’est à ce stade que l’effort, si louable et si méritoire qu’il soit, peut facilement se laisser détourner vers des activités qui, à leur façon et en dépit de certaines apparences, ne feront que contribuer finalement à accroître encore le désordre et la confusion de cette «civilisation» dont elles sont censées devoir opérer le redressement.
Ceux dont nous venons de parler sont ceux que l’on peut qualifier proprement de «traditionalistes», c’est-à-dire ceux qui ont seulement une sorte de tendance ou d’aspiration vers la tradition, sans aucune connaissance réelle de celle-ci; on peut mesurer par là toute la distance qui sépare l’esprit «traditionaliste», du véritable esprit traditionnel qui implique au contraire essentiellement une telle connaissance, et qui ne fait en quelque sorte qu’un avec cette connaissance même. En somme, le «traditionaliste» n’est et ne peut être qu’un simple «chercheur», et c’est bien pourquoi il est toujours en danger de s’égarer, n’étant pas en possession des principes qui seuls lui donneraient une direction infaillible; et ce danger sera naturellement d’autant plus grand qu’il trouvera sur son chemin, comme autant d’embûches, toutes ces fausses idées suscitées par le pouvoir d’illusion qui a un intérêt capital à l’empêcher de parvenir au véritable terme de sa recherche. Il est évident, en effet, que ce pouvoir ne peut se maintenir et continuer à exercer son action qu’à la condition que toute restauration de l’idée traditionnelle soit rendue impossible, et cela plus que jamais au moment où il s’apprête à aller plus loin dans le sens de la subversion, ce qui constitue, comme nous l’avons expliqué, la seconde phase de cette action. Il est donc tout aussi important pour lui de faire dévier les recherches tendant vers la connaissance traditionnelle que, d’autre part, celles qui, portant sur les origines et les causes réelles de la déviation moderne, seraient susceptibles de dévoiler quelque chose de sa propre nature et de ses moyens d’influence; il y a là, pour lui, deux nécessités en quelque sorte complémentaires l’une de l’autre et qu’on pourrait même regarder, au fond, comme les deux aspects, positif et négatif, d’une même exigence fondamentale de sa domination.
Tous les emplois abusifs du mot «tradition» peuvent, à un degré ou à un autre, servir à cette fin, à commencer par le plus vulgaire de tous, celui qui le fait synonyme de «coutume» ou d’«usage», amenant par là une confusion de la tradition avec les choses les plus bassement humaines et les plus complètement dépourvues de tout sens profond. Mais il y a d’autres déformations plus subtiles, et par là même plus dangereuses; toutes ont d’ailleurs pour caractère commun de faire descendre l’idée de tradition à un niveau purement humain, alors que, tout au contraire, il n’y a et ne peut y avoir de véritablement traditionnel que ce qui implique un élément d’ordre supra-humain. C’est là en effet le point essentiel, celui qui constitue en quelque sorte la définition même de la tradition et de tout ce qui s’y rattache; et c’est là aussi, bien entendu, ce qu’il faut à tout prix empêcher de reconnaître pour maintenir la mentalité moderne dans ses illusions, et à plus forte raison pour lui en donner encore de nouvelles qui, bien loin de s’accorder avec une restauration du supra-humain, devront au contraire diriger plus effectivement cette mentalité vers les pires modalités de l’infra-humain. D’ailleurs, pour se convaincre de l’importance qui est donnée à la négation du supra-humain par les agents conscients et inconscients de la déviation moderne, il n’y a qu’à voir combien tous ceux qui prétendent se faire les «historiens» des religions et des autres formes de la tradition (qu’ils confondent du reste généralement sous le même nom de «religions») s’acharnent avant tout à les expliquer par des facteurs exclusivement humains; peu importe que, suivant les écoles, ces facteurs soient psychologiques, sociaux ou autres, et même la multiplicité des explications ainsi présentées permet de séduire plus facilement un plus grand nombre; ce qui est constant, c’est la volonté bien arrêtée de tout réduire à l’humain et de ne rien laisser subsister qui le dépasse; et ceux qui croient à la valeur de cette «critique» destructive sont dès lors tout disposés à confondre la tradition avec n’importe quoi puisqu’il n’y a plus, en effet, dans l’idée qu’on leur en a inculquée, rien qui puisse la distinguer réellement de ce qui est dépourvu de tout caractère traditionnel.
Dès lors que tout ce qui est d’ordre purement humain ne saurait, pour cette raison même, être légitimement qualifié de traditionnel, il ne peut y avoir, par exemple, de «tradition philosophique», ni de «tradition scientifique» au sens moderne et profane de ce mot; et bien entendu, il ne peut y avoir non plus de «tradition politique», là du moins où toute organisation sociale traditionnelle fait défaut, ce qui est le cas du monde occidental actuel. Ce sont pourtant là quelques-unes des expressions qui sont employées couramment aujourd’hui, et qui constituent autant de dénaturations de l’idée de la tradition; et il va de soi que, si les esprits «traditionalistes» dont nous parlions précédemment peuvent être amenés à laisser détourner leur activité vers l’un ou l’autre de ces domaines et à y limiter tous leurs efforts, leurs aspirations se trouveront ainsi «neutralisées» et rendues parfaitement inoffensives, si même elles ne sont parfois utilisées, à leur insu, dans un sens tout opposé à leurs intentions. Il arrive en effet qu’on va jusqu’à appliquer le nom de «tradition» à des choses qui, par leur nature même, sont aussi nettement antitraditionnelles que possible: c’est ainsi qu’on parle de «tradition humaniste», ou encore de «tradition nationale», alors que l’«humanisme» n’est pas autre chose que la négation même du supra-humain, et que la constitution des «nationalités» a été le moyen employé pour détruire l’organisation sociale traditionnelle du moyen âge. Il n’y aurait pas lieu de s’étonner, dans ces conditions, si l’on en venait quelque jour à parler tout aussi bien de «tradition protestante», voire même de «tradition laïque» ou de «tradition révolutionnaire», ou encore si les matérialistes eux-mêmes finissaient par se proclamer les défenseurs d’une «tradition», ne serait-ce qu’en qualité de représentants de quelque chose qui appartient déjà en grande partie au passé! Au degré de confusion mentale où est parvenue la grande majorité de nos contemporains, les associations de mots les plus manifestement contradictoires n’ont plus rien qui puisse les faire reculer, ni même leur donner simplement à réfléchir.
Ceci nous conduit encore directement à une autre remarque importante: lorsque certains, s’étant aperçus du désordre moderne en constatant le degré trop visible où il en est actuellement (surtout depuis que le point correspondant au maximum de «solidification» a été dépassé), veulent «réagir» d’une façon ou d’une autre, le meilleur moyen de rendre inefficace ce besoin de «réaction» n’est-il pas de l’orienter vers quelqu’un des stades antérieurs et moins «avancés» de la même déviation, où ce désordre n’était pas encore devenu aussi apparent et se présentait, si l’on peut dire, sous des dehors plus acceptables pour qui n’a pas été complètement aveuglé par certaines suggestions? Tout «traditionaliste» d’intention doit normalement s’affirmer «antimoderne», mais il peut n’en être pas moins affecté lui-même, sans s’en douter, par les idées modernes sous quelque forme plus ou moins atténuée, et par là même plus difficilement discernable, mais correspondant pourtant toujours en fait à l’une ou à l’autre des étapes que ces idées ont parcourues au cours de leur développement; aucune concession, même involontaire ou inconsciente, n’est possible ici car, de leur point de départ à leur aboutissement actuel, et même encore au delà de celui-ci, tout se tient et s’enchaîne inexorablement. À ce propos, nous ajouterons encore ceci: le travail ayant pour but d’empêcher toute «réaction» de viser plus loin que le retour à un moindre désordre, en dissimulant d’ailleurs le caractère de celui-ci et en le faisant passer pour l’«ordre», rejoint très exactement celui qui est accompli, d’autre part, pour faire pénétrer l’esprit moderne à l’intérieur même de ce qui peut encore subsister, en Occident, des organisations traditionnelles de tout ordre; le même effet de «neutralisation» des forces dont on pourrait avoir à redouter l’opposition est pareillement obtenu dans les deux cas. Ce n’est même pas assez de parler de «neutralisation» car, de la lutte qui doit inévitablement avoir lieu entre des éléments qui se trouvent ainsi ramenés pour ainsi dire au même niveau et sur le même terrain, et dont l’hostilité réciproque ne représente plus par là, au fond, que celle qui peut exister entre des productions diverses et apparemment contraires de la même déviation moderne, il ne pourra finalement sortir qu’un nouvel accroissement du désordre et de la confusion, et ce ne sera encore qu’un pas de plus vers la dissolution finale.
Entre toutes les choses plus ou moins incohérentes qui s’agitent et se heurtent présentement, entre tous les «mouvements» extérieurs de quelque genre que ce soit, il n’y a donc nullement, au point de vue traditionnel ou même simplement «traditionaliste», à «prendre parti», suivant l’expression employée communément, car ce serait être dupe, et les mêmes influences s’exerçant en réalité derrière tout cela, ce serait proprement faire leur jeu que de se mêler aux luttes voulues et dirigées invisiblement par elles; le seul fait de «prendre parti» dans ces conditions constituerait donc déjà en définitive, si inconsciemment que ce fût, une attitude véritablement antitraditionnelle. Nous ne voulons faire ici aucune application particulière, mais nous devons tout au moins constater, d’une façon tout à fait générale que, en tout cela, les principes font également défaut partout, bien qu’on n’ait assurément jamais tant parlé de «principes» qu’on le fait aujourd’hui de tous les côtés, appliquant à peu près indistinctement cette désignation à tout ce qui la mérite le moins, et parfois même à ce qui implique au contraire la négation de tout véritable principe; et cet autre abus d’un mot est encore bien significatif quant aux tendances réelles de cette falsification du langage dont le détournement du mot de «tradition» nous a fourni un exemple typique, et sur lequel nous devions insister plus particulièrement parce qu’il est le plus directement lié au sujet de notre étude, en tant que celle-ci doit donner une vue d’ensemble des dernières phases de la «descente» cyclique. Nous ne pouvons pas, en effet, nous arrêter au point qui représente proprement l’apogée du «règne de la quantité», car ce qui le suit se rattache trop étroitement à ce qui le précède pour pouvoir en être séparé autrement que d’une façon tout artificielle; nous ne faisons pas d’«abstractions», ce qui n’est en somme qu’une autre forme de la «simplification» chère à la mentalité moderne, mais nous voulons au contraire envisager, autant qu’il est possible, la réalité telle qu’elle est, sans rien en retrancher d’essentiel pour la compréhension des conditions de l’époque actuelle.
René Guénon
Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Chapitre XXXI : Tradition et traditionalisme.