La « fascisation » de la démocratie et le fascisme post-hitlérien. Le cas Francis Parker Yockey

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Francis Parker Yockey fut arrêté par le FBI en juin 1960. Depuis dix ans, il était recherché par la police pour participation à quelques affaires illicites mais aussi à cause de ses activités politiques. Quelques jours plus tard, Yockey fut trouvé mort dans sa cellule, suite à l’absorption d’une capsule de cyanure. Il avait 43 ans.

Aujourd’hui, qui parmi nous connaît cet obscur avocat américain ? Par contre, une rapide enquête auprès des cadres de l’extrême droite européenne surprendrait. « Yockey, mais c’est bien sûr ! », s’écriraient à l’unisson Madelin, Haider, Le Pen et bien d’autres militants au crâne rasé. Personnage mystérieux et énigmatique, Yockey était une figure marginale mais néanmoins importante de la mouvance fasciste de l’après-guerre. Son livre, Imperium, publié pour la première fois à Londres en 1948, allait devenir un ouvrage de référence dans ces milieux.

Kevin Coogan, membre du collectif des éditions Autonomedia de New York, a entrepris de reconstituer la vie agitée de Yockey. Six cents pages d’une lecture passionnante, fruit de longues et sérieuses recherches, nous font plonger dans le monde trouble du fascisme international de l’après-guerre [1].

En 1930, encore étudiant, Francis Yockey découvre les idées de Spengler. Partant de son pessimisme et son antilibéralisme de droite, il développe une critique fasciste du capitalisme américain et se met à rêver d’un État européen fort capable de lui faire face – idée qu’on trouvera plus tard développée dans son livre. Pendant la deuxième guerre, c’est tout naturellement que Yockey prend partie pour l’Axe, s’impliquant probablement dans les réseaux de renseignements pro-allemands. C’est à cette époque qu’il a ses premiers déboires avec le FBI. Toutefois, une fois la guerre terminée, on le trouve en Allemagne parmi le personnel officiel américain, avocat dans les procès des criminels nazis. La guerre froide avait commencé et les services secrets américains recrutaient leurs ennemis d’hier pour le combat contre l’ennemi de demain. L’intérêt du monde libre passait avant les responsabilités dans le génocide nazi. On peut penser que le fasciste Yockey leur fut fort utile dans cette tâche.

La page tournée, Yockey met toute son énergie au service de la construction d’une nouvelle internationale fasciste. Il mènera une vie mystérieuse, évoluant dans des réseaux du fascisme international, où se croisent services secrets et hommes d’affaires louches. Un monde de paranoïaques, de conspirateurs et de comploteurs, fidèles au culte du chef et de la race aryenne. Rien de très original, si ce n’est que le parcours labyrinthique de ce militant d’extrême-droite américain est, à bien des égards, exemplaire. Le monde politique de Yockey a peu à voir avec l’idée simpliste que l’antifasciste moyen se fait du fascisme. En effet, Yockey fut un des « théoriciens » du fascisme moderne post-hitlérien, fondé sur un anti-américanisme viscéral et sur la recherche d’une alliance avec les régimes communistes et les mouvements nationalistes du tiers-monde. De quoi troubler tout lecteur ou lectrice bien intentionnée du Monde diplomatique.

L’idéologie de ce courant se structure autour de quelques idées fortes. Il y a, d’une part, l’antisémitisme classique associé à l’anticapitalisme : le pouvoir capitaliste occidental et américain étant assimilé au capital financier qui serait totalement contrôlé par la bourgeoisie juive. À cela s’ajoute une analyse géopolitique des rapports de force impérialistes d’où ressort la nécessité d’une alliance Europe-Russie contre les États-Unis. Central dans cette alliance, on retrouve l’axe nationaliste Allemagne-Russie. On sait que cette dernière idée fut naguère défendue par des tendances du national-socialisme allemand, de Junger à Strasser, ainsi que par Goebbels. Le courant minoritaire des nationaux-bolchévistes défendit également cette alliance nationaliste – alliance que la direction du P.C. allemand reprit un moment à son compte après le traité de Rapallo entre l’URSS et l’Allemagne, en 1922, en déclarant l’Allemagne « pays national opprimé » et en collaborant avec les ligues nationalistes de la Ruhr occupée par l’armée française. Chez Yockey et ses amis, l’idée d’un euro-imperium capable de s’opposer au capitalisme (juif, bien entendu) américain est indissociable de cette vision géopolitique et de cette alliance entre l’Allemagne et la Russie. Comme Hitler hier, ils pensaient que Staline était le chef capable d’amener la Russie à cette alliance. En 1953, Yockey applaudit aux Procès de Prague. Il y voit le tournant décisif dans la politique de Staline, lequel s’engagerait enfin dans une voie antisémite et donc anticapitaliste… De même, ce courant du nouveau fascisme d’après-guerre salue le succès des mouvements de libération nationale contre les puissances coloniales. Il prend ouvertement position pour la montée des nationalismes dans le tiers-monde qui menacent l’impérialisme américain. C’est ainsi que Francis Yockey s’intéresse particulièrement au nationalisme arabe et établit des liens étroits avec le régime de Nasser en Égypte, où il séjournera assez souvent. Plus tard, il ne cachera pas son attirance pour le régime de Castro.

On comprend que cette nouvelle conception fasciste, prônant un front anti-impérialiste et anti-américain, ait trouvé des adeptes dans l’Europe de l’après-guerre, où elle répondit plus directement aux intérêts nationaux hostiles à la domination capitaliste américaine. Aux États-Unis, où les forces d’extrême-droite sont farouchement patriotiques et plutôt tentées par l’isolationnisme, seul l’aspect antisémite pouvait séduire, alors que les questions de géopolitique apparaissaient comme secondaires.

Le projet géopolitique d’alliance nationaliste entre l’Allemagne et la Russie, substance de ce courant, rappelle la thèse de Zeev Sternhell sur les origines de l’idéologie fasciste [2]. Tenant compte des apports socialistes et syndicalistes du fascisme, cet auteur renvoie dos à dos extrémismes de droite et de gauche pour justifier la démocratie bourgeoise comme l’horizon indépassable de la politique moderne. La thèse de Sternhell, au-delà de ses intentions démocratiques, tend à simplifier le rapport entre fascisme et contre-révolution. En tant qu’idéologie de la contre-révolution, le fascisme et le national-socialisme reprennent à leur compte des éléments critiques du socialisme et du syndicalisme-révolutionnaire, dans le but d’édifier un nouvel État correspondant à la structuration nouvelle du pouvoir de classe bourgeois. Et la démagogie anticapitaliste du fascisme fut un divertissement qui permit d’instaurer des formes autoritaires d’exploitation du travail et perpétuer le système du salariat. Ceci n’a pas empêché les fascistes de ménager et d’utiliser le système représentatif parlementaire pour parvenir au pouvoir. Dès 1939, Karl Korsch voyait dans ce rapport entre fascisme et socialisme, l’expression de la « loi de la contre-révolution fasciste », qu’il énonçait ainsi : « Après la défaite complète des forces révolutionnaires, la contre-révolution fasciste essaie d’accomplir à l’aide de nouvelles méthodes révolutionnaires, et sous une forme grandement différente, les tâches sociales et politiques que les partis et les syndicats dits réformistes avaient promis d’exécuter sans pouvoir y parvenir dans les conditions historiques données. » [3]. Le fascisme prit donc pour ennemi idéologique et pour modèle pratique le courant autoritaire, totalitaire du socialisme. Dans le discours démocratique qui a cours aujourd’hui, le bolchevisme et le stalinisme, passent pour l’extrémisme de gauche, alors qu’il s’agissait des deux frères ennemis du fascisme. Lorsque, en 1933, Hitler interdit toute la littérature socialiste, seule fut autorisée la diffusion du texte de Lénine, Le Gauchisme, maladie infantile du communisme – ce qui en dit long sur la convergence de nature des deux prétendus extrémismes opposés. Pour les révolutionnaires qui s’étaient battus contre le capitalisme, c’était la preuve que cet écrit de Lénine montrait clairement l’essence autoritaire du système russe, fondé sur l’autorité du chef et le rôle d’une élite révolutionnaire [4].

Ces courants communistes révolutionnaires des années 20, virent très tôt dans le fascisme et le bolchevisme deux variantes de « la tendance fasciste générale » qui caractérisait l’évolution du capitalisme mondial. Pour eux, le système évoluait vers une forme de capitalisme d’État, laquelle rendait désuet le capitalisme privé en transformant ses formes politiques traditionnelles, à commencer par la démocratie parlementaire. C’était à partir de cette analyse qu’ils se positionnaient face au fascisme. Ils reconnaissaient certes que pour les exploités le fascisme était pire que la démocratie parlementaire. Pourtant, s’il fallait lutter contre le fascisme, cette lutte ne pouvait se faire au nom de la démocratie, elle-même en voie de « fascisation ». Il fallait mener le combat avec ses propres forces [5]. Certains ne virent dans cette analyse qu’une identification simpliste entre fascisme et démocratie, escamotant la proposition d’une opposition révolutionnaire à cette « tendance générale du fascisme » et pas seulement à telle ou telle forme spécifique.

S’ils se sont trompés sur l’évolution irrémédiable du capitalisme vers un capitalisme d’État, les extrémistes communistes des années 20 ont vu juste pour à propos de l’évolution autoritaire des formes politiques. La sauvagerie des formes d’exploitation néolibérales, l’éloge d’un marché libre de toutes contraintes ne vont-ils pas aujourd’hui de pair avec un État de plus en plus autoritaire et répressif ?

À la fin de son livre sur Yockey, Kevin Coogan manifeste cependant une inquiétude que nous ne partageons pas : « (…) la décadence de la gauche est telle qu’elle peut manquer de capacité pour comprendre, et encore plus, pour lutter, contre les nouvelles formes de fascisme qui incorporent la rhétorique et les idées « gauchistes ». Ironiquement, les idioties criminelles bien connues des nazillons et autres skinheads, qui continuent à fétichiser les reliques du fascisme de papi, peuvent cacher l’incubation de tendances nouvelles et plus sophistiquées de l’idéologie post-hitlérienne. ». Pour notre part, nous serions tentés de penser que les débris de cette gauche en décadence peuvent fort bien être une partie constitutive de ces nouvelles tendances. Aujourd’hui comme hier, la gauche ne peut lutter contre le fascisme car elle se place sur le même terrain de la politique étatique et autoritaire. Les nouvelles formes autoritaires de pouvoir naîtront de la décomposition du système politique démocratique. Les récentes mobilisations anti-mondialisation, où se côtoient dans la plus grande confusion, nationalismes et protectionnismes de toute sorte, montrent que le danger existe [6]. Ce nouveau fascisme n’est peut-être pas là où l’on croît le reconnaître. En tout cas, les conceptions fascistes défendant la formation d’un grand empire Europe opposé au capital financier américain, partagées par Francis Yockey et ses acolytes, sont loin d’être éloignées de notre présent.

[1] Kevin Coogan, Dreamer of the day, Francis Parkers Yockey and the Postwar Fasciste International, Autonomedia (POB 568, Williamsburg Station, 55 South 11th Street, Brooklyn, N.Y. 11211-0568, USA), NY, 2000.

[2] Ce que fait d’ailleurs Nicholas Goodrick-Clarke dans sa présentation au livre de Kevin Coogan. De Zeev Sternhell on peut lire, Naissance de l’idéologie fasciste (avec d’autres auteurs) et La droite révolutionnaire 1885-1914, les origines françaises du fascisme, Gallimard.

[3] Karl Korsch, « L’État et la contre-révolution », in Marxisme et Contre-révolution, Seuil, 1975.

[4] Otto Rühle, Fascisme brun, fascisme rouge, Spartacus, 1975.

[5] Paul Mattick, Otto Rühle et le mouvement ouvrier allemand, (en particulier le chapitre « Les limites des systèmes totalitaires »), in Fascisme brun, fascisme rouge, Op. cit. Sur la position de K. Korsch sur le fascisme et l’antifascisme, Karl Korsch, La guerre et la révolution, Éditions Ab Irato (BP 328-75525 Paris cedex 11), Paris, 2000.

[6] « Les dangers nationalistes de l’antimondialisation », Oiseau-tempête, n°7, automne 2000.

Repris du n° 18 du journal anarchiste La Griffe

 

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