Le système contre les peuples

guillaume faye jeune

Guillaume Faye n’a pas toujours été un intellectuel organique de la mouvance nationale-sioniste. Dans une vie précédente, il fut un des meilleurs penseurs de la Nouvelle droite et il a influencé notablement le courant NR. Malgré ses reniements l’intérêt de ses textes anciens reste entier, raison pour laquelle nous reproduisons celui qui suit.

Un événement considérable se produit dans notre monde, un événement lent, silencieux, invisible : les cultures, les civilisations, les nations, les pays, sont en train de fondre dans une structure tiède, qui transcende les clivages gauche/droite, Est/Ouest, Nord/Sud, qui absorbe les distinctions politiques et idéologiques, qui arrase les géographies, qui pétrifie les histoires. Cette structure, c’est le Système planétaire. « Système », et non point « civilisation ». Il n’y a pas de civilisation mondiale, en dépit des rêveries de Léopold Senghor, car une civilisation demeure à dimension humaine. Le Système, lui, apparaît comme la métamorphose monstrueuse de la civilisation occidentale en un gigantesque mécanisme technique et économique.

Le grand conflit des temps à venir n’opposera plus le capitalisme au socialisme, mais l’ensemble des forces nationales, culturelles, ethniques, à la machine cosmopolite du Système occidental, qui substitue aux territoires ses « zones », aux souverainetés ses régulations économiques, aux cultures son dressage de masse. La Terre devient un grand cirque que dompte le Système. Celui-ci n’a rien d’un empire mondial, puisqu’il n’émerge pas à partir d’une puissance politique, mais de la cancérisation de la société de consommation qui s’épanche sur toute la planisphère. Il n’a d’autre souverain qu’un individu abstrait – l’homo universalis, né de la rencontre du droit naturel et de l’idéologie des Lumières –, aux besoins homogènes et universels. Il n’a d’autre gouvernement qu’une convergence de réseaux économiques et bureaucratiques transnationaux, qui relèguent les princes et les volontés des peuples au magasin des accessoires. Il a réussi cette révolution, d’avoir dépecé le tissu des sociétés, jadis formées d’ensembles organiques, d’institutions, de traditions, de métiers, de groupes et de rythmes pluriels, pour en refondre la trame selon la logique homogène de secteurs techniques et économiques, éclatés les uns par rapport aux autres, organisés en agrégats, comme les rouages d’un moteur sans maître.

La croissance du Système est d’autant plus redoutable que ses commis se prétendent investis d’une mission, celle de l’humanisme mondial, du pacifisme mercantile ou du socialisme redresseur d’injustices. Ces idéaux apparaissent plus dangereux et aliénants par leur aménité doucereuse que les impérialismes traditionnels. Le Système forme une « totalité » dépourvue de centre, mais dont le point focal est la société américaine, ses firmes, son marché et ses mœurs. Il se répand, après l’Europe de l’Ouest et l’Extrême-Orient, dans les pays socialistes et dans les parties industrialisées du tiers monde. Cette expansion, qui n’est pas plus « capitaliste » que « socialiste », utilise les firmes, les institutions internationales, les bureaucraties nationales, comme des agents économiques équivalents, chargés de diffuser partout les mêmes marchandises et les mêmes structures mentales.

Le cauchemar, que tentent de dissiper l’optimisme glacé des technocrates libéraux et le mondialisme naïf de la vieille gauche, prend forme peu à peu : c’est le « meilleur des mondes ». L’alchimie de sa croissance tentaculaire se compose toujours des mêmes ingrédients : les structures techno-économiques supranationales, l’idéologie universaliste et égalitaire, la sous-culture mondiale de masse.

L’unification en cours des mœurs et des besoins fonde un type humain hégémonique : le règne de la molle figure du petit-bourgeois universel a commencé. Sur le monde occidentalisé, une bourgeoisie mondiale s’installe, que rallient les classes aisées des pays pauvres et la nomenklatura des nations socialistes. Aligner les modes de vie sur le modèle de la classe moyenne américaine, tel est le souhait implicite des partis politiques, des milieux d’affaires et de ce sous-produit des médias qu’on appelle l’« opinion publique ». Celle-ci invoque, avec bonne conscience, l’argument de la hausse du niveau de vie – imposture manifeste, qui passe sous silence la destruction des économies traditionnelles et la paupérisation de foules immenses d’hommes. Ce racisme souvent inconscient, qui admet que le modèle économique « occidental » de développement est supérieur et préférable aux cultures traditionnelles des peuples, risque de produire un psychisme humain unique. Notre espèce, privée alors de la pluralité de ses structures mentales, n’apporterait plus aux défis globaux du monde à venir qu’un seul type de réponse – et probablement pas le meilleur.

Dans ce mental unique, l’homme occidental ne se définit plus par son origine, mais par son mode techno-économique d’existence. Un cadre de banque de Singapour est plus « occidental » qu’un Corse ou qu’un Breton enracinés. La terre se transforme en un ensemble sectorisé de réseaux et de circuits, qui laissent béants des espaces morts. Dépoétisée, notre planète est mise en exploitation ; elle n’est plus mise en conquête. Sans maîtrise de leur espace, les peuples ne contrôlent plus leur géopolitique. Leur géographie, celle de l’habitat ou du territoire politique, s’efface devant le zonage commercial et administratif du Système. Nous ne sommes plus des habitants, mais des résidents. Le Système n’a pas détruit nos patries ; il les a fossilisées en s’y superposant. L’idée nationale n’est plus condamnée ; elle a été neutralisée, non pas en dépit, mais à cause des révérences académiques que lui font avec cynisme les discours politiciens. Toute notion de provenance territoriale s’étiole dans cet univers de tourisme de masse, d’uniformité alimentaire et vestimentaire, de diplômes américains, de films internationaux.

Il paraît que Ford va construire une « auto globale », fabriquée dans dix pays différents, destinés à tous les automobilistes du monde. Comme les hommes, les objets ne viennent plus de nulle part. « Je pense, déclare Gilbert Trigano, PDG du Club Méditerranée, que l’avenir du Club se trouve dans l’avènement d’une ambiance vraiment cosmopolite » (Le Monde, 5 juillet 1980). Mais l’avenir du Club Méditerranée n’est pas celui des peuples de culture : l’avènement de ce cosmopolitisme ne sera pas pour eux une ouverture, comme l’imagine Guy Scarpetta, mais un étouffement.

Le Système, qui ne « vit » pas, mais « fonctionne », soustrait les peuples au temps historique. Fondé sur des modes, des mouvements de consommation, des flux économiques, des courants d’opinion, il s’inscrit dans l’événementiel pur. Un peuple, en revanche, va quelque part et vient de quelque part. Pour le Système, la conscience historique est subversive, car elle ne forme pas de bons clients ni de bons téléspectateurs. Si le propre de l’histoire est de métamorphoser le sens des choses, le Système ne désire que changer les formes : formes des produits, formes des modes. Ce qu’il craint avant tout, ce sont les perturbations de l’histoire, celles des Césars ou des Bonaparte. Le Système est un stabilisateur. Dans l’ordre mondial stable, les microvariations des nouveautés et des innovations contrastent avec la macrofixité de l’ensemble. Mœurs, styles artistiques, étiquettes et idéologies politiques n’évoluent plus. Le walkman n’est pas une « novation », mais une aggravation d’une forme-de-vie déjà bien installée : le narcissisme technologique. Nous sommes entrés dans l’histoire plate, dans le cycle fermé de l’éternel retour du « rétro ». Les médias accentuent la fixité conservatrice du Système en transformant les idées en marchandises, qui se positionnent sur des marchés d’opinion stables.

Evacuée, l’histoire des peuples laisse derrière elle un grand silence, que tente de couvrir le babil creux des médias. Ecartée, le monde des peuples, celui des stratégies continentales, des révoltes religieuses, des grands desseins politiques, laisse la place aux petits programmes de vie individuelle, au bout desquels il n’y a que la retraite. Dans ces conditions, le système occidental ne laissera pas de traces de civilisation. Il est sans mémoire ; on ne gardera pas de mémoire de lui. Dans la ligne de l’idéologie lockienne et du calvinisme laïcisé, il estime avoir déjà accompli sa révolution. Son « progrès » n’est que la continuation, le perfectionnement de son expansion. Voilà ce qui explique que les marxistes soient désarmés face aux sociétés contemporaines, qui sont, au fond, « post-révolutionnaires ».

Le Système a connu un précédent historique : la chrétienté. Elle aussi entendait construire – projet qu’elle n’a d’ailleurs pas abandonné – un mondialisme par dessus les singularités des peuples. L’homogénéisation des cultures au nom du salut s’est simplement métamorphosée en homogénéisation au nom du droit au bonheur bourgeois. Autrement dit, le monothéisme a changé de forme. Aujourd’hui, il a pris celle du complexe économico-culturel.

Cela signifie que l’installation de structures économiques transnationales et la diffusion d’une culture mondiale unique constituent deux processus globalement liés. L’imposition du « système des objets » occidental suppose l’adoption d’une culture simpliste et pragmatique qui marque une involution et un appauvrissement psychiques. Le Système doit acculturer les peuples aux mœurs d’un homme consommateur international, censé posséder partout les mêmes besoins. L’économie et l’infraculture du Système se sont constituées en « ensemble réciproque ». Les marchandises colportent des linéaments culturels, et, à l’inverse, la sous-culture américano-occidentale prépare les esprits à la consommation de marchandises unifiées.

Les phases culturelles d’entrée dans le Système sont au nombre de trois. Première phase : celle du spectacle. Les populations culturées sont mises en présence du modèle par l’intermédiaire des élites occidentalisées, qui fonctionnent comme des « vitrines ». Deuxième phase : la normalisation. Il s’agit d’éliminer les scories culturelles « indigènes », en les reléguant dans des zones « sous-développées » ou « retardées » que l’on a, au préalable, contribué à créer. L’idéologie humanitaire de la prétendue lutte contre le paupérisme, sert ici d’instrument de pénétration. Troisième phase : la consolidation. Elle est à l’œuvre dans les pays industriels. La culture dominante est alors complètement incorporée à l’économie. Les modes de masse constituent les armes de cette dépersonnalisation des individus dans une existence narcissique et hyper-pragmatique. Elles compensent l’ennui d’un mode d’existence homogène (qui risquerait de déboucher sur des révoltes, sur des revendications de retour à l’histoire) par l’ahurissement des pseudo-nouveautés. Dans cette culture obsolescente, aucune « nouvelle génération culturelle » n’apparaît, en dépit des rêves de la revue Actuel, qui n’est qu’un rouage de l’idéologie du Système. Il n’y a plus qu’un gigantesque produit culturel, soumis à la fonction marchande, simple secteur comptable dans les colonnes de chiffres de l’hypermarché mondial.

Les traditions des peuples, elles aussi, sont devenues des secteurs d’un système économique et technique. Dans les musées morts, nous célébrons notre passé sans le vivre. Souvenir, mais non plus mémoire, le passé est visité, et non plus habité. Un vrai peuple intériorise son passé et le transforme en modernité. Le Système en a fait un ornement, neutralisé et aseptisé, que l’on consomme comme on consomme aussi de l’exotique. Le passé et les traditions sont devenus des planètes de la galaxie des loisirs.

Cette culture-produit universelle est plus « occidentale » qu’américaine. Aujourd’hui, l’Amérique est partout. Le Système relève autant de la domination des Etats-Unis en tant que nation, que de l’extension à toute la terre de la société américaine. Les fondements idéologiques du Système sont les mêmes que ceux des pères fondateurs des Etats-Unis : mercantilisme et humanitarisme. Mais l’hégémonie strictement américaine est appelée à décliner ; Goldorak est japonais et les hit-parades sont produits en Europe. L’américanomorphisme succède à l’américanisme et représente, au fond, l’essence de l’Occident. C’est là le plus grand péril. Serons-nous encore capables de rejeter ce qui vient désormais de nous-mêmes ? L’Amérique est en nous : formule terrible, qui, si elle devenait complètement vraie, voudrait dire que nous sommes déjà des morts-vivants.

Ce n’est pas plus l’Amérique qu’un pouvoir politique qui dirige le Système. Ce dernier n’a pas de chef ; il n’a que des régulateurs. Les états-majors des firmes, les bureaucraties nationales ou internationales, les réseaux de médias, entrecroisent leurs décisions au-dessus des souverainetés politiques. Carl Schmitt et Jürgen Habermas ont bien saisi la nature totalitaire de cette auto-régulation technique, qui dépolitise les peuples. Ce totalitarisme se « justifie » par une pratique et une idéologie anti-autoritaires, qui substituent aux décisions, aux destins, aux pouvoirs visibles, l’embrigadement dans le placenta des organisations où les assujettis, auto-aliénés, vivent au sein du Système comme auprès d’une « mère fraternelle ». Les finalités sectorielles ont remplacé les politiques ; les opinions se dépolitisent et les idéologies politiques deviennent ornementales. On ne chante plus l’Internationale quand la gauche remporte des élections, mais on se trémousse au son d’un rock américain. Plus besoin de légitimité politique pour le Système : la multinationale américaine, la banque anglaise ou la bureaucratie française voient leurs stratégies converger d’elles-mêmes grâce au ciment du même programme implicite qui les habite toutes : réaliser la société marchande mondiale. La seule politique encore pratiquée dans le Système obéit à ce que Claus Offe qualifiait de « soumission à des impératifs d’évitement » : éviter les bouleversements, éviter les grandes crises, pour mieux gérer les petites.

Dans ce désert du politique, le monde n’a plus de destin. Cette fin du XXe siècle voit s’installer la paralysie des peuples. Le statut quo issu de Yalta conserve globalement son équilibre. L’Europe politique ne s’est toujours pas réalisée ; l’Islam demeure désuni ; la décolonisation reste un mot, les projets révolutionnaires finissent dans le sang des tyrannies médiévales ou dans la société bureaucratique. En revanche, les exportations de blé vers l’URSS ou les transferts de main-d’œuvre et d’industries se portent bien. L’histoire du monde devient celle de ses marchés de consommation. Cette fausse histoire, dépolitisée, relève d’une machinerie auto-perpétuante, à peine troublée par les bombes de desperados furieux que leur utopie révolutionnaire – de plus en plus minoritaire – ne trouve plus d’écho auprès de leurs anciens compagnons, gagnés par la mortelle tiédeur du Système.

La dépolitisation provoque une aliénation d’un type nouveau. Le Système n’a plus recours à la coercition ou à la persuasion idéologique, parce que ses structures comportementales sont intériorisées par les populations. D’où la vanité de toute forme de contestation politique. La politique est organisée en spectacle par les médias du Système, et l’opinion publique, faussement politisée, « politicisée » pourrait-on dire, constitue un simulacre de sentiment populaire. Contrairement aux vues de l’Ecole de Francfort, il n’y a pas de « chef d’orchestre clandestin » caché derrière la rationalité des pratiques économiques. L’essentiel n’est pas que vous contestiez le gouvernement, mais que vous ne trouviez rien à redire quand vous faites vos achats au drugstore, que vous adhériez implicitement aux valeurs pratiques de l’hédonisme matériel. C’est la raison pour laquelle la seule voie contestataire est la nôtre, celle qui remet globalement en cause, d’un point de vue métapolitique et culturel, la conception-du-monde du Système dans laquelle individualisme, hédonisme, rationalisme et mondialisme humanitaire, sont indissolublement liés par une implacable logique.

Le piège où sont tombés Marcuse et Habermas est de ne pas avoir perçu que le Système reposait sur une vue-du-monde qui était aussi la leur. D’où la récupération totale de leur discours et l’échec historique de l’Ecole de Francfort. En rompant avec le rationalisme du bonheur individuel, avec le mondialisme humanitaire, pour nous situer du coté des peuples, de leur volonté d’affirmation, de différence et de destin, nous prétendons, au contraire, constituer la véritable alternative. Nous prétendons être les seuls, dans le paysage idéologique uniforme d’aujourd’hui, normalisé par un totalitarisme en « profil bas », à ne pas nous compromettre avec les valeurs – ou les non-valeurs – de l’occidentalisme égalitaire et marchand, à ne pas faire nôtre ce postulat du Système : « Il faut réaliser rationnellement le bonheur économique individuel ».

Aurelio Peccei, président et fondateur du Club de Rome, a bien résumé le programme nihiliste que nous entendons combattre par les seuls moyens aujourd’hui efficaces, c’est-à-dire le travail théorique et culturel, quand il a déclaré : « Il faut arriver à un système mondial gouvernable qui devrait utiliser les techniques si efficaces du marketing ». Rêve insane, que partagent, à gauche et à droite, du coté des libéraux comme du coté des socialistes, tous les alliés objectifs de la mort des peuples, qui veulent transformer la planète en un bric-à-brac du petit bonheur, où les peuples, « filialisés » comme les départements d’une multinationale, vivraient dans la paix perpétuelle d’un asile d’aliénés, disciplinés par les dix commandements de l’idéologie des droits de l’homme. Big Brother régnant sur le « meilleur des mondes » !

Cette idéologie des droits de l’homme, parlons-en. En préparant les esprits à l’idée de l’uniformité des besoins, en plaçant l’individu sécurisé et abstrait au-dessus des communautés d’appartenance, elle développe un racisme occidentalo-centriste qui remplit une fonction précise : légitimer le système marchand mondial. L’idéologie des droits de l’homme est le discours pauvre du Système, vers lequel retournent comme à un plus petit dénominateur commun, toutes les idéologies égalitaires, du marxisme au conservatisme. L’égalitarisme, n’ayant plus besoin d’être validé par un discours théorique, se contente de la vieille philosophie bourgeoise des XVIIIe et XIXe siècles. Il s’en contente d’autant plus volontiers qu’elle a pris corps, sous sa forme actuelle, dans la société américaine naissante, où elle conjuguait les postulats bibliques avec la philosophie du capitalisme naissant.

Mais une redoutable contradiction surgit entre, d’une part, le Système, tout entier adonné à cette philosophie du bonheur massifié, et la technique, qui porte en son essence la tentation de la puissance et de l’aventure, mais qui, pourtant, constitue en apparence l’armature de l’universalisme. Contradiction entre le drame de la technique et la dédramatisation de l’idéologie. Contradiction entre le fantasme cybernétique d’une technique que l’on voudrait neutre et les forces de mobilisation et d’arraisonnement du monde qu’elle recèle.

Le Système ne comprend pas la nature de cette technique. Il ne saisit pas, comme l’écrit Heidegger, le « mystère de son essence ». Des marxistes orthodoxes aux techniciens en management-development du MIT, règne la même interprétation naïve et pacifiée de la technique, dans la lignée du rationalisme du progrès des saint-simoniens. Grâce à la technique, nous serions un jour, selon le vieux thème biblique, « délivrés du travail ». Aujourd’hui d’ailleurs, il est significatif de voir se développer, même dans les milieux socialistes, une contestation du travail en tant que tel. Il faut y voir une autre conséquence du bourgeoisisme : le Système éprouve aussi en contradiction les valeurs de bien-être, et la nécessité du travail social.

L’interprétation actuelle de la technique ne saisit pas sa dimension faustienne. Comme le travail, on la banalise, on l’instrumentalise au service du confort, sans voir sa grandeur ni son danger. Or la technique moderne, inquiétante et risquée, est appel à l’auto-affirmation des peuples, appel démiurgique et païen au pouvoir créateur des hommes. Seuls, les adversaires de la technique inspirés par certains courants de l’Ecole de Francfort, sont logiques avec eux-mêmes, c’est-à-dire avec l’idéologie irénique et humanitaire qu’ils partagent avec le Système. Ils ont compris que l’hédonisme était contradictoire avec la « montée en puissance » d’une culture fondée sur la technique moderne. Entre eux et nous, il y a conformité d’analyse, mais divergences de valeurs. Les théoriciens de l’Ecole de Francfort ont saisi que l’idéal-type du bourgeois pacifique – et non du révolutionnaire – était bien le leur, alors que le nôtre ne peut être que l’homme de culture qui appartient d’abord à son peuple. Appartenir à l’aile culturelle européenne, c’est admettre la technique moderne, non pas comme instrument de domestication et d’aliénation, mais de création. Habermas disait qu’on ne pouvait pas concevoir de poésie nucléaire. Malheureusement pour lui, si.

Un système qui prétend éliminer tout risque en s’appuyant sur la technique, qui est l’activité la plus risquée : voilà le risque suprême. L’ambigüité de l’univers techno-économique actuel ne sera levée que lorsque les valeurs qui président à l’utilisation de la science et de la technique assumeront et domineront leur risque et l’incorporeront dans le projet historique d’un peuple, au lieu de l’asservir au confort massifié. La technique suppose non seulement la créativité collective, contradictoire avec les idéaux du Système, mais également la réhabilitation du travail repensé sous la noble catégorie d’une mobilisation spirituelle de la communauté. Il faut en finir avec cette conception punitive et dévalorisante du travail, issue du biblisme, de l’hédonisme marchand et de notre passé industriel, où le capitalisme libéral faisait du travail un instrument de dépossession de soi…

Schizophrène, le Système refoule le type du Travailleur comme figure dominante, parce qu’au fond, il méprise le travail du peuple, de tous les peuples (et par suite leur culture, dans la mesure où le travail nous paraît être l’essence de la culture). Repenser les peuples comme communautés créatrices, selon leur propre vouloir ; en finir avec cette dépossession qui prive les hommes de leur culture et leur assène un spectacle médiatisé, fabriqué par des histrions venus de nulle part : c’est ce à quoi pourrait aboutir une nouvelle vue-du-monde qui concilierait le travail technique et le respect des enracinements.

L’avenir appartient aux révolutions culturelles, spirituelles, nationales. L’avenir appartient à la destruction de l’ordre économique international et à la poursuite d’une idée qui fait déjà son chemin : le recentrage d’espaces économiques autonomes autour des grandes aires culturelles. Mais, en Europe comme dans le tiers monde, ces idées seront vaincues si elles ne vont pas jusqu’au bout de leur démarche, c’est-à-dire si elles ne se décident pas à rompre avec l’idéologie occidentale, qu’elle soit marxiste, technocratique, chrétienne ou libérale. Quant aux peuples d’Europe, il faut qu’ils sachent progressivement opérer une révision, évidente pour certains, déchirante pour d’autres : se désolidariser de l’Occident, cet Occident dans lequel nous ne nous reconnaissons plus, cet Occident qui n’est plus qu’un pluriversum de marchandises, cet Occident qui mutile sous nos yeux notre culture millénaire en un stress où ne règne plus que la conscience pratique.

La raison d’être d’un peuple, c’est de laisser sa marque dans l’histoire, dans l’espace continental et dans l’espace du temps, qui est aussi celui de l’esprit. Nous voulons laisser une trace. Nous voulons que tous les peuples laissent des traces. Nous ne voulons plus continuer à vivre dans une cosmopolis sans joie, sans désirs, sans aventures, sans peuples.

Ce texte est extrait de la brochure La cause des peuples (GRECE, 1982).

 

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