La loi de la subjectivité géopolitique

Alexandre Douguine

Un examen attentif de la carte de Halford Mackinder, à laquelle on devrait constamment se référer dans l’analyse géopolitique des questions théoriques générales, et aussi des questions plus spécifiques et locales, car elle permet de se rendre compte de la grande importance de la figure de l’« observateur » ou de l’« interprète » en géopolitique.

Dans la théorie de la relativité, la mécanique quantique, la linguistique structurelle et la logique moderne, l’importance de la localisation du sujet par rapport aux processus examinés est décisive: selon l’endroit et la manière dont l’« observateur » (l’« interprète ») est situé, la qualité, l’essence et le contenu des processus examinés changent. La dépendance directe du résultat par rapport à la position du sujet dans les sciences modernes – naturelles et humaines – est considérée comme une valeur de plus en plus importante.

En géopolitique, la position du sujet est généralement le critère principal – dans la mesure où les méthodologies, les principes et les modèles géopolitiques eux-mêmes changent à mesure que le sujet passe d’un segment de la carte géopolitique du monde à un autre.

En même temps, la carte elle-même reste commune à toutes les géopolitiques, mais c’est la localisation de l’« observateur » qui détermine de quel type de géopolitique il s’agit. Pour souligner cette différence, on parle parfois d’écoles géopolitiques. Mais contrairement à d’autres écoles scientifiques, la différence est ici beaucoup plus profonde.

Chaque « observateur » (c’est-à-dire chaque « école ») en géopolitique voit la carte géopolitique générale du point de vue de la civilisation dans laquelle il se trouve. Par conséquent, dans son analyse, il reflète non seulement telle ou telle orientation de la science géopolitique, mais aussi les principales propriétés de sa civilisation, ses valeurs, ses préférences et ses intérêts stratégiques, en grande partie indépendamment de la position individuelle du scientifique. Dans une telle situation, il convient de faire la distinction entre l’individualité d’un géopolitologue et sa subjectivité. Par commodité, cette subjectivité peut être appelée subjectivité géopolitique.

La subjectivité géopolitique est un facteur d’appartenance obligatoire du géopolitologue (à la fois personnellement et du point de vue de son école) au segment de la carte géopolitique auquel il appartient par des circonstances naturelles de naissance et d’éducation ou par un choix volontaire conscient. Cette appartenance conditionne toute la structure du savoir géopolitique avec lequel il devra composer. La subjectivité géopolitique forme l’identité civile du scientifique lui-même, sans laquelle l’analyse géopolitique serait stérile, sans système de coordonnées.

La subjectivité géopolitique est collective et non individuelle. Le géopolitologue exprime son individualité en interprétant à sa manière certains aspects de la méthodologie scientifique, en effectuant des analyses, en mettant des accents, en soulignant des priorités ou en faisant des prédictions; mais la zone de liberté individuelle de la créativité scientifique est rigidement inscrite dans le cadre de la subjectivité géopolitique, que le géopolitologue ne peut pas franchir, parce qu’au-delà commence une configuration complètement différente de son espace conceptuel. Bien sûr, l’individu géopolitique peut exceptionnellement changer d’identité et passer à une autre subjectivité géopolitique, mais cette opération est un cas exceptionnel de transgression sociale radicale, comme le changement de sexe, de langue maternelle ou d’appartenance religieuse. Même si une telle transgression se produit, la personne géopolitique ne se retrouve pas dans un espace individuel de liberté, mais dans un nouveau cadre défini par la subjectivité géopolitique dans laquelle elle est entrée.

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