La naissance du « premier fascisme » en Italie

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Le 21 mars 1919 se réunit à Milan une assemblée de quelques dizaines de personnes, et ce à l’appel de Benito Mussolini et de son journal, le Popolo d’Italia. L’objectif de cette réunion est d’acter la création, d’abord dans la capitale lombarde, puis à l’échelon national ensuite, d’une organisation, d’un mouvement politique, dont l’objectif serait de perpétuer l’élan révolutionnaire qui était celui de ces gens de gauche favorables à l’entrée en guerre dans le camp de l’Entente.

Selon le professeur Milza, biographe de Mussolini, on trouve au sein de cette réunion « une clientèle hétérogène d’idéalistes mal à l’aise dans les parties traditionnels, des extrémistes en quête d’agitation et de jeunes bourgeois nationalistes qui éprouvent des difficultés à se reclasser dans la vie civile ». On compte très peu d’Italiens qui ne soient pas originaires du Nord du pays. Il y a des ouvriers, des paysans, des professions libérales, et surtout beaucoup de représentants de ce qu’il est d’usage d’appeler les « professions intermédiaires », comme les employés.

Parmi les nouveaux chefs de ce mouvement, on retrouve des personnalités comme Ferruchio Vecchi, qui fera une carrière dans la sculpture après son renvoi du parti en 1921, Michele Bianchi, futur secrétaire d’Etat à l’intérieur puis ministres des travaux publics, et bien sûr Benito Mussolini lui-même.

Le programme dont se réclament les fasci (terme qui devrait se traduire par « ligueurs » en français) mélange de multiples influences : ils se réclament des faisceaux des travailleurs siciliens des années 1893-1864, des faisceaux d’action révolutionnaires de 1915, avec la volonté manifeste, selon Milza, d’y concilier « l’unité sociale, l’autorité nécessaire à son épanouissement, la solidarité des membres du corps social ».

Le premier mouvement fasciste lui-même est né le 23 mars 1919, à la piazza San Sepulcro, à Milan. Ce fut dans une salle prêtée par le « Cercle des intérêts industriels et commerciaux ». La liste des participants à cette réunion sera malheureusement corrigée, notamment parce que seront effacés les noms d’individus qui passeront plus tard dans l’antifascisme. Le mouvement compte à ses débuts quelques milliers d’adhérents, à la fin de 1919.

Mussolini affirma lors de la réunion du 23 mars que le bolchévisme « a ruiné la vie économique de la Russie », et aussi sa résolution : « nous déclarons la guerre au socialisme, non parce que socialiste, mais parce qu’il a été contraire à la nation ». Il affirme aussi que « le parti socialiste italien officiel a été nettement réactionnaire, absolument conservateur, et si ses thèses avaient triomphé il n’y aurait pas pour nous aujourd’hui de possibilité de vie dans le monde. »

Quel est justement le programme envisagé pour éviter le bolchévisme ? Tout d’abord la convocation d’une assemblée constituante, puis la proclamation d’une République décentralisée sur la base d’une autonomie à la fois communale et régionale, l’institution du suffrage universel avec représentation proportionnelle et vote des femmes, l’abolition des titres nobiliaires, du Sénat, de la police politique d’Etat, du service militaire obligatoire, tout comme la garantie de la liberté de pensée, de conscience, de religion, et de la presse. Est aussi exigée la dissolution des sociétés anonymes, la suppression de la spéculation boursière comme bancaire, de l’impôt sur le capital, la confiscation des biens des congrégations religieuses (la plupart étant catholiques), l’adoption de la journée de huit heures de travail, la participation des travailleurs à la gestion de l’entreprise ou encore la remise de terres aux paysans.

Mussolini ne fait pas du Popolo d’Italia le journal officiel du mouvement, qui sera finalement Il Fascio, nouveau titre qui doit d’ailleurs d’assurer à lui seul de son auto-financement. Mussolini semble lui-même plus attaché à constituer et essayer d’animer un bloc avec les gauches qui avaient été favorables à l’intervention militaire dans les années précédentes, preuve que Mussolini se considérait encore comme un homme de gauche. On sait qu’il affirmera en 1943 n’avoir jamais été qu’un « vieux socialiste », ce que conteste Milza pour qui il n’est plus socialiste depuis au moins 1917. Par souci manifeste de ne pas perdre ses subsides, Mussolini édulcora une partie des mesures décidées au San Sepulcro lorsqu’il fit reproduire son programme dans son journal. Peine perdue, Mussolini perdit ses subventions, car selon Milza : « La classe dirigeante était plus inquiétée que séduite par une organisation qui n’avait pas encore rompu avec ses attaches gauchistes et dont le programme (…) ne ménageait pas ses attaques contre le « grand capital » ». Concurrencé à sa gauche par le Parti socialiste italien, et à sa droite par le Parti populaire italien, fondé avec la bénédiction du pape Benoit XV, Mussolini doit en plus affronter l’influence de Gabriele d’Annunzio, poète et héros de guerre, qui vient par ailleurs de s’emparer de Fiume.

La déroute électorale du parti fasciste aux élections du 16 novembre 1919 est sans appel. La liste fasciste est largement distancée par ses rivales de gauche comme de droite. Des troubles éclatèrent, ce qui conduisit à l’arrestation de nombre de militants, dont Mussolini, lequel fut vite relâché.

La défaite « fit fondre les effectifs comme beurre au soleil », les ventes du Popolo d’Italia sont en chute libre. Dans une lettre écrite à sa maîtresse du moment, Mussolini évoque même l’idée de sa reconversion professionnelle. L’état-major du mouvement lui-même se divise : Bianchi veut l’alliance entre extrême-droite et extrême-gauche, Lanzillo, ancien syndicaliste-révolutionnaire, auteur d’une thèse sur Proudhon, penche pour assumer une identité très à gauche. D’autres veulent un rapprochement avec la droite conservatrice.

C’est à l’automne 1920 que le mouvement fasciste va connaître sa métamorphose : les éléments les plus à gauche du parti s’en vont, et arrive des individus des petites et moyennes bourgeoisies, nettement plus à droite que leurs devanciers. Le destin du mouvement fasciste semble déterminé, d’autant qu’un certain patronat, effrayé par le climat pré-révolutionnaire que connaît alors l’Italie, est prêt à alléger sa bourse pour financer des mouvements (et des bandes armées) défavorables aux grèves qui se multiplient dans le pays.

A l’heure du choix décisif, Mussolini n’a pas encore choisi son camp : Gauche ou droite ? Ordre et conservatisme ou révolution sociale ? Gauche ou droite ? Pour Milza, il est « incliné dans un sens par son tempérament et sa culture politique, dans l’autre par son opportunisme et par son ambition. »

C’est finalement l’option droitière que Mussolini choisira. Une fois arrivé au pouvoir, il interdira les grèves, signa les accords du Latran. Maurice Bardèche affirmera que Mussolini aura ainsi évité à son pays les « affres du bolchévisme » en se contentant de panser les plaies de l’Italie. Ce n’est qu’au crépuscule de sa vie politique, après le coup d’état du 25 juillet 1943, que Mussolini renouera avec ses origines, se réclamera à nouveau de la gauche, influencera la rédaction du Manifeste de Vérone, et socialisera les usines en janvier 1945.

Le mouvement fasciste lui-même changea de visage, et sans doute d’âme. Après l’hémorragie militante de ses tendances les plus à gauche, il était désormais dominé par les nationalistes intransigeants qu’étaient les arditi, les surréalistes, les futuristes. Les nouveaux arrivants ne se distinguaient pas sociologiquement des tous premiers fascistes, mais ils étaient plus jeunes, plus à droite aussi. Dans les nouveaux rangs on comptait beaucoup moins de gens anciennement anarchistes, syndicalistes, socialistes ou républicains. Ainsi, les nouveaux arrivants formeront les futures formations squadristes, que les généraux de l’armée italienne considéreront comme d’éventuelles forces d’appui contre de possibles troubles communistes. Ironie : les premiers squadres avaient été constitués pour abattre le régime bourgeois, et finalement, ceux-ci rendront à ce même régime d’importants services. Le premier fascisme était mort, le second prenait sa place.

Le plus grand danger qui guette les nationalistes d’aujourd’hui n’est-il pas, à bien y réfléchir, de servir les intérêts des ennemis de sa patrie et de la justice ?

 

Vincent Téma, le 05/08/2023.

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