Lactance : Un apologète chrétien, patriote et socialiste

lactantius

« Il ne peut y avoir de victoire sans ennemi. »

Lactance

Le nom de Lactance n’eut pas toujours bonne presse. Lucius Caecilius Firmianus, dit Lactance (250-325) , rhéteur et apologète chrétien, fut reçu de manière ambigüe par l’Eglise. Saint Jérôme de Stridon lui reprochait d’avoir davantage été utile en attaquant les païens qu’en promouvant la religion chrétienne, bien qu’il l’eut qualifié de « fleuve d’éloquence cicéronienne ». On lui reproche son christianisme approximatif, peu orthodoxe. Selon l’auteur du Dictionnaire des théologiens et de la théologie chrétienne, Jean-Jacques Rouch, c’était aux élites cultivées de son temps que Lactance s’adressait (autrement dit, à un public encore majoritairement composé de païens). Selon le professeur Pierre Monat, bien que l’étude de Lactance ait fait historiquement partie de l’étude de la patristique latine, il ne fut jamais considéré comme un des Pères de l’Eglise. Notamment parce qu’un texte attribué au pape Gélase, daté du Ve siècle, l’accusant de faire croire en l’existence de deux Dieux, l’un de bonté, l’autre de colère, a interdit le lecture de ses œuvres. Très lu jusqu’au siècle des Lumières, Lactance sera moqué par Copernic, parce qu’il se moquait de ceux qui pensaient que la Terre était un globe, et raillé par Voltaire, qui en fera le prototype de l’homme d’Eglise ignorant et arrogant. Ce n’est qu’au siècle dernier que son œuvre a de nouveau susciter un certain intérêt.

Surnommé « -Cicéron chrétien », pour son éloquence, Lactance était un profane ayant à cœur de défendre sa religion à une époque où la persécution contre les chrétiens connaissait ) la fois son apogée et sa fin.

Originaire d’Afrique du Nord, il enseigna la rhétorique latine. Probable professeur de Constantin le grand et à coup sûr professeur du fils de celui-ci, Crispus, Lactance est un converti. Né dans une famille païenne, il s’appliqua à la fin de sa vie que prouver que le polythéisme heurtait la raison, et que la seule voie spirituelle à la fois raisonnable, bénéfique et nécessaire était la religion de Jésus Christ. Ses ouvrages majeurs ont pour sujet le rôle de la Providence divine. Dans son ouvrage Sur les morts de persécuteurs, il tente de démontrer que les empereurs romains ayant persécutés les chrétiens furent de mauvais empereurs, la preuve étant leur mort tragique, signe du châtiment de Dieu. Dans  De la colère de Dieu il essaie de donner comme modèle de gouvernement aux princes le Seigneur lui-même, expliquant en quoi celui-ci, à la fois généreux, indulgent et capable de colère, représentait l’idéal du prince chrétien.

L’ouvrage qui va nous intéresser plus particulièrement est Les Institutions divines, le plus célèbre des écrits de Lactance.

Nous essaierons de démontrer en quoi Lactance a pu promouvoir une conception du monde où foi chrétienne, défense de la patrie et recherche d’une certaine forme de justice sociale, que nous nommerons « socialisme », par défaut. Une précision : Il ne faut pas, bien sûr, comprendre le terme de « socialisme » au sens où l’entendait Karl Marx et Friedriech Engels : il n’est pas question ici de socialisation des moyens de production. C’est davantage au sens que le terme avait au XIXe siècle qu’il faut l’entendre, à savoir la volonté d’améliorer la condition matérielle de tous les êtres humains.

Chrétien, Lactance l’est sans nul doute. Le but de son ouvrage Les Institutions divines est précisément de convaincre les êtres doués de raison d’accepter le foi en Jésus Christ.

Pour cela, il s’en prend au légendaire gréco-latin dont les dieux de l’Olympe et leurs enfants sont les principaux personnages. Affirmant que les dieux de l’Olympe étaient bel et bien des êtres humains, Lactance s’attaque aux actes qui ont parfois donné matière à des œuvres de littérature : Adultères, meurtres, incestes, viols, comme la mythologie fourmille d’exemples. Leurs actes démontrent qu’ils ne sont que des humains.

Il s’en pris aussi au culte païen, aux sacrifices sanglants, qu’il juge cruels et ridicules. Tout dans sa présentation est fait pour heurter la raison, provoquer le dégoût du lecteur.

S’adressant à un public essentiellement romain, ou à tout le moins épris de valeurs romaines, Lactance, et c’est sans doute là que se trouve l’une de ses plus fortes spécificités, présente sa doctrine comme étant moralement excellente, mieux : insurpassable, précisément parce que divine. Il précise d’ailleurs qu’il n’y a qu’un seul Dieu, auquel nombre de poètes, philosophes et prophètes, parfois païens, ont rendu hommage.

Il explique notamment que le paganisme, dont l’une des forces est son ancienneté dans la vie et les mœurs des Romains, n’est plus ni moins qu’une dégénérescence d’un monothéisme originel, voué au dieu Saturne (père de Jupiter). Les dieux de l’Olympe ne font que symboliser les faiblesses humaines, et ne sont ni plus ni moins que des démons ; ou des idoles, comme les statues, dont le culte est nocif et impie.

A ceux qui se demanderaient pourquoi le Dieu chrétien laisse le mal advenir sur la Terre, et les démons agir, il répond que Dieu a voulu l’existence du mal pour qu’existe le bien.

Contre les philosophes de l’Antiquité, dont les désaccords discréditent les positions, il prône la vertu des Justes, qui devront rendre le bien pour le mal. Le fruit de la justice et de la vertu se trouve dans l’Au-delà : c’est l’immortalité.

Aussi, mettant particulièrement l’accent sur la moralité du christianisme pour un public qui conçoit d’abord une doctrine pour sa capacité à jouer un rôle de correctrice des mœurs, et de régulatrice sociale, (selon les analyses du professeur Michel Perrin), et Lactance affirme que le christianisme peut être considéré comme « une religion sage » ou une « sagesse religieuse ». Justifiant la légitimité de Jésus Christ à partir de l’Ancien Testament, il explique que les Juifs, autrefois dépositaires de la véritable foi, doivent désormais faire pénitence, les Gentils ( les non-juifs) les ayant remplacés, par le sacrifice de Jésus Christ dont le supplice sur le mont Golgotha se justifie d’ailleurs : Jésus est l’exemple moral ultime, car il a su s’abaisser à notre condition d’humbles mortels pour nous sauver et en refusant tout compromis sur sa propre foi.

Aussi, ce que semble bel et bien reprocher Lactance aux païens, par delà l’absence de piété envers le vrai Dieu, c’est leur manque de « justice ». Là est l’approche moralisatrice qu’il adopte, et qui signifie d’abord et avant tout que le Juste, qui ne tue pas, ne vole pas, ne commet pas d’adultère, ne rend jamais le mal et l’injure, méprise jusqu’à sa propre vie et accepte volontiers la mort si elle se présente à lui. Sa foi est son guide, Dieu est son guide, notamment parce que sa doctrine est généreuse, bonne, au sens le plus moral du terme.

L’homme a reçu de Dieu la colère, la cupidité et la sensualité, aussi ne tentons pas de les supprimer ou même de les affaiblir, car elles ont leur utilité pour nous. Surtout, la morale chrétienne est supérieure à celle des païens, car «  la loi de Dieu surpasse les lois : elle va jusqu’à interdire des actes tenus pour licités, afin d’accomplir la justice à la perfection. » Un exemple : le chrétien ne se permet pas l’adultère, ni, et c’est cela qui est supposé le différencier du païen, les prostituées. Voilà en quoi la morale chrétienne est la plus exemplaire de toutes, tout en incitant l’humain à ne considérer que ce qui lui est essentiel :

« Que la cupidité soi brisée, quand nous avons le nécessaire »

La doctrine de Lactance se veut juste. On notera que son argumentaire ne semble jamais aller jusqu’à réclamer l’interdiction du paganisme, en cela il n’est pas Ambroise de Milan, ou Jean Chrysostome. La polémique semble davantage être défensive, pour justifier l’action des chrétiens qui avaient refusé de sacrifier aux dieux. Son mépris du culte païen contient peut-être le germe qui, des années après sa mort, amènera à la persécution du paganisme. D’autant plus que Lactance a écrit en un temps où les chrétiens cessent à peine d’être persécutés. Sans entrer dans les procès d’intention, notons que sa prose se réclame davantage de l’art de convaincre que de la propension à jeter l’anathème.

Reprenant la doctrine d’Aristote selon laquelle l’homme est un animal social, Lactance en déduit que le crime est anormal, puisque que par nature il trouble la vie en société. Selon sa propre formule :

« Nous devons être un animal sociable et fraternel, pour nous affermir mutuellement grâce à l’aide donnée et reçue. »

C’est d’ailleurs précisément parce que les doctrines des philosophes et des prêtres païens sont injustes, car elles inciteraient à l’irrespect des bases de toute moralité décente et à tous les débordements (sur le modèle des mœurs des dieux de l’Olympe) qu’elles ne sont pas valables.

Insistant sur les œuvres que Dieu attend de nous pour nous accorder la vie éternelle, il décrit les « devoirs de la miséricorde », comme la visite aux malades, le réconfort des pauvres, le rachat des prisonniers à l’ennemi, comme nécessaires.

On en arrive au « socialisme » de Lactance. Considérant que tous les hommes sont frères, et que l’essentiel est la recherche du salut, l’apologète et rhéteur part tout d’abord du principe selon lequel « il faut mépriser l’argent ».

Les devoirs du chrétien, incluant la charité, l’incitent à un jusqu’au boutisme de la vertu sociale : Puisque les hommes sont tous frères, et que cette fraternité est une injonction divine comme une nécessité sociétale, alors il faut la soutenir quitte à en souffrir le plus cruellement :

« (…) conservons notre innocence, conservons la justice, courons le risque de passer pour fous pour pouvoir conserver la vraie sagesse. » Mieux : « Que la mort ne nous terrorise pas, que la douleur ne nous brise pas au point de nous empêcher de conserver la vigueur de l’âme et une constance inébranlable. »

Ainsi, Lactance défend comme doctrine sociale non un système économique abouti, structuré et réfléchi, mais un moralisme à base théologique, généralisable à toute l’humanité, incluant foi, espérance, et une conception rationalisée de la charité. Cette charité promeut le refus des richesses, l’entraide, et donc une forme d’égalitarisme social.

Le devoir de charité peut trouver son extension, ou peut-être son complément, dans ce qu’on pourrait nommer le « patriotisme » de Lactance. En effet, bien qu’il juge la guerre comme étant un mal, il écrit :

«(…) le courage, si l’on combat pour sa patrie, est un bien, mais un mal, si c’est contre elle (…) »

Le préalable à comprendre est donc que le patriotisme est bel et bien une chose estimable en elle-même, sinon la vertu ne pourrait s’y réaliser. Notons en conséquence que si la terre des pères mérite la peine d’être défendue, c’est cependant de son intérêt seul que dépend la valeur réelle d’une vertu. De la finalité dépend la légitimité à agir, à risquer sa vie. Autrement dit, que le patriotisme n’est pas par nature une passion de l’âme, sinon la vertu serait employé à mauvais escient et détournerait de Dieu.

Ainsi Lactance, sans doute tout aussi moraliste que théologien, défendit parallèlement, tout en s’efforçant de les lier entre elles, plusieurs valeurs cardinales : les valeurs d’entraide et de compassion, la beauté et la grandeur de sa religion et de sa foi, son utilité sociale et morale, et de façon plus accessoire, la noblesse de l’idée de patriotisme.

Ces idées nous semblent dépasser le cadre strictement théologique dans lequel Lactance les mélangeait, de par leur caractère universel.

Vincent Téma, le 06/05/24.

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