Il y avait peu de mois que j’étais rentré en France lorsque commença l’affaire Dreyfus. Je retrouvai immédiatement dans ma mémoire une sorte de philosophie de l’affaire résumée dans un dessin du Chambard socialiste, où l’on comparait le sort de l’officier traître, mais bourgeois, au sort du pauvre enfant du peuple qui a commis une faute contre la discipline et à qui l’on donne douze balles dans la peau.
Au premier coup, je fus, comme tous les camarades, totalement insensible à la campagne pour Dreyfus. Dans tous les groupes socialistes et anarchistes, le premier sentiment fut l’indifférence, en ce qui concernait Dreyfus, la joie, en voyant deux fractions de la bourgeoisie se combattre férocement. Les premiers appels de la presse dreyfusarde pour la République en danger ne provoquaient aucun écho : beaucoup d’anarchistes déclaraient qu’il leur était indifférent de voir le pays en république ou s’ouvrir à la monarchie ou à un Napoléon ; ils ajoutaient même qu’un empereur ou un roi leur conviendrait mieux parce qu’il est plus facile de tuer un monarque que huit cents députés et sénateurs. Et comme il y avait un antisémitisme certain, bien que non déclaré, chez beaucoup d’anarchistes et de socialistes, la cause de Dreyfus ne trouvait aucun défenseur dans le monde révolutionnaire. Comment nous sommes-nous retrouvés, trois mois plus tard, dreyfusards acharnés, soldats de Bernard Lazare, de Clemenceau, de Jaurès, de Joseph Reinach et de Pressensé ? Pour le droit, la justice et la vérité ? Si quelqu’un donne cette explication, je lui dirai qu’il ment. Nous autres, gens de la révolution, nous avons été alors les victimes de la plus grande mystification du siècle.
Georges Sorel a nommé l’affaire Dreyfus la révolution dreyfusienne ; c’est en effet ce qu’est devenue cette affaire qui était, à son origine, judiciaire. Je ne veux pas rechercher ici quelles étaient alors les intentions des chefs de la conspiration ; je ne veux qu’indiquer, à l’aide de souvenirs personnels, comment une campagne engagée en vue d’un objectif apparemment limité, a ouvert en France, en Europe, une plaie qui n’est pas encore fermée, parce que, dès son origine, elle a dû faire appel à toutes les forces révolutionnaires.
On sait que, dès qu’elle s’ouvrit, la campagne pour la révision du procès Dreyfus provoqua une réaction nationale quasi unanime. La France, ayant senti son armée menacée, fut spontanément et violemment antidreyfusarde, à la ville comme à la campagne, au bureau comme à l’atelier. Les ouvriers industriels, qui avaient fourni, autrefois, de nombreux adhérents au boulangisme, à l’antisémitisme, étaient ou hostiles ou indifférents ; le socialisme qui les avait touchés était encore un socialisme français, beaucoup plus raccordé à la tradition proudhonienne, au blanquisme, qu’aux doctrines marxistes, fort peu répandues à cette époque en dehors des cercles intellectuels. Les chefs de la coalition dreyfusienne se trouvèrent ainsi isolés dans la nation ; ils ne constituaient qu’un faible groupe : « Cinquante juifs, cinquante intellectuels, cinquante bourgeois », dit Daniel Halévy dans son Apologie pour notre passé. Cet état-major sans cadres ni troupes chercha troupes et cadres. Avait-il prévu où il les trouverait ? On peut supposer qu’il avait pensé, dès le principe, aux troupes révolutionnaires, car le journal L’Aurore, fondé avant l’ouverture de la campagne et pour la campagne, reçut un corps de rédacteurs qui lui ouvraient les avenues du monde intellectuel et de la révolution. Que ces prévisions aient été faites ou non, l’appel à la révolution fit partie des moyens d’action des chefs de la campagne dreyfusiste, qui virent, premièrement, dans les intellectuels socialistes et anarchistes, des éléments ardents pour former les cadres des troupes à opposer aux bandes réactionnaires, deuxièmement, dans les formations ouvrières, soumises à l’influence des uns et des autres, les troupes qui, par leurs manœuvres, pourraient avoir raison des résistances qu’offrait la masse du pays. Or, comme je l’ai dit, les groupes révolutionnaires et les groupements ouvriers s’abstinrent tout d’abord. Comment obtint-on leur adhésion ? On gagna les intellectuels, et on les lança ensuite sur les groupements ouvriers. En moins de six mois, l’opération totale était faite et toutes les troupes révolutionnaires, associées sans aucune distinction de nuances, de personnes, de doctrines, étaient au service de l’état-major dreyfusard. Les anarchistes acclamaient le président Loubet, les socialistes révolutionnaires montaient sur les mêmes estrades que les rédacteurs des journaux capitalistes, comme le Temps. Parfois les uns et les autres ne cachaient pas l’étonnement où les mettait leur collaboration étroite et cordiale ; mais on était dans l’action, dans l’agitation quotidienne, le temps de la réflexion manquait, et ni les uns ni les autres n’essayaient de rechercher les raisons qui les avaient fait se rencontrer contre toute vraisemblance.
Ni l’argent, ni le seul jeu des idées ne suffisent à expliquer cette association. Avec l’argent, on recrute des individus, on constitue des bandes, mais on n’obtient pas un mouvement de foule obéissant à une idée. Avec les idées pures, on ne pouvait pas non plus déterminer le mouvement de foule nécessaire, car, si les organisateurs de la campagne et les groupements révolutionnaires appartenaient bien à une même famille intellectuelle, celle qui est issue de l’Encyclopédie, il y avait entre eux une barrière nouvellement dressée par le socialisme, la barrière de classe : les premiers étaient des bourgeois, les seconds appartenaient au prolétariat ou se réclamaient de lui, ce qui rendait doctrinalement impossible toute collaboration. La collaboration eut lieu, la cause de Dreyfus fut appuyée par tous les groupes révolutionnaires, parce que les chefs dreyfusards firent présenter leur campagne comme une étape dans la lutte pour la révolution totale. Et c’est à ce prix qu’ils eurent une armée.
Je n’entreprends pas d’apporter sur l’Affaire des informations, des explications puisées dans l’énorme littérature du sujet. Je ne veux que citer mes observations personnelles, en tirer pour le lecteur la leçon que j’en ai tirée moi-même, afin de donner leur valeur aux faits qui ont servi à former mes propres idées, et qui ont une si grande influence dans la transformation intellectuelle de la génération à laquelle j’appartiens. Ce que je place dans ces souvenirs, ce n’est pas ma connaissance ultérieure de l’affaire, c’est ce que j’ai vu.
À l’automne de 1897, les groupes anarchistes et socialistes connurent une vie nouvelle : alors que, jusque-là, ils n’avaient été que peu fréquentés par les camarades qui venaient s’instruire, discuter sur la représentation des idées générales, sur l’évolution des êtres organisés, sur l’individu et l’État, ils reçurent la visite de quelques camarades influents, possédant quelque notoriété, qui engageaient des discussions sur l’affaire Dreyfus, et montraient le parti que les révolutionnaires pourraient tirer des événements. Rapidement, les cercles révolutionnaires s’accrurent en nombre et en étendue. Et l’on y vit venir des gens que nul ne connaissait, mais qui paraissaient connaître tout le monde et jouissaient manifestement de la confiance des chefs de file que nous connaissions. Dans tout Paris, des camarades, dont quelques-uns s’exprimaient avec beaucoup de peine en français, nous exposèrent que la cause de la révolution était liée à celle du dreyfusisme : Dreyfus était bien un bourgeois, Scheurer-Kestner et ses amis des défenseurs de l’autorité et du capital, mais l’affaire se présentait de telle manière qu’elle servirait à détruire l’Armée, la Magistrature, l’Église et l’État unis contre Dreyfus. Nous avions donc ce rare bonheur de voir des bourgeois, des militaires, des magistrats préparer eux-mêmes le tombeau de la société bourgeoise ; mais leur défaite serait le triomphe de l’Autorité et du Capital ; le rôle de tous les révolutionnaires était donc indiqué par les événement : favoriser, appuyer par tous les moyens le mouvement dreyfusiste, et l’affaire Dreyfus serait ainsi la préface de la révolution intégrale. Ces raisonnements ne tardèrent pas à nous convaincre de la nécessité où nous étions de prendre part à l’action. Nous craignions bien un peu de voir les bourgeois dreyfusards se retourner contre le peuple après avoir tiré leur Dreyfus de l’Ile du Diable. Mais on sut nous démontrer qu’après la campagne, l’armée professionnelle aurait reçu de tels coups qu’elle serait hors d’état de s’opposer à la révolution.
Dans les groupes où je fréquentais le plus souvent, c’est un certain Natal Humbert, juif qui nous arrivait d’Italie, qui nous faisait ces démonstrations. Ce Natal Humbert avait sans doute reçu mission de travailler particulièrement les groupes littéraires libertaires ; il fonda une revue, Le Libre, où il publiait les « pages » des jeunes écrivains à qui aucune revue n’était encore ouverte ; il s’acquit ainsi de nombreuses sympathies qui s’employèrent activement à faciliter sa tâche. Dans le même temps, toutes les têtes pensantes du socialisme et de l’anarchie faisaient adhésion au dreyfusisme. L’Aurore, journal officiel de la cause, ne se déclarait point révolutionnaire ni anarchiste ; mais Malato y était chez lui ; mais Bernard Lazare, qui s’y tenait en permanence, était anarchiste ; mais Fernand Pelloutier y rédigeait le mouvement social. Nous fûmes enfin bien convaincus que la campagne pour Dreyfus ouvrait le grand mouvement révolutionnaire attendu depuis les premiers jours du monde, et qui devait libérer l’humanité tout entière du joug de toutes les autorités. C’est ainsi que, quelques mois plus tard, nous pouvions crier, sans contradiction, « À bas l’Armée ! » et « Vive Loubet ! » Et nous plaignions ce pauvre bourgeois de Loubet qui, défilant sous les huées du peuple ignorant, ne savait pas qu’il faisait entrer avec lui la Révolution à l’Elysée.
Alors, pendant plus de deux années, nous avons été les défenseurs du dreyfusisme. Quelques centaines de jeunes hommes comme moi figuraient le peuple dans les réunions où cet affreux raseur de Pressensé exposait les preuves de l’innocence de Dreyfus. Puis, nous nous répandions par bandes dans les rues des quartiers où se tenaient les réunions ; pendant une heure ou deux, nous manifestions à grands cris ; les petits bourgeois, dans leurs lits, croyaient que c’était le peuple ouvrier qui annonçait la révolution et sentaient tomber leur opposition à Zola ; les brigades centrales, qui ne nous aimaient pas, étaient habilement dirigées sur les points où nous n’étions pas, et lorsqu’une faute de tactique nous exposait à une rencontre, il n’était pas rare que des fonctionnaires de la police vinssent nous conseiller courtoisement de changer d’itinéraire. Je retrouve trace de ces bonnes relations entre la police et l’anarchie dans une note de L’Illustration du 28 janvier 1899 que j’ai sous les yeux : « C’était, écrit le rédacteur, le jour de la seconde vente judiciaire donnée au domicile de M. Emile Zola. Le bruit s’était répandu qu’un certain nombre de jeunes gens préparaient une manifestation, et qu’à l’instant où s’ouvriraient les portes de l’hôtel de M. Zola, on se bousculerait un peu. À cette nouvelle, quelques compagnons anarchistes s’étaient rendus au domicile du romancier. Et comme, la vente terminée (sans incident d’ailleurs), le commissaire de police du quartier, s’approchant d’un de ces inquiétants visiteurs qu’il avait reconnus, lui demandait : ‟Qu’est-ce que vous venez faire ici ?” ‟Défendre la propriété, monsieur le Commissaire, fit l’anarchiste. Une fois n’est pas coutume…” Et l’on se sépara en riant… »
C’est de cette époque que datent les relations presque officielles du gouvernement de la République avec les armées de la Révolution. À la fin de la campagne dreyfusiste, la révolution que nous attendions ne fut pas faite, et les dreyfusards au pouvoir eurent, à l’égard de toute tentative révolutionnaire menaçant vraiment l’ordre social, la même politique que les autres gouvernements. Mais le gouvernement de la République était empoisonné ; les révolutionnaires étaient devenus ce que l’on a appelé des anarchistes de gouvernement, mais le gouvernement était devenu une sorte de gouvernement de la révolution et de l’anarchie. Les dreyfusards au pouvoir ne pouvaient rompre avec leurs alliés ; l’eussent-ils pu, ils ne l’eussent pas voulu : La révolution qu’ils avaient faite, car c’était bien une révolution, avait été accomplie contre la volonté du pays ; ils avaient besoin de leurs anciens alliés pour se maintenir au pouvoir, et c’est un fait que tous les gouvernements qui se sont succédé en France depuis l’affaire Dreyfus se sont appuyés sur les groupements révolutionnaires pour durer. L’alliance conclue en 1898 n’a jamais pu être rompue. Dès leur victoire, les dreyfusards ont compris qu’ils en étaient les prisonniers. Ne pouvant et ne voulant pas livrer le pays au fait anarchique, ils ont livré l’esprit, l’opinion du pays, à l’anarchie. La morale officielle de l’État, enseignée dans les écoles, même dans les Universités, est devenue celle que nous lisions autrefois dans les articles de philosophie scientifique des Temps Nouveaux. Le syndicalisme ouvrier, livré aux anarchistes qui, de 1898 à 1900, avaient été invités à pénétrer dans les syndicats pour les conquérir, a été complètement détourné de sa direction première : l’esprit du socialisme français, qui l’avait longtemps animé, a été chassé et remplacé par la philosophie apportée par les anarchistes et par l’esprit du socialisme germanique et marxiste, apporté par les socialistes dreyfusards. La Révolution sociale n’a pas été faite, mais l’esprit du pays a été dissocié.
À partir de 1900, il fallut régler les comptes. La révolution attendue par les troupes dreyfusardes ne se faisant point, les dreyfusards au pouvoir commencèrent à s’attacher les chefs de groupes, afin de les consoler de leur déception révolutionnaire. On prit les plus ardents, les plus impatients, ou les plus cyniques, et on les fit entrer dans les ministères. Cela fit des révolutionnaires assagis, qui fixèrent désormais la date de la Révolution sociale à une époque assez éloignée pour qu’ils pussent jouir de leur retraite ; mais ceux qui prenaient leur place à la tête des groupements révolutionnaires les qualifièrent de traîtres à la révolution. Pour calmer les nouveaux venus, les premiers nantis travaillèrent à faire entrer leurs successeurs dans les ministères où ils avaient pénétré, si bien que, au bout de quelques années, l’inscription dans un groupement révolutionnaire était un des meilleurs moyens de parvenir aux places et aux honneurs.
Georges Valois.