Séduit par le soufisme (at-taṣawwuf), plus particulièrement par le courant qu’on appelle sobre, en opposition avec un autre, plus exubérant, j’ai consacré plusieurs mois à étudier les aspects philosophiques, théologiques, mystiques et historiques de cette tradition musulmane. A vrai dire, ayant lu quelque peu certains ouvrages de Henry Corbin, et, comme tout honnête homme curieux de savoir, je n’ignorais pas les bases de cette spiritualité, ni le nom de sages illustres, qui l’ont illustrés depuis mille ans à peu près.
On sait par ailleurs qu’outre le partage que j’ai rappelé entre deux sortes de soufismes, la réalité dans le temps et dans l’espace de cette approche du divin est d’une complexité vertigineuse, d’autant plus qu’elle s’entremêle avec les deux courants religieux qui s’opposent au sein de l’islam, le sunnisme et le shî’isme, ce dernier étant divisé en shiites duodécimains et en ismaéliens. Et je passe sur d’innombrables autres courants, certains nourris des spécificités de territoires riches en mémoire ascétique et mystique, que l’immense empire musulman a plus ou moins intégrées. Un exemple est celui d’un théosophe comme Sohrawardi, dont l’empreinte a été si importante dans l’histoire de la mystique musulmane. On sait qu’il était persan, et qu’il avait renoué avec la sagesse de l’ancienne perse, de Zarathoustra en particulier. Pour ce qui est du shî’isme, les ulémas ont critiqué sévèrement le soufisme en tant que tel, au nom de l’eschatologie imamologique, mais, dans la pratique, de nombreux traits appartiennent à l’un et à l’autre.
Quoi qu’il en soit, sans me demander si je devais me convertir à l’islam (qui est, bien entendu complètement différent que ce que les médias et ses détracteurs veulent dire de lui, et qui n’est suggéré que par l’ignorance et l’hostilité, voire le racisme pur et simple), je m’en suis tenu à quelques points, qui rappellent René Guénon :
– D’abord, le soufisme a sauvegardé – puisque c’est sa base existentielle – la dimension ésotérique (je vous passe les termes en arabe), tandis que le christianisme l’avait abandonné, s’en tenant, comme le sunnisme « légaliste », à la dimension exotérique, rituelle, morale et dogmatique (que le soufisme ne rejette pas, évidemment).
– Ensuite, l’on y trouve, presque à l’état pur, des traits caractéristique de voies mystiques appartenant à des sphères religieuses différentes, comme certains courants chrétiens – surtout dans le monde orthodoxe, comme l’hésychasme, mais aussi, jusqu’à Ignace de Loyola, dans le catholicisme, dans certaines traditions bouddhistes, comme le zazen, ou même dans ce que l’on sait du paganisme, dans le chamanisme, par exemple. En soi, ces remarques doivent porter à appréhender cette galaxie mystique avec ouverture et tolérance, tout en n’oubliant pas les particularités qui démarquent.
– Last but not least (car on pourrait trouver encore maints visages attirants dans le soufisme), c’est la valeur, la profondeur des œuvres des grands saints de cette spiritualité qui, indépendamment de l’engagement (pourtant essentiel) dans le culte, ou la foi, donnent le désir d’aller plus avant. Un Ibn’Arabî est un continent à lui seul.
Toutefois, on ne peut pas ne pas se poser la question de la pratique. Ceux qui ont fréquenté un tant soit peu le monde de la spiritualité, à moins d’être un intellectuel perdu dans ses nuages, n’ignorent pas que la véritable connaissance de Dieu (s’il se peut), du moins l’approche du Divin, doit engager tout l’être, le corps, l’âme, l’esprit, et pas seulement l’intellect. Or, c’est là que le bât blesse. En effet, la religion en tant que message, mais aussi comme sa face secrète ou plus intime, sont toujours nées d’une terre, d’une civilisation – même si l’on concède qu’il existe d’innombrables ponts entre les grands ensembles où les hommes vivent et meurent. Il est fort à parier que l’attirance pour le soufisme procède d’une curiosité exotique pour l’altérité, telle qu’on la retrouve aussi dans le bouddhisme occidental.
A ce propos, je vais faire une digression. Il y a quarante ans, j’avais été très séduit par le zen, et je m’étais intégré à l’antenne nordiste (Lille) de l’association zen international. On m’avait très vite intronisé moine, au bout d’une ou deux semaines (avantage par rapport au monachisme chrétien, où il est nécessaire de patienter pendant au moins une année!). D’une certain côté, peut-être à l’encontre de ce qu’espéraient sans doute mes interlocuteurs, ce n’était certes pas une « facilité » qui me réjouissait particulièrement, moi qui étais à la recherche du feu et du fer, en tout cas de la bagarre (avec soi-même). D’un coup, sans même avoir tiré un coup de feu, j’étais propulsé dans le rang des sous-off. ! Malgré tout, les séances de zazen n’étaient pas sans charme: le son cristallin de la clochette, l’odeur sensuelle et enivrante – quoique soporifique – de l’encens, nos bures de moines bouddhistes, nos déambulations de somnambules…
Mais quand les deux dames qui animaient ce culte me conseillèrent, pour m’habituer à plier mes jambes en position de lotus, je me mis vraiment à douter. En effet, elles me dirent qu’il me fallait d’abord rabattre une jambe, pour l’accoutumer, puis l’autre, puis les deux, en … regardant la télévision ! Pour le coup, mon indignation atteignit la stratosphère ! Moi qui voulais justement échapper à la laideur et à la bêtise du monde moderne ! Et, elles aussi, elles se gavaient de télé ! Et elles aggravèrent leur cas, à mes yeux, en rajoutant une balourdise, que je ne pus digérer. Elles me contèrent qu’elle étaient passées au bouddhisme par haine de la hiérarchisation de l’Église. Jadis, elles étaient très engagées dans le christianisme, mais seulement voilà, il y avait les curés, les évêques, les cardinaux et… le pape. Pour ma part, moi qui ai un tempérament assez militaire, je n’ai jamais perçu dans l’obéissance un quelconque obstacle à la quête religieuse. Au contraire. Probablement n’avaient-elle pas lu les nombreux récits qui décrivent la vie dans les monastères bouddhistes japonais, où l’obéissance à l’abbé, ou au maître, est encore plus féroce que dans notre Occident, qui s’est amolli. Pour finir, l’estocade vint d’un dépliant que je reçus, et qui faisait de la « réclame » pour le zen. On croyait appâter le client en produisant cette phrase, qui dansa devant mes yeux comme une muleta devant le taureau : « Si vous vous sentez mal dans votre corps et dans votre esprit, retrouvez le bien-être avec le zen ! » Le « bien-être » ! Et pourquoi pas l’orgasme ?
Bref, j’ai pris conscience, de façon pour ainsi dire charnelle, du moins existentielle, de ce qu’était le bouddhisme occidental, qui n’a rien à voir avec le courant très ardu, qui s’est développé en extrême Orient. Un occidental serait-il capable d’endurer ce qu’un Japonais est capable de supporter physiquement ? En outre, pour un Oriental, l’ego est perçu différemment qu’en Occident. On peut dire ce que l’on veut, en répétant la doxa bouddhiste, dans la réalité, le moi existe, et continue à peser, chez les petits bourgeois qui croient d’adonner à cette spiritualité. Regimber contre la hiérarchie en tant que telle, n’est-ce pas là l’une de ses manifestations ? J’ai peur que ce qui attire irrésistiblement les adeptes de ces spiritualités mal comprise, c’est tout simplement un certain quiétisme. Je sais qu’il faudrait développer ce point. Toujours est-il que j’ai remarqué un point commun entre le zen que j’ai connu, et l’association soufie dont j’ai trouvé la trace sur le web, et dont l’animateur est un excellent essayiste : les femmes y sont massivement majoritaires.
Plus profondément, c’est la possibilité d’emprunter une religion exogène, dans un cadre civilisationnel, social, psychologique, comportemental, etc. différent, et même parfois opposé à la civilisation qui l’a engendrée, qui est en jeu. Certes, le christianisme vient du judaïsme. Mais il s’est hellénisé très vite, et son ancrage en Europe lui a apporté des éléments structurels, tant intellectuels que « folkloriques », « légendaires », qui l’ont transformé au point qu’il a pu paraître un habit idoine pour notre être historique. Quoi qu’on fasse, que l’on croie ou nom, on reste chrétien, peut-être catholique. Cela ne signifie pas, une fois de plus, qu’on ne trouve dans le trésor spirituel légué par les grands saints et penseurs soufis une sagesse qui peut nourrir notre quête. Et que le christianisme, du moins en Occident, soit plutôt en fin de vie ! Quant à moi, en ce moment, je suis plutôt accueillant à toutes les religions, et toutes les sagesses. Mais je ne suis pas un saint.
Claude Bourrinet