Avant, je n’aimais pas Vladimir Ilitch Lénine (1870–1924). Tout le monde autour de moi disait « Lénine, Lénine… ». La majorité a toujours tort. Pendant l’ère soviétique, j’emmenais mon petit garçon dehors pour cracher sur les statues d’Ilitch. A l’époque, je lisais Evola et Malynsky [2] et je croyais que Lénine était un grand agent contre-initiatique du « monde moderne », qui avait détruit le dernier bastion de la Tradition : l’Empire Orthodoxe russe.
Je me moquais de Lénine et je méprisais les léninistes, et en voyant les citations de ses œuvres, j’avais envie de verser de l’eau bouillante sur les auteurs qui utilisaient ces citations. Souvenons-nous qu’à cette époque, l’écrasante majorité des réformistes libéraux d’aujourd’hui étaient des léninistes enthousiastes, glorifiant Ilitch avec leurs petites langues toujours prêtes, se tortillant dans leurs vestes, se trémoussant et couinant comme dans un trou humide et douillet.
J’étais né trop tard pour avoir connu la période où les gens croyaient sincèrement en Lénine (et Staline) comme à des divinités. J’étais venu vivre dans une Sovdepia [3] répugnante en voie de décomposition, où personne ne croyait plus à rien, se soumettant à quiconque était au pouvoir à ce moment. Je pensais que Lénine était une idole sombre (tagut [4]), violant les sous-hommes soviétiques des derniers jours pendant qu’ils grognaient de plaisir.
Je me trompais. Moi aussi j’étais complètement saisi par l’atmosphère générale de décomposition, mais j’étais parvenu à une conclusion opposée aux conneries conformistes (bien que totalement inadéquate). Je pensais que le léninisme était le nom de l’hypnose anti-traditionaliste. Pour le dire simplement, je n’étais jamais allé en Occident, et je ne pouvais pas imaginer que l’humanité pouvait avoir autant dégénéré même sans le moindre léninisme. Je supposais que le quatrième état prolétarien était au-dessous du troisième, l’état bourgeois (comme le disait Evola), et je traitais donc le capitalisme lointain et inconnu comme un mal (mais de second ordre). Je croyais sincèrement que Lénine était l’un des visages de l’Antéchrist, un russophobe, un Occidental, et un ennemi du Traditionalisme.
Mon attitude envers Lénine changea pendant la perestroïka. Je fus particulièrement choqué pendant mes premiers voyages en Europe. L’image que je voyais était si repoussante, si dégénérée, rigide, totalitaire, sous-hommiste, mais avec le sous-hommisme des gens de l’Occident, par opposition à celui des Soviets. Il n’était pas passif et absurde, mais plutôt si triomphant, vaniteux et optimiste, complet et agressif que je commençai à reconsidérer mon attitude envers la Patrie soviétique.
En même temps, en Russie même, la racaille la plus repoussante qui m’exaspérait le plus sur le plan physionomique et typologique dans la Sovdepia tardive se transforma en « démocrates » et en « réformistes ». Plus la personne était ignoble et laide, par exemple Yegor Yakovlev, l’auteur de la « Léniniana » la plus mensongère de toutes, ou son homonyme Alexandre Yakovlev « petite chaussure » [5], du Bureau Politique du PCUS, l’« architecte de la perestroïka », plus elle maltraitait et détruisait impudemment et durement le système soviétique. Au contraire, dans la position des conservateurs soviétiques purs et durs, on pouvait clairement discerner une dignité, une éthique, un stoïcisme et une fidélité inattendus.
Graduellement, ces émotions devinrent plus fortes dans ma recherche de thèmes géopolitiques ordinaires. Une distance, bien que faible, avec la période soviétique tardive me permit de voir la situation d’une manière d’autant plus dépassionnée, puis un concept commença à m’apparaître selon lequel la société soviétique n’était en aucune façon une expression de l’esprit moderne et de la peste occidentale anti-traditionaliste, mais un effort particulier, confus et embrouillé, mais cependant violent, d’un grand peuple pour se libérer des sombres griffes de l’Antéchrist d’aujourd’hui. En d’autres mots, je perçus dans la société soviétique une tentative paroxystique pour défendre certains principes fondamentaux de la société traditionnelle contre l’entropie libérale-capitaliste occidentale.
Le modèle marxiste ne peut pas être appelé « traditionnel » au sens normal du mot, mais en comparaison avec le modèle libéral il possède bien plus de traits d’une société traditionnelle. Lorsqu’on en vient à un choix historique, cette distinction acquiert un sens grand et particulier.
A ce stade, les positions prosoviétiques des eurasistes et des nationaux-bolcheviks m’apparurent très claires et très proches. Elles s’avéraient être les seules positions soutenues par l’histoire, alors que les constructions communistes étroites ou les mythes des gardes blancs étaient manifestement insoutenables et démenties par l’histoire.
Soit dit au passage, l’histoire politique a aussi démenti les prédictions d’Evola sur le triomphe des Soviets en tant que quatrième caste. L’évolisme demandait à être révisé. La base théorique d’une telle révision fut proposée dans mon discours à la conférence universitaire de Rome, consacrée au vingtième anniversaire de la mort d’Evola. Aujourd’hui, il est devenu une partie intégrante de la recherche traditionaliste (ma thèse « Evola vu de gauche » est citée dans les rééditions italiennes récentes d’Evola, dans les ouvrages du Pr. Giorgio Galli, et fait l’objet de discussions dans les milieux traditionalistes). J’ai développé ce thème dans mon texte « Julius Evola et le traditionalisme russe », qui est disponible en traductions française et italienne.
Ainsi, le nom de Lénine a changé de signification. Je pense que l’histoire s’est développée d’une manière telle que cette nouvelle signification est simplement apparue d’elle-même. Il est révélateur que même un hyper-réactionnaire et anticommuniste aussi féroce que Gueïdar Djemal ait récemment consacré quelques lignes sincères à Lénine.
La mutation de la qualité métaphysique de Vladimir Lénine est un fait objectif. Lorsque son crâne cessa d’être sucé comme une bonne friandise par des foules sales qui sont entrées (finalement) dans les égouts des « réformes libérales », les traits d’un Titan continental commencèrent à apparaître à l’horizon de la ligne secrète des choses.
Un Titan qui perdit son chemin, un étrange Titan possédé par une grande force, une Force d’En-haut [6], un nain eurasien magique qui déclara un djihad impensable et impossible contre la toile du pourcentage global, le monde des exploiteurs de l’entropie financière et du vice oppressif, et… et… qui gagna triomphalement le grand combat.
Lénine fracassa le crâne des philistins, rasa jusqu’au sol les bourses et les banques, extermina complètement les vers de terre prérévolutionnaires obstinés (les Guzinski et les Berezovski de l’époque), chamboula la Russie romanovienne tardive stratifiée et aliénée, bâtie sur les cadavres des vieux-croyants, mise en gage au profit des bons-à-rien européens, etc.
Lénine mobilisa la nation pour un soulèvement total. Oui, ce fut sanglant, mais le sang est inhérent à la naissance de toute chose. Oui, ce fut allégorique, mais le discours idéologique de la Tradition a été contraint depuis de nombreux siècles à se déguiser en douteuses formules de compromis, sinon l’humanité du kali-yuga n’y comprendrait simplement rien, puisqu’elle est devenue sourde et bestialisée au-delà de toute mesure.
Cependant, une nouvelle perception de Lénine et du léninisme n’est pas un travail facile. La vulgarité de la nostalgie complète ou du dogmatisme irréfléchi serait aussi déplacée que les prêches rebattus des anti-Soviets (soit dit en passant, les anti-Soviets d’aujourd’hui sont les plus répugnants des pro-Soviets d’hier ; ce n’est pas un hasard si les vrais dissidents et les vrais combattants contre le régime n’ont jamais réussi à occuper la moindre position d’importance dans la hiérarchie politique). Le nouveau léninisme doit être perçu d’une manière magique, eurasiatique, eschatologique, et géopolitique.
Sa figure est solennelle et lugubre, celle d’un maniaque subtil, à travers qui soufflaient les vents déchaînés du Continent. Grondant, agité, mobile, rusé, effarant, férocement charnel, avec un demi-cerveau et des petits yeux perçants, il est plus vital et parfait que n’importe quel athlète ou orateur, plus vivant, élevé et idéaliste que n’importe quel démagogue de l’« idéalisme » ou du « traditionalisme ». En Europe j’ai rencontré de nombreux guénoniens et évoliens. Certains d’entre eux étaient des schizophrènes négligés, d’autres des philistins obéissants et politiquement corrects (beaucoup travaillent dans des banques, et d’autres enseignent les bases du marketing). C’est une bande d’inadaptés, incapables de pensée originale, d’actions, d’actes terroristes, ou de toute action historique effective de la moindre importance. La seule chose qu’ils font est de pleurnicher, de se quereller pour des peccadilles, et de grogner contre le monde autour d’eux, qu’ils ne comprennent pas du tout et dont ils ont une peur pathologique.
N’importe quel terroriste abruti des Brigades Rouges ou de la RAF est cent fois plus attirant que la majorité des « traditionalistes » européens.
Lénine était un Ange tragique et puissant, l’un des Anges de l’Apocalypse, déversant le contenu épouvantable de la dernière coupe sur la Terre folle. L’ange des derniers vents… L’ange du sang et de la douleur…
Je pense que Vladimir Ilitch Lénine était un petit Avatar eurasien. Il voulait arrêter le temps et ouvrir le cycle de l’Eternel Retour. C’était notre Lénine. Mais il est mort. Vous l’avez tué. Vous et moi.
Alexandre Douguine
New Dawn n° 84 (mai-juin 2004) [1]
[1] Cet article a été originellement publié dans l’hebdomadaire électronique LENIN publié par Misha Verbitsky. imperium.lenin.ru/LENIN/.
[2] Emmanuel Malynski, complotiste catholique polonais qui collabora avec Léon de Poncins.
[3] Le SOVDEP était le gouvernement soviétique. « Sovdepia » sonne un peu comme « utopia ». (note du traducteur français)
[4] Tagut : mot arabe.
[5] Alexandre Yakovlev, le dénommé architecte de la perestroïka, figure culte dans les milieux libéraux russes. Le surnom « petite chaussure » lui fut donné à cause de sa boiterie.
[6] Force d’En-haut (Starke von Oben) : terme forgé par Guido von List, pour désigner l’esprit collectif des héros morts au combat et plus tard réincarnés dans une nouvelle génération ou dans un individu particulier.