Présentation du Front Noir d’Otto Strasser

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Otto Strasser, pour Nicolas Lebourg, ne résista pas à Hitler. L’historien estime plutôt que Strasser se voyait comme un concurrent du Führer, un homme qui aurait voulu, en liguant militants communistes et SA, mettre en place une révolution nationaliste, et qui aurait souhaité en ce sens utiliser Hitler pour parvenir au pouvoir.

Qu’en est-il réellement ?

Otto Strasser, fondateur et chef du Front Noir, était dans sa jeunesse un homme de gauche, adhérent du parti social-démocrate allemand. Vétéran de la Grande Guerre, soldat devenu officier pendant les combats, décoré pour sa bravoure, il devient le président d’une association des universitaires « anciens combattants socialistes ». Il étudie les sciences politiques, obtient un doctorat en la matière, puis travaillera un temps au sein du ministère du Ravitaillement. Dans les mois qui suivent la défaite allemande de 1918, il constitue un groupe de militants baptisé la « Centurie rouge », laquelle résiste au putsch réactionnaire de Kapp dans un des quartiers de Berlin. Révolté par l’utilisation des unités de corps-francs contre les milices ouvrières, il rompt alors avec la gauche électorale. Il participe ensuite modestement à la déroute des communistes qui ont formé une « République des Conseils » en Bavière, dont fut brièvement président un homme qui comptera beaucoup dans l’histoire du nationalisme-révolutionnaire : Ernst Niekisch.

En 1920, Strasser va rencontrer l’ancien chef d’état-major des armées allemandes, Erich Ludendorff, et un nouveau venu sur la scène politique : Adolf Hitler. Strasser affirmera avoir dès ce moment compris ce qu’était réellement Hitler, selon lui un fanatique démagogue, et un cuistre sans scrupules ni courage physique. Quand Hitler lui reprochera d’avoir lutté contre le putsch de Kapp, Strasser défendra cette action passée. C’est à cette occasion qu’il aurait affirmé rechercher « une ligne équilibrée entre nationalisme légitime et socialisme nécessaire », selon ses propres mots. Pour l’historien Jean-Pierre Faye c’est à ce moment que Strasser découvre « l’unité des contraires » entre nation et socialisme. On peut ici répondre à l’historien que dans la conception de Strasser, il ne s’agit pas ici de contraires, mais de compléments nécessaires, répondant à des problématiques différentes.

C’est Gregor Strasser, frère aîné d’Otto, déjà engagé au NSDAP, le parti nazi, qui va persuader son cadet d’entrer dans ce parti. Otto a ses idées, il compte donner au mouvement les idées qui sont les siennes. Otto, au cours d’une conversation avec son frère résumera les différences entre eux et Hitler :

« Nous ne parlons plus la même langue (…), nous sommes socialistes, Hitler pactise avec les capitalistes, nous sommes républicains, Hitler s’allie aux Wittelsbach et aux Hohenzollern responsables de nos malheurs. Nous sommes européens et libéraux, nous voulons la paix et l’accord mutuel des nations. Hitler n’a jamais cessé de parler de revanche et veut maintenant une hégémonie allemande en Europe : il en parle en petits comités, enfin nous sommes chrétiens et résolus à régénérer la religion, il est athée, païen et il croit aux mages et aux lignes de la main. »

Notons que ces vues se révèleront en partie erronées : Hitler est ce que l’on nomme un théiste, non un païen, il croyait en effet à une vague « Providence », qu’il évoque dans Mein Kampf. Qui plus est Hitler ne rétablira pas la monarchie en Allemagne, contrairement aux espérances de l’empereur déchu Guillaume II.

Selon Jean-Pierre Faye encore, Strasser contrôle dès l’année suivante « les deux tiers du parti nazi en Allemagne ». Se crée alors une dissension au sein du mouvement national-socialiste, idéologique comme géographique : le Nord est acquis à Strasser, le Sud ( en particulier la Bavière, qui a vu naître le NSDAP) reste fidèle aux idées d’Hitler. L’objectif premier d’Otto Strasser fut notamment « d’établir un programme économique, culturel et politique, aussi bien dirigé contre le marxisme que contre le capitalisme. » Dès cette époque d’ailleurs, il est sensibilisé à l’idéal européen, et préconise « une fédération européenne », et plus précisément une « Europe désarmée et solidaire dans laquelle chaque pays garderait son administration propre, ses coutumes, sa religion ; la suppression des barrières douanières créerait une espèce d’autarcie européenne, un libre-échange désirable dans le domaine économique comme dans le domaine culturel. » C’était à ses yeux le seul chemin pour « l’unité de l’Europe » et ses idées les seules formules possibles en vue de la forger, comme il le déclarera plus tard à Victor Alexandrov, lequel consacrera un ouvrage au Front Noir : Le Front Noir contre Hitler.

L’analyse de Strasser allait plus loin néanmoins : Il a notamment affirmé qu’il fallait que l’Allemagne soit reconstruite par le biais d’un « ordre nouveau, rétablissant l’harmonie entre le capital et les ouvriers d’une part, entre l’individu et la collectivité d’autre part, et enfin, entre les différents peuples ».

Quel regard portait Otto Strasser sur l’URSS ? Il considérait que la tâche de Staline était de liquider le communisme, après le départ de Trotsky qu’il décrit comme un « Juif déraciné et cynique ». Son frère Gregor prônait l’alliance de l’Allemagne avec l’URSS contre « l’Ouest », soit l’Occident libéral. Conception identique, sur ce point, à celle d’Ernst Niekisch.

Au fil des années les relations entre Hitler et Strasser se détériorent. Goebbels, initialement plutôt strasserien (il considérait Otto Strasser comme un « vrai socialiste » selon Gregor) et partisan de l’exclusion d’Hitler, va retourner sa veste et mettre des bâtons dans les roues des frères Strasser. Sa nomination comme gauleiter de Berlin, où résidait Otto, est considérée par celui-ci comme le premier acte d’hostilité déclaré d’Hitler. Suivra notamment la réappropriation par le futur chancelier de la maison d’édition de Strasser, les « Editions du combat ».

La raison profonde de la rupture trouve l’une de ses racines dans le choix de Strasser de soutenir une grève ouvrière en Saxe, ce qui provoque le mécontentement du patronat industriel quant à cette prise de position, patronat qui s’adressa à Hitler en le menaçant de lui couper ses subsides si ce soutien se maintenait. Hitler se déclara alors contre la grève. Strasser l’accuse alors de connivence avec ce que les marxistes nomment « le grand capital ».

C’est à ce moment là que Strasser et Hitler eurent plusieurs entretiens, dactylographiés par Strasser lui-même par la suite. Les deux hommes expriment alors leur conception du monde personnelles, et leurs divergences. Hitler considérait Strasser comme un libéral pour sa conception de l’art, de bolchévique pour les timides nationalisations et la participation généralisée qu’il envisageait ( sur ce sujet, très proche des conceptions de sociaux-démocrates comme Eduard Bernstein ou de socialistes comme Charles Fourier, Strasser souhaitait donner 10% des actions de chaque usine à ses ouvriers, 41% à l’Etat, et le reste aux possesseurs du capital), de démocrate parce qu’il refusait qu’Hitler se comporte en dictateur au sein du mouvement. Strasser nia même que le national-socialisme ait été une idée d’Hitler, car il s’agissait pour lui d’une idée « implantée dans le cœur de milliers d’hommes » et fruit naturel de l’histoire de l’Allemagne.

De même Strasser ne concevait pas de domination de la race « germanique » sur le monde entier, et jugeait que le fascisme italien n’avait pas résolu le problème entre capital et travail.

 

C’est peu après cet entretien que Strasser annonce sa rupture avec le mouvement nazi. Nous sommes alors en 1930. Plusieurs milliers d’adhérents le suivent dans la dissidence. Son frère Gregor restera au NSDAP, manifestement convaincu qu’il pourrait encore faire fléchir Hitler sur certaines questions.

Le texte fondateur de ce départ, Les socialistes quittent le NSDAP, reproche surtout à Hitler de ne pas respecter le programme des 25 points, programme initial du parti nazi. Il est aussi question de « l’embourgeoisement » du parti, de ses compromissions avec les conservateurs et les barons de l’industrie, et des critiques que Strasser avait déjà formulées vis-à-vis de Hitler.

Goebbels fait attaquer les presses du parti de Strasser par ses SA, et tente de faire détruire leurs presses. Mais Le Front noir parviendra à retourner la SA berlinoise contre Goebbels, qui devra demander à la SS puis à Hitler d’intervenir.

Les nouvelles recrues de la formation strasserienne viennent de la droite : ce sont d’anciens membres des « Loups-garous », des Stahlhelm, de l’Ordre des Jeunes Allemands. Le mouvement connaît aussi une scission avec des groupes plus marqués « nationaux-bolchéviques ». La question de la classification des idées du Front Noir a pu faire débat : Jean-Pierre Faye les vit plutôt comme « nationaux-bolchéviques », alors qu’un autre historien, Louis Dupeux, considéra comme « nazis de gauche » les frères Strasser. Mais comme le rappelle Christian Bouchet, la volonté du Front Noir est certes d’appliquer la déchéance des Juifs pour des raisons anti-religieuses, mais non raciales. Ainsi, les Juifs ne sont pas considérés comme d’une « race différente » : c’est donc une divergence notable avec le national-socialisme hitlérien.

Strasser, comme d’autres NR de son temps, va tenter de faire front commun avec le parti communiste allemand. Il participera même à l’un des ses meetings, mais l’hémorragie militante va le dissuader de d’aller plus loin dans cette ébauche de partenariat. Il ne fut pas le seul NR à tenter ce rapprochement, à une époque où les communistes allemands, pour damer le pion aux nationaux-socialistes, revendiqueront un programme de libération « nationale et sociale » du peuple allemand.

Lorsqu’Hitler arrive au pouvoir, et qu’il reçoit les pleins pouvoirs du parlement allemand, le Reichstag, tous les partis politiques autres que le parti nazi sont interdits. Le Front Noir n’y fait pas exception. Strasser conseille à ses soutiens clandestins d’entrer dans la SS, la SA et l’armée, afin de les noyauter, et d’y trouver une relative sécurité. D’autres auront moins de chance et finiront dans des camps de concentration.

Le Front Noir tentera d’assassiner Hitler, et mettra en place une radio pirate. Strasser lui-même doit fuir en Autriche, puis en Tchécoslovaquie. C’est par la suite qu’il se rend au Portugal, aux Etats-Unis et finalement au Canada, où il sera assigné à résidence. Il ne pourra revenir en Allemagne qu’en 1955. Il aura entretemps subi plusieurs tentatives d’assassinats, commanditées par ses anciens camarades du NSDAP. Son frère Gregor est assassiné en 1934 au cours de la nuit des Longs Couteaux, une purge menée au sein du parti nazi.

En 1956 va naître le mouvement de l’Union sociale allemande, lequel sera en quelque sorte le parti politique successeur du Front Noir. Otto Strasser rencontrera Oswald Mosley et Jean-François Thiriart, et militera jusqu’à son décès en 1974.

Parmi les grandes idées du strasserisme, notons la volonté de « retour à la terre », de démantèlement des usines et la diminution du nombre d’habitants des zones urbaines. Ses thèses peuvent faire penser à celles de l’empereur romain Auguste, des Khmers rouges, du régime de Vichy ou encore de la Révolution culturelle chinoise. On peut ajouter à ces idées celles d’une fédération européenne formées de régions mono-ethniques.

Notons que l’utilisation de l’adjectif « strasserien », peut être utilisé pour la première fois par Otto Strasser lui-même, a pu dépasser les frontières nationales, et a été revendiqué par plusieurs mouvements en Europe, dont Nouvelle Résistance en France. Il désigne notamment un nationalisme organique, mêlant quelques éléments de gauche, surtout économiques et sociaux, à un nationalisme de type ethnique, élément de droite s’il en est. A notre connaissance, l’étiquette n’est néanmoins plus revendiquée à ce jour au sein de l’Hexagone.

Que répondre au propos de Lebourg que nous avons placé en introduction ? D’abord que l’opposition de Strasser ne peut se réduire à une simple concurrence. Les divergences idéologiques entre Hitler et Strasser, brièvement présentées plus haut, ne sont pas négligeables, loin de là. Les préoccupations socialistes de Strasser (socialistes au sens générique du terme, non au sens rigoureux signifiant socialiser les moyens de production) sont bien plus profondes que celles d’Hitler, son pacifisme est à l’opposé du chauvinisme grand-allemand, et comme nous l’avons vu, son antisémitisme est plus que douteux, ce que n’est certainement pas celui d’Hitler. De plus, il est un bel exemple de NR ayant refusé toute compromission avec la Réaction, les banques et les grands industriels. Et c’est justement sur ce plan au moins que nous, NR, nous devons de suivre son exemple.

 

 

Vincent Téma , le 09/08/2023.

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