Longue histoire que celle de la relation entre Proudhon et les nationalistes-révolutionnaires, qu’il revient d’exhumer, pour mieux la méditer. J’en retrace ici les grandes lignes.
Pour l’historien Nicolas Lebourg, l’importance de la tradition du socialisme dit « utopique » dans la tradition NR ne doit pas être sous-estimée. Il classe dans ce socialisme utopique Blanqui et Proudhon (alors que la classification traditionnelle s’accorde plutôt à classer comme utopiques des auteurs tels qu’Owen, Fourier, Cabet, Buchez ou Saint-Simon). Notons que le terme « utopique » a été employé à l’origine par Engels et Marx.
Proudhon est mort en janvier 1865. Il n’a donc pas connu ceux qui furent les NR au sens moderne du terme, ceux dont la plupart des problématiques restent actuelles de nos jours. La première génération des NR modernes, ceux de la période 1880/1890, est sur le point d’émerger lorsqu’il disparaît. C’est d’ailleurs la génération de la Commune de Paris.
Dans les années précédentes, ceux que l’on peut qualifier de « derniers NR pré-modernes », hébertistes assumés, sont partagés quant à leur jugement du philosophe. L’historien Marc Crapez explique que si tous l’estiment, certains ne lui pardonnent pas totalement ce qu’ls estiment être une faute, à savoir sa correspondance avec Napoléon III, et plusieurs grandes figures ne partagent pas ses convictions fédéralistes. L’animosité entre Blanqui et Proudhon n’a sans doute guère aidé à améliorer les choses. Cependant certains comme Breuillé, Place ou Vermersch sont proudhoniens, et apprécient tout particulièrement l’anticléricalisme et l’irréligion de Proudhon.
Selon Louda Tchernoff, écrivain et juriste franco-russe, il y a à l’époque une résurgence d’un hébertisme « qui se rattachait à Proudhon et à Michelet, et qui avait trouvé un défenseur déterminé dans la personne de Tridon, disciple préféré de Blanqui. »
Après la mort de Gustave Tridon en 1871, Eugène Vermersch, incarne dans les années 1870 le courant dit « sentimental » de l’hébertisme, fédéraliste et proudhonien, lequel est à l’opposé du courant dit « néo-encyclopédiste » de Regnard, qui voit en Proudhon un défenseur de « l’égalité évangélique, le sans-culottisme de Jésus, l’exaltation inconsidérée de la misère et de la souffrance » ;
C’est à l’époque de la disparition du néo-hébertisme, vers 1900, que va naître un courant syndicaliste prolétarien, chrétien et patriote, partisan de l’abolition du salariat et de la collaboration des classes, que l’on nommera « les Jaunes », à l’époque dirigés par Paul Lanoir et Pierre Biétry et qui selon Zeev Sternhell ont compté à leur apogée 100 000 adhérents. Les Jaunes de Biétry ont entretenu le « culte de Proudhon ».
A l’époque du départ de Biétry pour l’Indochine en 1912 par suite de la dissolution de la Fédération nationale des Jaunes de France, le Cercle Proudhon a déjà repris le flambeau du proudhonisme en France.
Ce petit groupe d’intellectuels s’est consacré, selon la formule de Georges Valois, à la création d’un cadre « commun aux nationalistes et aux antidémocrates dits de gauche ». Cependant, le même Valois, dans une déconcertante analogie avec Sorel, affirmera que Proudhon incarne (aux côtés du marxiste hétérodoxe que fut Sorel) celui qui a « préparé la rencontre des deux traditions françaises qui se sont opposées au cours du XIXe siècle : le nationalisme et le socialisme authentique, non vicié par la démocratie, représenté par le syndicalisme. » Cette interprétation du proudhonisme est à l’origine de malentendus malheureux, qui amèneront Sorel à s’éloigner du Cercle Proudhon.
Les contributeurs des cahiers du Cercle considéraient Proudhon comme un socialiste de la plus pure « souche française ». Ils apprécient par exemple son « Salut à la guerre ! », l’hommage à la force que fit Proudhon dans son livre Guerre et paix .
Que retiennent les maurrassiens du cercle de Proudhon ? Selon Zeev Sternhell, son « antirépublicanisme », son antisémitisme, sa haine de Rousseau » (qu’il considérait comme assez féminin), son mépris de la Révolution (on peut s’étonner de cette déclaration, puisque Proudhon s’est affirmé dans son Qu’est-ce que le fédéralisme comme un héritier de 1789, malgré la critique qu’il a pu en faire notamment sur la notion de propriété), de la démocratie (au sens de la démocratie de son temps sans doute, puisque lui-même envisageait un fédéralisme démocratique), pour le parlementarisme (usurpation des notables selon lui). D’un autre côté ils louaient « son apologie de la Nation, de la famille, de la tradition et de la monarchie ». Les contributeurs du cercle Proudhon, pour les trois-quarts d’entre eux, appartiennent à l’aile gauche du mouvement maurassien. Ces thèmes ont donc une résonnance chez eux. Mais tous les membres du cercle, syndicalistes révolutionnaires comme maurrassiens, s’accordent néanmoins dans leur intérêt pour le socialisme proudhonien, à rebours de celui de Marx, qui lui est rejeté.
A une époque où de nombreux disciples de Proudhon sont convaincus que l’antisémitisme est une idée révolutionnaire, Edouard Berth, aussi disciple de Sorel, aurait lui retenu, selon Fabrice Valclérieux, les « idées de droite « de Proudhon. Berth opposait le socialisme « gaulois », et viril, « l’ascète guerrier », en somme, à « l’intellectuel » indésirable. Les considérations de Proudhon sur la guerre, laquelle ferait l’homme « plus grand que nature », n’ont pu que plaire à ces ennemis de la démocratie libérale.
L’entre-deux guerres est une période moins sensible aux idées de Proudhon. L’heure à la célébration de l’autorité, à la centralisation, à la recherche d’un ordre militaire. Les idées décentralisatrices et anti-étatistes du fondateur de l’anarchisme passent mal. Georges Valois, co-fondateur du Faisceau en 1925, admire un temps Mussolini, avant de fonder un autre mouvement, le Parti républicain syndicaliste, puis tentera d’adhérer à la SFIO.
Les vingt-cinq à trente ans qui suivent n’y sont pas plus favorables. Yockey, Thiriart ou Bardèche sont alors hostiles à la démocratie, et acquis à l’idée de la puissance de l’Etat. Partisans de méthodes de gouvernement de choc, ils rejettent des idées de gauche dite « fraternitaire » dont Proudhon est bien sûr l’un des meilleurs représentants et dont l’identité s’est construite dans la méfiance vis-à-vis de tout autoritarisme.
Les NR des années suivantes seraient victimes, selon Nicolas Lebourg, « de leur vision qui voudrait que le socialisme ce soit Blanqui et Proudhon », ce qui a bien sûr handicapé, voir empêché, toute recherche d’alliance, d’emprunt ou même d’alliage idéologique avec l’extrême-gauche de leur temps.
C’est Duprat qui réconcilia le nationalisme-révolutionnaire avec la démocratie. Alors même qu’il ne cite pas Proudhon comme l’une des références de gauche des NR, Duprat est favorable au mandat impératif. L’obstacle principal à l’influence de Proudhon est levé. Ainsi, il semble logique que les NR des décennies suivantes se réapproprient son héritage.
C’est aussi ailleurs, en Allemagne, que des NR scissionnistes de l’organisation N.A.R.O-S.d.V., ont affirmé retenir comme figures tutélaires Lassalle, Sorel et Proudhon.
La conception des ethnos-régions de Yann Fouéré, fédérative et ayant vocation à s’appliquer sur le continent européen tout entier, emprunte à Proudhon. Bien que l’ouvrage ne soit pas considéré comme faisant partie du dogme NR, le thème de son « Europe aux cent drapeaux » lui fut revendiqué par Nouvelle Résistance, le groupe NR français des années 1990, et devint l’un de ses slogans.
Dans sa préface de l’ouvrage, Alexandre Marc, qui a influencé les idées pan-européennes des NR, a affirmé que le socialisme de Proudhon liait « l’Atelier libéré aux franchises communales, régionales, ethniques, nationales. »
Selon Lebourg encore « Blanqui et Proudhon sont constamment cités en référence » dans toute l’histoire récente des NR, et il ne s’agit pas de ces détournements dont les gauches se plaignent de la part ces extrêmes-droites, précise-t-il encore.
Les NR français de Troisième Voie (1985-1991) se revendiquent explicitement (dans un texte publié en septembre 1990) de Proudhon.
L’influence du « père de l’anarchisme » n’a jamais été remise en cause dans toute notre histoire, et est manifestement positivement revendiquée depuis la mort du philosophe, et peut-être même, très discrètement, depuis son vivant. Sans doute parce que l’homme a incarné ce que l’esprit superficiel jugera être une série de contradictions. Cette synthèse typiquement N.R., désireuse de concilier patrie et justice sociale, démocratie et ordre, famille et liberté locales, antiparlementarisme et psychologie profondément française, se retrouve parfaitement chez Proudhon. Aussi, affirmer qu’il est un de nos maîtres n’a rien d’exagéré.
Vincent Téma, le 18/08/2023