Quand les loges maçonniques faisaient la promotion du nationalisme ukrainien

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Si le nom de Serge Marcotoune[1] est connu de tous les historiens de l’ésotérisme comme un maillon d’une des « filiations russes »[2] du martinisme, il est habituellement ignoré qu’il joua aussi un rôle important dans le mouvement nationaliste ukrainien et, par conséquent, dans la vie politique de l’Ukraine. Or, selon Ludwik Hass, Marcotoune appartient « au genre très particulier des hommes politiques qui évoluent aux confins de la vie politique légale et des activités politiques clandestines. (…) Il participait avec la même énergie à la vie publique ukrainienne et aux activités de la franc-maçonnerie. »[3]

Né le 15 juin 1890 à Kiev, dans une famille aisée, Serge Marcotoune étudie le droit à Saint-Pétersbourg et devient avocat. Dès l’âge de vingt ans, en 1910, il se fait initier en maçonnerie, à la loge de Moscou « La pierre cubique » qui appartient au Grand Orient des nations de Russie. Il y passe du grade d’apprenti à celui de maître en moins d’un an. Dans le même temps, il rejoint aussi le mouvement martiniste papusien où il devient l’animateur de la loge « Saint-André l’Apôtre » de Kiev.

Au lendemain de la révolution de février 1917, Marcotoune fonde avec deux autres maçons, Artyme Halipe[4] et Mycola Choumitsky[5], le mouvement politique Jeune Ukraine[6]. Considéré comme une émanation directe de la Grande loge d’Ukraine, voire même comme une simple loge de celle-ci[7], il compte bientôt dans ses rangs tous ceux qui jouent un rôle clef dans le nationalisme ukrainien, y compris Simon Petlioura et l’hetman Pavlo Skoropadsky[8]. Marcotoune participe aussi au même moment à la mise en place d’unités armées ukrainiennes, les Cosaques libres, et devient membre de leur conseil de direction. Toujours en 1917, Serge Marcotoune est élu grand maître de la Grande loge d’Ukraine.

La Grande guerre bat alors son plein et les Alliés craignent à la fois que les Empire centraux suscitent un soulèvement nationaliste en Ukraine qui leur serait favorable – via le mouvement l’Union pour la libération de l’Ukraine dont ils ont favorisé la naissance – et que la Russie signe une paix séparée qui soulagerait l’Allemagne et l’Autriche qui doivent alors combattre sur deux fronts. Le ministère des Affaires étrangères français charge donc Jean Pélissier[9], franc-maçon et fondateur, en 1911, de l’Office central des nationalités, de se rendre à Kiev en août 1917 afin de gagner les faveurs des cercles ukrainiens non révolutionnaires en appuyant leurs aspirations à l’indépendance dans l’intention de générer une résistance armée antiallemande si une paix séparée était conclue. Dans cette stratégie, Serge Marcotoune va jouer un rôle central. Sa francophilie le fait désigner comme un « francossack » par Louis Fischer[10], Ludwik Hass le présente comme « le porte-drapeau des influences politiques de Paris »[11], quant à Ghislain de Castelbajac et à Georges-Henri Soutou, ils consacrent plusieurs pages à son action.

Selon ces derniers auteurs, Pélissier : « allait agir auprès de la franc-maçonnerie ukrainienne[12], qui allait lui permettre pendant quelques temps d’exercer une certaine influence sur le cours des événements. (…) Ses contacts furent le grand maître de la loge “Jeune Ukraine” lui-même Marcotoune. » [13] Les orientations de Jeune Ukraine sont, pour Pélissier, celles qui correspondent le mieux aux intérêts français : antibolchevique, antiallemande et ententophile. Jeune Ukraine n’est pas séparatiste mais fédéraliste et souhaite pouvoir rejoindre, le moment venu, un État russe fédéral et démocratique. Dans ce cas la France conserverait à l’Est un allié puissant, démocratique et hostile à l’Allemagne. Pélissier compte sur la loge, qualifiée par lui de « gouvernement véritable de l’Ukraine » pour faire échapper celle-ci au bolchevisme et pour la maintenir dans la guerre. Introduit au cœur des décisions de Jeune Ukraine, Pélissier fait ordonner par celle-ci à Simon Petlioura d’arrêter les chefs bolcheviques, le 12 décembre 1917, ce qui fait échouer le coup d’État que ceux-ci préparent. Le 23 décembre Pélissier et Marcotoune envisagent un plan de quadrillage politique de l’Ukraine, qui structurerait celle-ci à la fois contre le danger bolchevique et celui de l’anarchie et la maintiendrait dans la guerre. Pour ce faire, tous les ministres devaient être remplacés par des francs-maçons ou entourés de fonctionnaires « ayant vu la lumière ».

À la mi-janvier 1918, alors que le gouvernement de Volodymyr Vynnytchenko se dirige vers une paix séparée avec l’Allemagne (il la signera le 9 février) Jeune Ukraine et Serge Marcotoune organisent un coup d’État pour les derniers jours de janvier, mais ils sont devancés par les bolcheviques qui se soulèvent à Kiev le 29 janvier ce qui fait capoter leur putsch.

Paradoxalement, Serge Marcotoune se rallie ensuite au gouvernement pro-allemande de l’hetman Pavlo Skoropadsky (29 avril-14 décembre 1918) et devient le chef de cabinet de celui-ci. Ghislain de Castelbajac et Georges-Henri Soutou émettent l’idée qu’il est alors en service commandé et qu’il « infiltre » pour les Français l’entourage du général. Une autre vision des choses est possible quand on sait tout d’abord que Skoropadsky est martiniste et a été membre de Jeune Ukraine et qu’Artyme Halipe son vice-ministre des Affaires étrangère a été, quant à lui, un des trois fondateurs de cette société, et, qu’ensuite, l’hetmanat défend des thèses fédéralistes proches de celles de Marcotoune.

Après la chute de Pavlo Skoropadsky, renversé par les nationalistes ukrainiens radicaux menés par Volodymyr Vynnytchenko et Simon Petlioura, Marcotoune craignant la répression et démis de son poste de grand maître de la Grande loge d’Ukraine[14] s’exile en France.

Arrivé à Paris en juin 1919, il y mène de front ses activités martinistes, maçonniques et politiques.

Nommé par Jean Bricaud comme délégué général de l’Ordre martiniste pour l’Ukraine le 25 mai 1919, il organise les martinistes ukrainiens exilés en fondant à Paris, à la fin de l’année 1920[15], la loge « Saint-André n°2 » (nom pris en souvenir de la loge de Kiev).

En août 1919, il s’affilie, en même temps que son vieux complice Artyme Halipe, à la loge « Fraternité des peuples » du Grand Orient, et, le même mois, il se rend, en compagnie de Jean Pélissier, en Roumanie où, en tant que grand maître de la Grande loge d’Ukraine[16], il confère à quatre roumains[17] divers degrés, dont les plus élevés, du Rite écossais anciens et acceptés.

Hostile à la politique nationaliste radicale de Simon Petlioura et favorable à un accord politique avec les chefs des armées blanches, il regroupe, vers la fin de l’année 1919, « tous les éléments ukrainiens antipetliouriens non bolcheviques, partisans de l’unification de tous les territoires ethnographiques ukrainiens en un État ukrainien, lié par une fédération à la Russie et aux autres États nés dans le cadre de l’ancien Empire des Romanov »[18] dans un Comité national ukrainien. Au nom de celui-ci, il participe à la Conférence de Gêne (avril-mai 1920)[19] et se rend en Crimée, en août 1920, pour signer un accord politique avec le général blanc Piotr Nikolaïevitch Wrangel. C’est sa dernière activité politique connue car les bolcheviques gagnent définitivement la partie avec le départ des dernières troupes blanches de Crimée le 10 novembre 1920[20].

L’Ukraine totalement contrôlée par les bolcheviques et les cadres du nationalisme ukrainiens réduits à l’exil, Serge Marcotoune doit alors penser à sa survie matérielle. Grâce à ses amitiés et à son entregent, il est convié à participer au développement d’une société de construction de lignes de chemins de fer.

Dans le même temps, il continue ses activités maçonniques et martinistes. Pour le Grand Orient, il organise les maçons slaves émigrés en France et traduit pour ce faire les rituels utilisés dans les loges françaises en ukrainien. En 1922, il est des membres fondateurs de la Société occultiste internationale, dirigée par Jean Bricaud, qui entend relever le Groupe indépendant d’études ésotériques de Papus. Il écrit aussi deux ouvrages : La science secrète des initiés et la pratique de la vie[21] et La Voie initiatique. La pratique de la vie initiatique[22] qui, selon Serge Caillet, « proposent une approche occultiste du monde, de la vie et de la voie initiatique, parfois assez originale et assurément très digne, que n’aurait pas désavouée Papus » et selon l’auteur anonyme de L’occultisme en eaux trouble[23] synthétisent « les sujets les plus disparates fondant les préoccupations confuses de l’occultisme de la Belle-Époque ».

Selon Lucien Sabah, qui cite des documents précis[24], Serge Marcotoune est, durant la Deuxième Guerre mondiale l’informateur d’un sous-officier de la Gestapo attaché à la direction des services antimaçonniques en France. Comme il n’est pas poursuivi pour cela après la guerre et comme il continue sa vie martiniste jusqu’à son décès en 1971, sans que personne ne le tienne à l’écart, on ne sait que penser de cette information. Trahison réelle ou double jeu et intoxication, tout est possible.

Notes :

[1] En réalité Sergheï Konstantinovitch Marcotoune.

[2] Filiations qui, sans passer par l’historiquement douteuse « filiation papusienne », relieraient, via le prince Alexis Galitzine et Nicolas Novikov, certains ordres martinistes contemporains à Louis-Claude de Saint-Martin.

[3] Ludwik Hass, « Le Vatican et l’Ukraine dans les années 1919-1920 », Acta Poloniæ Historiæ, n° 35, 1977, p. 190.

[4] Docteur en droit, membre de la loge « Narcissus » de Kiev du Grand Orient des nations de Russie.

[5] Architecte, membre de la loge de Kiev de la Grande loge d’Ukraine « les Slaves unis ».

[6] Ce nom n’est pas, bien sûr, choisi au hasard et est une référence claire à la Jeune Italie à la fois société secrète et organisation insurrectionnelle fondée en 1831 par Mazzini.

[7] Ghislain de Castelbajac et Georges-Henri Soutou, Recherches sur la France et le problème des nationalités pendant la Première Guerre mondiale (Pologne, Lituanie, Ukraine), Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 1995.

[8] Il était aussi martiniste.

[9] Jean Pélissier (1883-1939), journaliste spécialisé dans le problème des nationalités depuis 1909, correspondant dans les Balkans pour La Dépêche. Il fonde en 1911 l’Office central des nationalités, dont il est le secrétaire général alors que son président est le député radical-socialiste, et futur ministre, Paul Painlevé. Dès mars 1913, l’organe de l’OCN, Les Annales des nationalités, avait consacré un numéro spécial à l’Ukraine. Georges-Henri Soutou souligne dans « Les grandes puissances et la question des nationalités en Europe centrale et orientale pendant et après la Première Guerre mondiale : actualité du passé ? » (Politique étrangère, 1993, volume 58, numéro 3, pp. 697-711) que les contacts de l’OCN dans les pays étrangers sont principalement maçonniques. Jean Pélissier travaille pendant la guerre dans les services de renseignement militaire en Europe de l’Est. Il prend ensuite la tête du Bureau des nationalités créé par la commission des Affaires étrangères de la Chambre (juillet-décembre 1918).

[10] Louis Fischer, Les Soviets dans les affaires mondiales, Paris, Gallimard, 1933, p. 230.

[11] Ludwik Hass, op. cit., p. 192.

[12] Ce qui est cohérent avec les positions du Congrès des maçonneries alliées et neutres qui se tient à Paris du 28 au 30 juin 1917 et qui se déclare favorable à la « libération des nationalités », Pierre Chevallier, Histoire de la franc-maçonnerie française, Paris, Fayard, 1975, t. 3, pp. 202-203.

[13] Ghislain de Castelbajac et Georges-Henri Soutou, op. cit., p. 29.

[14] Il fut remplacé à cet office par Simon Petlioura.

[15] En vertu d’une patente de Jean Bricaud, datée du 22 décembre 1920.

[16] Il n’admit jamais le fait d’avoir été démis de son office par les partisans de Simon Petlioura.

[17] Parmi eux figure Jan Pangal qui fut par la suite député, ministre et grand maître de la Grande loge nationale de Roumanie.

[18] Ludwik Hass, op. cit., p. 195.

[19] Elle rassembla des représentants de trente-quatre pays, avec pour but de rétablir l’ordre monétaire mondial désorganisé par la Première Guerre mondiale. Cette conférence a lieu à l’initiative du Royaume-Uni. Elle réunit tous les pays ayant participé au conflit sauf les États-Unis.

[20] Les troupes de Petlioura quitteront quant à elles l’Ukraine le 21 novembre 1920.

[21] Serge Marcotoune, La science secrète des initiés et la pratique de la vie, traduit du russe par Eugène et Marc Semenoff, Paris, A. Delpeuch, 1928.

[22] Serge Marcotoune, La Voie initiatique. La pratique de la vie initiatique, Paris, Honoré Champion, 1956

[23] « L’occultisme en eaux troubles : les années d’occupation (1939-1944) et la préoccupante question de certains liens entretenus avec la Gestapo parisienne », http://lecimetieredamboise.hautetfort.com/archive/2015/04/21/l-occultisme-en-eaux-troubles-les-annees-d-occupation-1939-1-5608023.html

[24] Lucien Sabah, Une police politique de Vichy : le Service des sociétés secrètes, Paris, Klincksiek, 1996, pp. 393-396

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