Virilité spirituelle – maximes classiques

julius evola

Dans les notes qui vont suivre, nous allons traduire et commenter brièvement un groupe de maximes qui peuvent, de manière non-arbitraire, être qualifiées de « romaines », car elles reflètent esprit ethos qui fut la caractéristique de la grandeur romaine et classique, non seulement nous son aspect politique mais aussi spirituel. Ces maximes sont tirées de l’œuvre de Plotin . Il ne s’agit pas ici pour nous de philosopher et les diverses étiquettes apposées aujourd’hui par les « spécialistes » sur le néo-platonisme, école à laquelle appartint Plotin, ne nous intéressent aucunement.

Les maximes qui vont suivre sont immédiatement parlantes, en ce sens qu’elles permettent de saisir sur le vif ce sentiment de virilité spirituel qui en l’homme moderne, s’est presque complètement évanoui parmi des superstitions « positives » ou « dévotes » mais qui, pourtant, reste la mesure de toute dignité intérieure et le secret de cet idéal auquel le sens antique et social faisait correspondre le concept classique du « Héros ».

Les dieux à la rencontre des hommes

« C’est aux dieux de venir à moi, et non à moi d’aller à eux ». Déjà dans cette réponse faite par Plotin à Amélius qui l’invitait à se rendre les cieux favorables par le culte, est contenu tout l’esprit d’une tradition et souligné la distance qui sépare deux mondes : celui de ceux qui croient et celui de ceux qui « sont », Dans sa vérité cette phrase ne se rapporte pas à l’homme commun, mais à celui que Plotin appelle spoudaios, c’est-à-dire l’homme spirituellement intégré

Un autre grand esprit romain, Celse, partant en guerre contre les nouvelles croyances alors sur le point d’envahir l’Empire, put dire: « Notre dieu est le dieu des patriciens, invoqué debout, face à notre feu sacré et qui se porte en avant des légions victorieuses, et non le dieu que l’on prie prosterné à terre, dans tout l’abandon de son être ».

Si nous devions analyser le sens du culte romain des origines, avant que ne survienne l’influence des religions grecques et orientales, c’est à dire à peu prés à l’époque de Caton , nous ne trouverions rien de ce qui s’entend communément depuis par « religion ».

Dans l’ancien monde romain, les dieux étaient considérés comme des forces, et l’homme soi-même comme une force. Entre les uns et les autres, il n’y avait comme intermédiaire que le rite , compris comme une technique précise et objective, qui fut tenu pour être apte à capter, empêcher ou produire tel ou tel effet attendu des forces spirituelles, et ceci sans qu’y soient mêlés des sentiments ou des attitudes dévotes, selon un rapport de pur déterminisme.

Le dit de Plotin rapporté plus haut nous donne la clé d’une « voie » qui va correspondre à ce qui, dans l’antiquité, était appelé « initiation solaire ».

Sur une telle voie, il s’agit de créer en nous-mêmes une qualité agissante, comme, pourrait-on dire, un aimant, sur les pouvoirs supra-sensibles (les dieux) ; c’est à dire comme une force par laquelle ceux-ci soient attirés irrésistiblement.

Cette force et cette qualité se peuvent résumer d’un seul mot : être, et d’un seul précepte : sois, et consiste en indestructibilité intérieure, mais calme, claire, « olympienne », et ajoutons « ascétique », mais non point insolente et « titanesque », selon le cliché moderne du superman.

Une maxime caractérisait l’aspiration classique au surnaturel : « Pour « connaître » les dieux, il nous faut devenir leurs égaux ».

Etre un Numen

« Se rendre semblable aux dieux, et non pas seulement aux hommes de bien. Le but à atteindre n’est pas d’être exempt du péché mais bien d’être un numen » .

Ces maximes peuvent paraître un peu inquiétantes à d’aucuns. Elles sont cependant vraies sur un plan supérieur. Pour l’antiquité classique (comme pour les anciens aryens orientaux) le plus haut idéal était un idéal divin et non un idéal de « moralité » bourgeoise.

Que l’on prenne bien note de ceci : la Grèce dorique comme la Rome des premiers temps sont des exemples impérissables de force éthique. Ce qui signifie que ce qui est vrai à un niveau supérieur « supra-moral » ne porte toutefois pas atteinte au droit commun : la nécessité et la force d’une éthique là où elle doit s’appliquer.

Plotin appelait la « vertu » des hommes « image d’une image ». Il veut dire par là qu’il ne faut pas confondre imitation et réalisation. Prenons un exemple : une chose est le processus par lequel avec une « teinture » on peut donner à quelque chose, mettons un métal, l’apparence extérieure d’un autre métal. Une autre chose est l’affective transformation (ndt : nous allions traduire par « transmutation ») d’un métal en un autre, en conséquence de quoi, par voie spontanée et fatale, celui-ci se révèle doté de nouvelles propriétés.

L’idéal « divin » de l’antiquité était lié à la notion d’initiation, et cette dernière était précisément conçue comme un passage radical d’un état d’existence à un autre état d’existence.

Pour l’homme antique, un dieu n’était pas un modèle moral ; c’était un autre être,

L’homme bon ne cesse pas d’être un « homme » du fait qu’il est « bon » ; de même que le singe reste un singe même s’il parvient à reproduire artificiellement ou spontanément tel ou tel geste de la créature humaine. Toujours et partout, là où l’homme s’est élevé à un tel ordre de choses cette vérité a été reconnue.

Ainsi, dans certaines traditions spirituelles du moyen-âge était-il enseigné que : « Notre œuvre est la conversion et le changement d’un être en un autre être, d’une chose en une autre, de la faiblesse en force, de la corporéité en spiritualité ».

En relation avec les « mystères » qui y étaient célébrés, on soulignait à Eleusis, et ceci non sans une certaine ostentation dans le paradoxe, qu’un Agésilas ou un Epaminondas, deux exemples d’hommes illustres sur le plan humain, pour autant qu’ils n’avaient pas subi la transformation attribuée aux rites mystériques, se trouvaient dans la situation même d’un quelconque autre mortel face à l’état post mortem, alors même qu’un destin tout autre attendait celui qui bien que s’étant souillé de fautes humaines avait dépassé la purification mystérique.

Si, selon la tradition, la force transmise par le rite de consécration d’un prêtre revêt un caractère permanent, quand bien même celui-ci serait tombé dans l’indignité morale, on peut en déduire qu’il subsiste encore aujourd’hui un écho des révélations antiques relatives à un plan de spiritualité absolue.

Il est cependant certain qu’il faut faire preuve ici de prudence. S’il ne faut pas s’illusionner sur le caractère de ce qu’un Nietzsche appelait « petite morale», il convient, malgré tout, de se souvenir d’un antique dicton hindou : « Que le sage ne confonde pas avec sa propre sagesse l’esprit de ceux qui ne savent pas ».

« Les mauvais aussi peuvent puiser l’eau des fleuves. Celui qui donne ignore ce qu’il donne, mais il donne simplement » (Plotin).

« L’Homme, quelle est sa position face au Tout ? En est-il une partie ? non : il est un tout, et qui s’appartient à lui-même. En devenant Un, il (l’homme) se possède lui-même et il a la grandeur totale et la beauté. Voici : il ne s’écoule plus hors de lui-même, et ne se fuit plus indéfiniment. Il est maintenant tout entier rassemblé dans son unité ».(Plotin).
La conception classique du monde distinguait deux régions : celle, inférieure, des choses qui « passent », et celle, supérieure, des choses qui sont.

Les choses « s’écoulent », « passent », qui sont impuissantes à atteindre à la réalisation et à la possession parfaite de leur nature. Les autres sont ; elles ont transcendé cette vie mêlée avec l’agitation vaine et avec la mort ; et qui, intérieurement, est une fuite et un désir continuels.

Qui est le Bien ?

Plotin : « Qu’est le bien pour un tel homme? (Pour l’homme complet, pour le spoudaios). Il est à soi-même son propre bien. La vie qu’il possède est parfaite. Il possède le bien, pour autant qu’il n’est pas à la recherche d’autre chose. Repousser tout ce qui est autre par rapport à son propre être, c’est se purifier.

En rapport simple avec toi-même, sans obstacle dans une unité pure, sans rien qui soit mêlé intérieurement à cette pureté, en étant toi seulement dans une pure lumière, tu es devenu vision.

Tout en étant ici, tu t’es élevé. Tu n’as plus besoin d’un guide. Fixe ton regard et tu verras. »

Avec une concision singulière se trouvent ici exprimés les traits d’une ascèse virile et ce qui, dans un sens supermoral, métaphysique, doit être qualifié de « bien » : l’absence de toute chose qui pénétrant en soi puisse porter hors de soi.
Plotin prend garde de préciser la portée spirituelle d’un tel concept en disant que l’homme supérieur peut cependant « chercher d’autres choses pour autant qu’elles sont indispensables, non à lui-même, mais à qui lui est proche: au corps de qui il est lié, à la vie du corps qui n’est pas sa vie. En sachant qu’il donne ce qu’il faut au corps mais sans que ces choses aient prise sur sa vie ».

Le mal, selon l’esprit classique, est le sens du besoin dans l’esprit, celui de toute vie qui ne sachant se gouverner en soi-même se laisse choir çà et là, en proie au désir, cherchant à se compléter par l’adjonction de ceci ou de cela.

Tant que subsiste ce « besoin », tant que subsiste cette insuffisance interne et radicale, toujours selon l’esprit classique, il ne peut y avoir de « Bien ». Lequel ne saurait être circonscrit par un substantif et qui est seulement une expérience que peut déterminer l’esprit en se défaisant, bien sûr, de l’idée ; de toute espèce « d’autre » et en se réconciliant virilement avec soi-même.

Surgit alors un état de certitude et de plénitude. Puisque l’individu ne se demande plus rien et que devient inutile toute spéculation et toute agitation, tandis qu’une mutation de l’esprit intime ne peut rien produire, de plus et que commence la participation à cet esprit de spiritualité absolument dominatrice, attribuée de manière figurée bien sûr, aux « olympiens ». Plotin dit justement qu’un tel être possède la « perpétuité » et qu’il est totalement en possession de sa propre vie : en étant seulement et de manière super-personnelle « je », rien désormais ne saurait lui être ajouté ou retiré, ni dans le présent, ni dans l’avenir. Nous allons maintenant voir les développements que Plotin donne à cette conception :

« L’état d’être consiste dans l’être présent. Etre signifie acte et être en action. Le Plaisir (ndt : on songe ici au « bon plaisir » d’un Louis XIV) est l’acte de la vie. Même dans cet univers, les âmes peuvent connaître la félicité. S’il ne va pas ainsi, les âmes s’accusent elles-mêmes et non pas l’univers ; c’est qu’elles ont cédé dans cette lutte où la récompense couronne la vertu. »

Plotin précise encore la signification de l’« être » : être signifie être présent, être « en action ». Ailleurs, il parle d’une « nature intellectuelle sans sommeil » comme référence à celui qui « est » par excellence.

Ici les termes d’« éveillé » et de « toujours en éveil » opposés à l’état de sommeil à quoi est assimilée la vie vulgaire, appartiennent à un vaste symbolisme traditionnel.

On sait que ; le terme Bouddha signifie l’« Eveillé ». La conception du dieu Mithra, conçu comme le « guerrier sans sommeil » qui combat contre les ennemis de la religion aryenne est propre aux indo-européens de l’Iran. Dans les traditions classiques le « Héros » devenu immortel après avoir bu « l’eau de l’Oubli », boit « l’eau du Souvenir » et « du Réveil ».

Etre, c’est donc être « éveillé ». L’expérience de tout l’être, concentré dans la clarté intellectuelle, dans la simplicité d’un acte, donne l’expérience de « ce qui est ».

S’abandonner, s’évanouir, tel est le secret du non-être. La fatigue par laquelle l’unité interne se relâche et se disperse, l’intime énergie qui cesse de dominer chaque partie, de sorte que par effritement surgit Une multiplicité de tendances, d’instincts, de mouvements irrationnels, voilà la dégradation de l’esprit qui s’abaisse en des formes toujours plus obscures, jusqu’à en arriver à cette forme-limite de la déliquescence qui est l’obscurité de la matière

C’est une erreur, affirme Plotin, que de dire que la matière est : l’essence de la matière est le non-être. Son pouvoir d’être divisé à l’infini indique précisément cette « chute » hors de l’Unité qui lui donne naissance,

Son inertie est pesante, résistante, confondante, et celle-là même propre à celui qui, s’évanouissant ne peut plus se diriger et choit comme « un corps mort ».

Voilà en termes d’intériorité le secret de la matière de la réalité physique.

Que la « vérité » de la connaissance physique soit différente importe peu. L’existence corporelle apparaît comme le non-être du spirituel.

Cet état suprême dans l’unité d’un « acte », l’« être » ne fait qu’un avec le « bien ».

De la sorte, « matière » et « Mal » s’identifie à leur tour. Et il n’y a pas d’autre mal que la matière. Pour comprendre cette idée fondamentale de la pensée classique, il faut naturellement perdre l’habitude de toutes les conceptions ordinaires de l’homme domestique « rendu sociable ». Le « mal » selon les hommes n’a aucune place dans la réalité, et par là dans une perspective métaphysique qui est une perspective selon la réalité appliquée à un monde supérieur.

Métaphysiquement, il n’exista pas de « bien » ou de « mal » ; mais existe ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Et le degré de « réa-lité » (entendue dans le sens spirituel que nous avons défini à propos de la signification de l’« être ») donne la mesure du degré de la « vertu ».

On sait que Virtus à l’époque classique, et même jusqu’à la Renaissance, ne signifiait rien d’autre que force, sinon énergie. Au regard froid et viril de l’homme classique seul un état de « privation » de l’être est un « mal » ; la fatigue, l’abandon et le sommeil de la force intérieure, cette direction qu’à la limite, fait prendre, comme nous l’avons vu, la « matière ».

Ni le « mal » ni la « matière » ne sont donc des principes en eux-mêmes. Ce ne sont que des dérivés auxquels on aboutit par « dégradation » et « dissolution ». Plotin s’exprime exactement en ces termes : « C’est par l’évanouissement du Bien que l’obscurité apparaît et que l’on y vit. Et pour l’âme, le mal est cet évanouissement générateur d’obscurité. C’est là le premier mal. L’obscurité est quelque chose qui le précède, et la nature du mal ne gît pas dans la matière mais avant la matière (dans la cessation de la tension spirituelle qui a donné naissance à la matière) », Et Plotin d’ajouter : « Le Plaisir est l’acte de la Vie. » Cette opinion avait déjà été exprimée par un autre grand esprit classique, Aristote, qui avait enseigné que toute activité était heureuse si elle était parfaite.

Tels, au moins, sont la félicité et le plaisir dans leur forme pure et libre jaillissant d’une plénitude comme couronnement d’une vie qui se réalise et qui, en se réalisant « est » et réalise le « bien » et non la félicité et le plaisir passifs et mélangés, désordonnés, s’échappant à eux-mêmes, cédant à un besoin trouble de satisfaction des désirs et des instincts. A nouveau, nous sommes ici conduits à un point de vue « réel » sans rapport avec les concessions « humaines » et les attendrissements sentimentaux.

De cette même félicité, le degré d’être est le secret et la mesure.
Par voie de conséquence, Plotin affirme qu’en cet univers aussi les âmes peuvent connaître la félicité, rappelant par là un aspect important de la pensée classique.

Là où la virtu étant comprise comme actualisation spirituelle dominatrice, implique la puissance, on ne peut concevoir que le « bien » puisse aller sans la « félicité » pas plus que la gloire n’est séparable de la victoire.

Quiconque serait vaincu par un lien extérieur ou un lien intérieur, celui-là, selon l’ordre réel des choses que nous mentionnions plus haut, ne saurait être « bon ».

Et qu’un tel être puisse être heureux serait contraire à la nature et, en tout cas, l’effet d’un pur hasard. Et c’est lui-même et non le monde qu’il devrait accuser de sa défaite.

Autrement, la chose est claire ; réduire la « vertu » à une simple disposition morale, à un fantasme intérieur est le fait d’une petite âme timorée.

Il est bon alors de rejeter le « mon règne n’est pas de ce monde » et de refuser d’accepter l’idée qu’une force d’en-haut puisse donner la félicité dans l’au-delà, comme récompense aux « vertueux » qui dénués de puissance en cette vie ont préféré souffrir et supporter avec humilité et résignation l’injustice.

L’Esprit viril de l’homme classique a méprisé de telles évasions ; et il les a méprisées par fidélité à une conception métaphysique.

Si le mal et sa matérialisation et son expression par des impulsions et des limites imposées par des forces inférieures et des choses extérieures prennent racine dans un état de dégradation du « Bien », il est inconcevable et logiquement contradictoire qu’il subsiste comme principe de malheur et de servitude chez celui qui aurait détruit ces racines en étant devenu le bien au sens classique.

Si le « bien » est, le « mal », la souffrance, la passion, l’esclavage ne peuvent être puisque le bien est aussi puissance.

S’ils subsistent, cela signifiera alors que la « vertu » est encore imparfaite et l’« être » encore incomplet et encore altérées l’unité et la capacité d’agir.

Plotin :

« Il en est qui sont sans armes. Mais que celui qui a des armes combatte.
Il n’y a pas de dieu qui combatte pour ceux qui ne sont pas en armes.
La loi veut qu’en guerre, la victoire appartienne aux valeureux ; non à celui qui prie.
C’est chose juste que les lâches soient dominés par les méchants. »

Nouvelles expressions caractéristiques de la virilité spirituelle, guerrière, romaine.

Nouveau contraste avec les attitudes de renonciation et d’évasion d’une certaine religiosité d’un type qui n’est ni romain, ni aryen mais asiato-sémite.

Nouveau mépris envers ceux qui se répandent en propos contre l’injustice des choses de la terre, et qui, au lieu de s’en prendre à leur propre lâcheté, ou de se résigner à leur propre impuissance, ou d’affronter une fin héroïque s’en prennent au Tout ou espèrent que les dieux se préoccuperont d’eux à force d’entendre prières et gémissements.

« Il n’y a pas de dieu qui combatte pour ceux qui ne sont pas en armes ». (Plotin).

Ceci est le principe fondamental de style guerrier qui, outre qu’il a valeur d’exemple, se rapporte, de par sa justification supérieure, aux conceptions déjà développées à propos de l’identification – du point de vue métaphysique – entre « réalité », « spiritualité » et « vertu ».

Le lâche ne peut être bon ; être « bon » implique d’avoir une âme de héros. Et la perfection du héros est le triomphe.

Demander la victoire à la divinité reviendrait à lui demander la « vertu » puisque la victoire est le corps dans lequel se réalise l’état parfait et, peut-on dire, surnaturel et surhumain de la vertu.

Comme nous l’avons déjà dit dans le passé à propos de la doctrine mystique du triomphe, laquelle laisse paraître de la manière la plus sensible que de telles idées ne sont en rien issues d’un athéisme larvé : mais bien l’idée d’une synthèse supérieure entre force et esprit, humanité et divinité, à saisir dans des moments d’héroïque Transfiguration.

« Polybe dit que les romains, usant de la force en toutes circonstances, sûrs que ce qu’ils ont décidé doit nécessairement survenir et que rien n’est impossible à réaliser de ce qu’ils ont un jour décidé, sont, en maintes occasions, portées à la victoire par l’effet d’une telle habitude. »

Les soldats de Fabius partant (pour la guerre) ne jurèrent pas de vaincre ou de mourir. Ils jurèrent de vaincre et de revenir vainqueurs. Et c’est en vainqueurs qu’ils revinrent.

L’Esprit romain et l’Esprit de ces conceptions plotiniennes coïncident, et, jusqu’à nos jours, nous transmettent un message vivant.

Nous allons voir à présent, de manière brève, comment l’attitude définie plus haut d’affirmation et d’organisation intérieure virilement assumée s’intègre et se clarifie avec des éléments d’affermissement et de libération ascétique.

« Pour ce qui regarde la peur, supprime la totalement. L’Ame n’a rien à craindre. Celui qui est sujet à la crainte n’a pas encore la perfection de la « `Virtus »; c’est un médiocre. Dans l’homme supérieur (le spoudaios ) les impressions ne se présentent pas comme dans les autres (les médiocres). Elles ne parviennent pas jusqu’à l’intérieur (de l’âme).

Que la souffrance passe la mesure importe peu. La lumière qui est en cet homme perdurera comme la lumière d’un phare pris dans les tourbillons du vent et de la tempête.

Maître de soi-même dans ces circonstances (l’homme supérieur) décidera de ce qu’il convient de faire.

En lui, c’est à l’esprit (le « Nous » grec) d’agir. » (Plotin).

Plotin admet que l’homme supérieur puisse parfois avoir des mouvements involontaires et irréfléchis de peur. Mais ce sont pourrait-on dire, comme des mouvements qui lui sont étrangers et qui ne peuvent se produire que parce que l’esprit est ailleurs à ce moment.

Il lui suffit de « rentrer en soi » pour les faire disparaître…

La destruction de la « peur » est un principe d’ascèse à suivre non seulement sur le plan humain mais également sur celui du monde supérieur.

La soi-disant crainte de Dieu était véritablement une « vertu » tout à fait inconnue de notre plus haute humanité traditionnelle d’Orient comme d’Occident.

Que ce soit face à des forces inférieures ou face à des forces « divines », l’homme ascétiquement intégré et imperturbable est inaccessible à des mouvements irrationnels de l’âme : désespoir ou terreur.

Ce n’est qu’auprès de l’âme des petites femmes de la plèbe impériale que les nouvelles croyances purent trouver accès en s’appuyant sur des visions de terrorisme apocalyptique et de salut gratuit. La souffrance, pour qui approche de la complète réalisation de soi-même pourra tout au plus provoquer la séparation d’une partie de l’esprit encore sujette, dans son humanité à souffrir, mais pas la chute du principe supérieur. Ce dernier dit Plotin « décidera de ce qu’il convient de faire ».

Le cas échéant, il pourrait aller jusqu’à quitter la vie. Mais qu’il ne perde pas de vue que, selon la conception à laquelle se réfère Plotin, tout être s’est pré-existé, en ce sens que c’est lui-même qui a choisi de naître en ce monde où chaque homme, même s’il ne s’en souvient pas, est comme un acteur qui joue un rôle, tantôt obscur, tantôt éclatant, mais toujours le rôle qu’il s’est choisi.

« Pourquoi mépriser le monde dans lequel vous êtes venus de vous-même et par votre volonté ? S’il ne vous convient pas, il vous reste loisible de le quitter ». Telle est la sèche réponse de Plotin à l’adresse de certaines Écoles gnostiques chrétiennes qui ne voulaient voir dans le monde qu’une vallée de larmes et un lieu de misère. Comment l’esprit – le « Noûs » – de l’homme peut-il se définir comme principe d’« être », nous en avions déjà parlé en commentant les précédentes maximes : c’est une lumière de l’intellect, pure et dominatrice, la forme suprême de l’unité dans l’homme, face à laquelle l’« Ame » – la psyché grecque apparaît déjà comme quelque chose d’extérieur et de matériel.

La vie commune engage rarement ce principe profond. Tout au plus glisse-t-elle dessus sans l’effleurer. Mais, en ce cas, en toute action, plus que d’être vraiment nous-mêmes, c’est un « démon » qui agirait ?

« Démon » ne doit pas être compris ici dans le sens chrétien d’entité malfaisante mais dans celui, classique, d’un être irrationnel, infra-personnel, d’une force psychique obscure.

Plotin dit justement que tout ce qui nous advient sans être le résultat de notre exacte délibération unit à notre élément « divin » un élément « démoniaque».

Nous allons voir maintenant comment Plotin marque la condition opposée propre à l’état intérieur d’un homme intégré.

« A ce point, le pourquoi de l’être n’existe pas comme un pourquoi mais comme un être. Mieux, les deux choses n’en font qu’une » (c’est à dire qu’il n’existe pas de justification extérieure et de type intellectuel de l’action – l’action est immédiatement liée à un sien « signifié »). « Que chacun soit lui-même. Que nos pensées et nos actions soient les nôtres. Que les actions de chacun lui appartiennent. Et ceci, qu’elles soient bonnes ou qu’elles soient mauvaises. Quand l’âme a l’intellect pur et impassible pour guide, la pleine disposition de soi-même, alors, elle dirige son élan là où elle le veut. Alors seulement notre acte est nôtre, et non celui de quelqu’un d’autre, provenant de l’intérieur de l’âme comme d’une (source de) pureté et d’un principe pur dominateur et souverain et non pas l’effet de l’ignorance et du désir car, alors, ce serait la passivité et non l’action qui agirait en nous. » (Plotin).

De ces maximes surgit donc clairement le principe d’une auto-responsabilité transcendantale. Tout ce qui est, l’homme supérieur l’assume, le « veut », le justifie en référence au principe d’après lequel ce qui est en lui est surnaturel et souverain.

Et si l’on peut désirer une « libération » plus hautes, il n’y a d’autre moyen d’y atteindre que celui qui élève au-delà du monde de la corporéité.

« Les sensations (animales) sont comme des visions d’une âme endormie. Dans l’âme, tout ce qui relève de l’état corporel est endormi. Sortir de la corporéité ; tel est le vrai réveil. Changer d’existence en passant d’un corps à l’autre revient à passer d’un sommeil à un autre, d’un lit à un autre. S’éveiller vraiment, c’est aban-donner le monde des corps. » (Plotin).

De la même manière qui a été expliquée plus haut, la matérialité comme un espèce d’état de déliquescence de l’esprit.

Selon la vision classique, toute réalité sensible n’est que la pâle imitation, et pour ainsi dire l’extériorité d’un monde de puissances vivantes.

Sortir de son corps et abandonner le monde des corps ne devant pas être compris dans un sens matériel mais seulement spatial : il ne saurait s’agir d’une âme qui « sort » d’un corps mort mais bien au contraire de la réintégration totale de ce qui a déjà été défini comme « Nature intellectuelle sans sommeil ». Telle est la vraie réaIisation initiatique et métaphysique, liée au plus haut idéal de l’humanité classique.

Avec une singulière acuité, Plotin assimile le fait de changer de corps au fait de passer d’un lit à un autre.

Si elle avait une consistance, la doctrine de la « ré-incarnation » ne saurait être mieux stigmatisée. Dans le « cycle des naissances », c’est-à-dire dans la succession, la mutation et la mort des formes d’existence conditionnée, chacune de ces formes est au fond, et d’un point de vue absolu, équivalente à l’autre.

La réalisation métaphysique, couronnement d’une existence humaine virilement menée et fortifiée par l’ascèse, est, peut-on dire, une « rupture » dans les séries d’états conditionnés: une (soudaine) ouverture dans une autre direction : transcendance « perpendiculaire ».

A cela, on ne parvient pas en suivant l’ordre des choses qui « deviennent », mais, au contraire, à travers un chemin d’« introversion », c’est-à-dire d’intérieure, d’extrême concentration de tout pouvoir et de toute lumière, dont procède l’intégration métaphysique du « moi », c’est-à-dire l’effective immortalité de la personnalité.

C’est pourquoi Plotin dit : « Et maintenant, tu dois regarder en toi-même, te faire un avec ce que tu as à contempler, en sachant que ce que tu as à contempler c’est toi-même. Et qui est tien. A peu prés comme celui qui serait envahi par le dieu Phébus (autre nom d’Apollon, dieu de la lumière) ou par une muse, il verrait briller en lui-même la clarté divine s’il avait en même temps le pouvoir de contempler en soi-même cette divine lumière. »

Dans l’état suprême de l’auto-conscience, se dissipe l’apparence même d’étrangeté que les forces divines dans leur grandeur peuvent revêtir, au regard des limites de la vie psychique ordinaire. Ces forces apparaissent comme des pouvoirs de cette même âme glorifiée.

Ainsi mettons-nous fin à cette évocation de la spiritualité virile de l’un de nos plus grands Maîtres de Vie. Nous nous sentirons largement récompensés pour ce même travail si nous sommes parvenus à éveiller en notre lecteur d’idée qu’il ne s’agit pas ici de philosophie abstraite ou d’une quelconque morale ou moins encore de visions d’un monde désormais disparu ou « dépassé » mais bien de quelque chose de vivant, dont la valeur n’est pas d’hier ou de demain mais de toujours et partout où dans l’homme s’éveille cette dignité supérieure sans quoi l’existence est chose obscure et dénuée de valeur.

Extrait de « Diorama Filosofico », Il Regime Fascista, 2 mars 1934.

 

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