Contre les Etrangers, étude pour la protection des ouvriers français

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A – Le sentiment nationaliste

 Le Parlement et les étrangers.Les discussions parlementaires du 4 et du 6 mai 1893, sur les « conditions du séjour des étrangers en France et sur la protection du travail national », ne semblèrent pas favorables aux nationalistes. Contre eux, M. Burdeau eut des gestes indignés, car il considère que, par une taxe sur les ouvriers étrangers, on veut faire retomber la France dans la barbarie. M. Rouvier déclara qu’il « ne pouvait écouter la discussion sans une certaine humiliation ».

Nombre des étrangers en France.Ces messieurs ont de la compétence et on leur attribue de l’autorité. Mais l’Office du travail publie cette semaine une Statistique des étrangers. Et il n’y a ni éloquence, ni autorité qui aillent là contre : treize cent mille étrangers sont installés en France, ils jouissent de notre pays sans en supporter les charges, et soixante-cinq mille seulement vivent de leurs revenus, c’est-à-dire nous apportent de l’argent.

Chiffre énorme, treize cent mille ! et qui grossit chaque année. Les ingénieux raisonnements et les indignées interruptions de MM. Burdeau et Rouvier ne modifieront pas cette grave situation. Au moins nous la firent-ils voir en beau ? C’est l’avantage de l’éloquence ; elle ne change rien aux faits, mais elle transforme les impressions que nous en ressentons. Eh bien ! non. Si érudits, si bien disants, ils ne sont pas arrivés à convaincre tant d’ouvriers français (plusieurs centaines de mille), qui vivent sans travail ou avec un travail intermittent, de prendre en réjouissance cette prospérité de l’étranger en France. Ces habiles gens n’ont guère persuadé que les employeurs d’ouvriers étrangers, c’est-à-dire ceux-là même qui, avant de les lire dans L’Officiel, étaient de leur avis.

Réponse aux internationalistes.Et, en effet, sur l’ensemble de la question, imagineriez-vous les deux arguments, de couloir et de tribune, des « internationalistes » ? M. Turrel commence ainsi son rapport :  « – Messieurs, la France est par excellence une nation accueillante et hospitalière. Elle doit, elle veut, le rester… Nous n’entendons pas, et nous tenons à le déclarer, faire quoi que ce soit qui puisse porter atteinte au bon renom de notre pays ou laisser croire que nous avons oublié les grands principes de la Révolution. »

Hospitalité, grands principes ! C’est toute la philosophie des concours agricoles, comme c’en est l’éloquence.

Quel lecteur devant cette argumentation ne s’écrie : « Ah ! nous ne fûmes que trop hospitaliers ! » Et mille petits faits se présentent à notre esprit : les charlatans cosmopolites du genre Cornelius Herz et Reinach, qui encombrent Paris ; les vingt mille étrangers condamnés chaque année par nos tribunaux ; l’Oeuvre de l’hospitalité de nuit recueillant dix mille étrangers à Paris, tandis que tant de malheureux, nos compatriotes, demeurent sur le trottoir faute de lits.

Certes la France hospitalière, c’est un beau mot, mais hospitalisons d’abord les nôtres.

Alors, voici M. Burdeau qui prend un autre ton : « – Ces étrangers qui viennent en France, ce sont les domestiques du peuple français ; ils remplissent chez nous des métiers que vous dédaigneriez. »

Je crus voir se baisser les yeux de mes collègues ; sans doute, dans cet instant, chacun de nous songea à tant de malheureux qui chaque jour nous viennent demander du travail, n’importe quel travail, un morceau de pain. Mais laissons notre expérience personnelle, toujours fragmentaire et suspecte. C’est la statistique qui répondra à M. Burdeau.

« J’admets qu’une partie des six mille étrangers employés dans l’industrie chimique et les quatre-vingt-douze mille du bâtiment et les trente mille de la métallurgie fassent une besogne pénible, mais cinquante-neuf mille étrangers vivent de l’industrie textile, soixante-trois mille de l’habillement, trente-huit mille des professions libérales, cent dix mille sont fermiers, métayers ou colons, quatre-vingt-dix-neuf mille propriétaires-cultivateurs et cent soixante-seize mille commerçants (parmi lesquels cinquante-sept mille cabaretiers ou hôteliers) ! »

La protestation nationale.Ces séances du 4 et du 6 mai, puis la publication de l’Office du travail, voilà d’excellents indices sur l’invasion des étrangers. La statistique montre le danger, fait voir nettement la hauteur du flot qui s’apprête à submerger notre race, et, d’autre part, la discussion parlementaire laisse entrevoir quelle émotion, quelle énergie de défense il y a dans ce pays.

Déjà brutalement manifestée par les grèves de Liévin et de Lens (août 1892), la protestation nationaliste s’exprima parlementairement dans cinq projets que des groupes considérables de députés déposèrent sur le bureau de la Chambre dans cette législature (de ces diverses propositions, les promoteurs sont MM. Castelin, Lalou, Macherez, Brincard, Hubbard.) Cela est significatif de l’opinion des masses.

Aussi, parmi les professionnels de la politique, la question des ouvriers étrangers est-elle considérée comme passionnant les travailleurs. « Si je me laissais guider par des préoccupations purement électorales – déclarait le rapporteur internationaliste, je ne tiendrais pas le langage que vous entendez. »

Un fait se dégage, c’est qu’une fraction importante de la population réclame des mesures de protection. Et j’ajoute que de toutes les revendications ouvrières, celle-là, si énergique, est en même temps la plus sympathique : elle s’accorde avec le sentiment patriotique de toutes les classes et même avec les intérêts de beaucoup de personnes de métiers bourgeois.

Pourquoi les étrangers viennent-ils en France ?Ces treize mille étrangers envahissent tous nos métiers et même les professions libérales (voir la Faculté de médecine, l’Ecole centrale, etc.)

Je ne m’en étonne pas. Ils aiment la France pour deux raisons :  n’y payant pas l’impôt militaire et trouvant là plus de bien-être, un salaire meilleur, qu’en leurs patries. Pour ces mêmes raisons, tels de nos industriels, de nos commerçants emploient de préférence ces étrangers : « Voilà, disent-ils, de beaux gaillards qui peuvent donner trois ans de leur jeunesse la plus robuste, et en outre ne sont dérangés ni par les vingt-huit jours, ni par les treize. » Ces patrons ajoutent : « Que voulez-vous ? les ouvriers travaillent à prix réduits. Payés moins cher que des Français, ils sont encore plus satisfaits ! »

Visitons en effet dans le Nord, dans l’Est, une de ces équipes belges appelées par nos grands industriels. Les hommes ont laissé leurs femmes au pays et vivent pêle-mêle, sous un vaste hangar, de pommes de terre cuites par l’un d’eux. Nos Français, avec leurs familles, leur modeste besoin de confort, périraient là.

Il est odieux, le premier patron qui recourut à ces bandes d’esclaves, mais le second, qui ne l’excuserait ? Quand son concurrent par de tels procédés, abaisse les prix de revient, peut-il soutenir la concurrence ? Lui aussi se tourne vers l’Italie, la Belgique. Et si l’ouvrier français ne veut pas redescendre à cette vie inférieure, sans confort, sans hygiène, pour lui plus de travail. Ah ! qu’une loi intervienne et entrave ces dures nécessités de la concurrence sous lesquelles défaillent les sentiments d’humanité et de patriotisme de nos industriels !

 Nos ouvriers et la civilisation française.Epouvantable contradiction où toute justice est étranglée. Nous profiterions de la civilisation française, si raffinée, poussée si loin avec la collaboration de ces ouvriers qui, dans cet effort, ont pris des besoins de bien-être, et nous prétendrions leur refuser les avantages de notre civilisation pour qu’ils n’en supportent plus que les inconvénients !

Les travailleurs français et le protectionnisme douanier.– Quels sont-ils donc les industriels qui réclament cet internationalisme ? Mais vous les connaissez. Ce sont eux qui, hier, invoquaient la solidarité patriotique pour qu’on protégeât le mouton national, le drap national, contre la concurrence étrangère. Gauthier de Clagny l’a rappelé : M. Méline, pour faire voter ses droits protecteurs, indiquait qu’ensuite on protégerait nos nationaux. Pourquoi, à l’égard des ouvriers, qui n’ont ni moutons, ni drap, ni blé à vendre, qui n’ont que le travail de leurs bras, la solidarité patriotique ferait-elle défaut ? On n’hésitera pas à faire payer à l’ouvrier un objet quelconque plus cher, sous prétexte que c’est un objet français ; cependant on l’a fait fabriquer en France par un étranger qui demandait quelques sous de moins qu’un ouvrier français.

Ainsi certains industriels maudissent la concurrence étrangère quand elle doit les forcer à baisser leurs prix de vente, mais l’encouragent lorsqu’elle doit faire baisser leurs prix de revient au détriment des ouvriers !

Les économistes libéraux et les socialistes collectivistes devant l’idée de patrie. – Seuls les économistes libéraux orthodoxes et les socialistes collectivistes ont le droit de ne se point choquer de cette invasion des étrangers en France. Ils sont partisans de la liberté des échanges. Ils ne participent pas de cet illogisme du système actuel qui protége les produits du travail national et favorise les travailleurs étrangers. Economistes orthodoxes et socialistes collectivistes se rencontrent dans la même idée internationale : « La planète est un atelier », dit M. Léon Say, approuvé par M. Guesde. Ces deux personnages suppriment en économie sociale l’idée de patrie. « Où je gagnerai le plus d’argent et où ma vie sera le plus confortable, là j’établirai ma patrie. » S’ils se séparent c’est que M. Léon Say livre la planète à la libre concurrence des  hommes, tandis que M. Guesde veut y régler leur travail. D’ailleurs tous les coins de la planète ont les mêmes droits à leur sympathie.

Mais si, contrairement à l’opinion des économistes orthodoxes et des socialistes collectivistes, on pense que l’idée de patrie est belle, bonne, légitime, il convient que l’influence de cette conception se fasse sentir en économie sociale, de même qu’elle se fait sentir dans la politique, dans l’éducation publique, et on arrive à cette conclusion que la planète n’est pas un atelier, mais une collection d’ateliers, ayant des intérêts peut-être solidaires, mais distincts.

L’idée de patrie et la protection des travailleurs nationaux.Evitons aussi que cette idée de patrie se présente à nous uniquement avec des charges à subir et des corvées à remplir. Si tant d’ouvriers aujourd’hui s’en écartent, c’est qu’en somme elle ne s’offre à eux que sous la forme d’impôts et de service militaire. On leur demande le sacrifice de leur temps, de leur argent, de leur vie même, pour défendre le sol national, la richesse nationale et ils voient le sol national envahi pacifiquement par les étranger – tandis qu’eux-mêmes n’en possèdent pas une parcelle, la richesse nationale accaparée par les étrangers, sous la protection des lois françaises, cependant qu’eux, misérables, ont souvent peine à trouver du travail…

Allons jusqu’au bout. L’idée de patrie implique une inégalité, mais au détriment des étrangers, et non, comme aujourd’hui, au détriment des nationaux.

La conquête économique de la France.Pour accepter que des armées d’étrangers envahissent notre territoire, oppriment les nationaux, possèdent la fortune et le pouvoir, enlèvent plus d’un milliard de salaires par an, nous suffit-il que ces conquérants ne portent point d’uniformes ? Tout tendus à éviter la conquête  guerrière, accepterons-nous la conquête économique ? Voilà la question très grave, fortement sentie du peuple sur qui elle pèse. Comment les députés toujours en contact avec l’élément populaire eussent-ils persisté à sourire de ces demandes de protection, ou à les flétrir ? Sur la fin de la discussion, le 6 mai, nous entendîmes le rapporteur, jusqu’alors si intraitable, déclarer : « – Je suis, comme la majorité de la Chambre, persuadé que le moment n’est pas éloigné où, pour être conséquents avec mêmes, nous devrons taxer le travail des ouvriers étrangers. »

Les députés patriotes. – Aveu décisif ! Je le savais bien, que le cœur de cette assemblée était nationaliste. Ce Parlement, qui vient de repousser même la modeste taxe d’un franc, secrètement il acquiesce aux vœux de protection si fortement exprimés par MM. Castelin, Gauthier de Clagny, Dumonteil, Marius Martin, Pierre Richard, Antide Boyer, Brincard. Toutes ces bonnes volontés, un peu intimidées de se sentir éparses dans les divers partis, se sont rassurées en constatant leur nombre.

Et maintenant, la besogne utile, c’est, avant de tenter un nouvel assaut parlementaire, de mettre en évidence les vœux de tous les intéressés, commerçants et ouvriers. A se formuler net, plus encore qu’à s’exprimer haut, un sentiment prend toute son intensité.

L’énumération des dispositions législatives réclamées par les intéressés sera notre prochain chapitre, puis nous verrons si les traités internationaux nous opposent de réels obstacles.

B – Mesures législatives réclamées par les nationalistes

Les ouvriers étrangers et la diplomatie. – Dans ces trois séances que la Chambre consacra à refuser toute protection au travail national, un mot pourtant du rapporteur est essentiel, que nous avons relevé : « Je suis, comme la majorité de la Chambre, persuadé que le moment n’est pas éloigné où, pour être conséquents avec nous-mêmes, nous devrons taxer le travail des ouvriers étrangers. » Et aussitôt il formulait son objection dont il faut souligner la vanité :  « Tant que la situation internationale, celle que nous font les traités, ne sera pas modifiée, je ne pourrai que proposer à la Chambre d’écarter toute taxe militaire ou autre. » (6 mai)

En vérité, qu’on nous permette de regretter le temps que passent, dans les conseils d’administration des sociétés financières, M. Burdeau et M. Rouvier. S’ils fréquentaient les milieux populaires, ils connaîtraient la violence, la justice et la nécessité de cette protestation contre les étrangers, et ils prendraient tout de suite ce que vous les verrez réclamer, n’en doutez pas, dans quelques années, à savoir la direction du mouvement nationaliste. Ah ! qu’ils trouveraient vite un biais pour concilier les traités et nos intérêts !

A quoi se réduisent en effet ces difficultés internationales quand on les examine de près ? A rien, et nous le concluons des explications même du ministre : tous nos traités peuvent être modifiés en les dénonçant douze mois à l’avance. Seul, celui conclu avec la République Sud-Africaine vaut jusqu’en 1897. Or, qui doute que, moyennant un très petit effort, les bureaux des ministères ne trouvent le secret de décider le Transvaal, qui d’ailleurs n’a pas de nationaux chez nous, à dénoncer ce traité ?

Mais admettons pour un instant cette absurdité que les relations de la France vis-à-vis du monde entier puissent être commandées par cette petite République, ceci demeure incontestable qu’en 1897 les antinationalistes n’auront plus d’objections diplomatiques à opposer aux mesures de protection que nous réclamons contre les étrangers.

Prenons donc l’avance, formulons ces réformes, résumons et examinons les vœux de l’opinion publique…

Mesures à prendre contre les étrangers

 Nous réclamons :

1° Une taxe sur les employeurs.Et voila le point essentiel ! Qu’il s’agisse d’ouvriers, d’employés, de gens de maison, de précepteurs, de commis de banque, etc., nous demandons que celui qui les emploie paie une taxe montant à 10 % des salaires qu’il leur verse.

C’est écarter de notre pays la main-d’œuvre étrangère. C’est diminuer les demandes de travail, et voila un progrès énorme pour l’amoindrissement de la misère en France.

On dit : « Laissez agir les lois naturelles de l’offre et de la demande ; gardez-vous d’intervenir pour en fausser le jeu. » Fort bien, mais Carey, le grand écrivain protectionniste américain, l’a démontré d’une façon que nous considérons comme irréfutable : la loi des harmonies économiques, c’est-à-dire la solidarité des différentes parties du corps social, n’est vraie que dans l’intérieur d’un même pays (et par pays, nous entendons non pas un territoire, mais l’ensemble des citoyens.) Le capital français est solidaire du travailleur français et non du travailleur belge. Et précisément ce que nous demandons, c’est qu’on ne laisse pas l’afflux des ouvriers étrangers fausser cette harmonie économique.

En France, où la population n’augmente pas, s’il n’y avait que des ouvriers français, il y aurait largement du travail pour tout le monde. Par ce simple jeu de l’offre et de la demande, en restreignant le nombre de ceux qui proposent leurs bras, la situation des ouvriers nationaux s’améliorerait immédiatement.

Et cette mesure, dans l’état actuel de nos relations internationales, le Parlement la pourrait-il voter ?

Oui, car, en décembre 1891, M. Ribot parlant des traités qu’il allait signer, ceux-là même que l’on voudrait aujourd’hui nous opposer, déclarait :  « – Nous n’engageons pas la liberté de la Chambre. Le jour où elle aura à examiner la question d’une taxe sur les ouvriers étrangers, elle la discutera librement et elle aura le moyen de faire exécuter sa volonté dans le plus bref délai. »

2° Une taxe militaire.M. Brincard en posa fort bien la nécessité (6 mai 1893). « Comment ! voici des étrangers qui viennent s’établir en France et faire concurrence à nos ouvriers et à nos employés, qui ne font ni les vingt-huit jours, ni les treize jours, qui profitent de tous nos sacrifices pour l’enseignement, pour l’assistance publique et qui ne payeraient rien, même pas la taxe que payent les Français dispensés du service militaire ? »

Et M. Gauthier de Clagny impressionnait vivement la Chambre en rappelant cette réponse trop fréquente des patrons à qui l’on propose des jeunes gens au sortir du service militaire : « Nous aimons mieux les étrangers parce qu’ils n’ont pas de vingt-huit jours ni de treize jours à faire. » A Paris, il y a cinquante mille domestiques étrangers qui sont employés de préférence aux Français, parce que, n’étant pas soumis à des périodes d’instructions, ils peuvent continuer sans interruption leur service (cité par M. Marius Martin.)

En 1887, le texte suivant fut proposé à la Chambre : « Tout étranger inscrit sera astreint à toutes taxes pouvant frapper les Français exemptés ou dispensés du service militaire. » Cette rédaction, le ministre, M. Flourens (27 juin 1887), déclarait ne pouvoir la critiquer ni d’après le texte des traités, ni d’après le droit des gens.

Pour nous, en présence de l’énorme privilège fait aux étrangers (de jouir de notre pays sans supporter la plus lourde de nos charges, l’impôt du sang), nous regrettons seulement d’être obligés de nous en tenir à cette taxe militaire trop légère vraiment, trop peu compensatoire.

3° L’exclusion des travaux militaires.C’est un danger pour la défense militaire que la collaboration des étrangers à nos travaux stratégiques. Continuellement, dans les villes du Midi, Marseille, Toulon, Cannes, Nice, les murs sont couverts d’affiches en langue italienne réclamant les ouvriers italiens pour les travaux des forts. Dans nos Vosges, dans le Nord, même situation. Qui ne s’en inquiéterait ? MM. Maurice Rouvier et Burdeau, avocats de l’internationalisme, sont eux-mêmes sur ce point obligés de céder : « Il est regrettable, déclarait le 6 mai M. Rouvier, qu’on emploie des ouvriers étrangers dans les travaux militaires. Il faut l’empêcher et cela est possible par une simple mesure d’administration. C’est une affaire de cahier des charges. Il suffit que l’autorité militaire exerce sur le choix des ouvriers pris par les entrepreneurs un droit qui lui appartient. »

On admettra cependant qu’une simple mesure d’administration ne suffit pas, puisque, vers 1887, le ministre de la Guerre ayant enjoint catégoriquement par une circulaire, aux chefs des établissements qui dépendent de lui, de n’avoir que des nationaux dans leurs bureaux et dans leurs ateliers, nul compte ne fut tenu de cet ordre (cité par E. Leverdays.)

4° L’expulsion de tous les étrangers qui tombent à la charge de  l’Assistance publique.Sur ce point, il paraît superflu d’insister auprès de ceux qui savent combien nous sommes déjà impuissants à secourir les misères de nos nationaux.

Ces quatre articles nous semblent de toute nécessité ; mais ne pourrait-on pas étudier avec convenance et profit les deux projets  suivants :

1° Interdiction d’aller engager des ouvriers étrangers dans leur pays, comme on le fait pour les institutrices, les bonnes d’enfants, les domestiques d’hôtel, les terrassiers, etc. Ce serait nous inspirer de la loi des Etats-Unis (3 mars 1893), réglementant l’immigration et le travail à l’entreprise. On sait en effet que, dans les ports de la République américaine, il est interdit de débarquer les idiots, les déments, les indigents, les personnes atteintes de maladies contagieuses ou convaincues d’infamie et, ce qui nous intéresse plus spécialement, toute personne engagée pour un travail ou par accord formel ou tacite.

Chez nous, sans doute, des ouvriers arrivant avec un engagement en poche ne pourront être arrêtés à la frontière, car la surveillance est moins facile sur nos frontières que sur les paquebot dans un port ; mais il y aurait lieu, quand les étrangers font leur déclaration à la mairie, de les inviter à justifier de leurs moyens d’existence.

2° Interdiction de l’emploi des étrangers dans tous les chantiers nationaux, départementaux, communaux, ou dépendant des compagnies privilégiées (gaz, eaux, chemins de fer, omnibus, etc.) que les travaux soient faits en régie ou par entreprise.

Une objection. – Les étrangers riches et les commerçants français.Dans l’élaboration de ces divers projets, pas un instant on ne perdit de vue qu’il y a tout de même, parmi les étrangers, de riches voyageurs (soixante-trois mille étrangers riches sur treize cent mille), qui viennent dépenser de l’argent en France et qui contribuent à la prospérité des industries parisiennes de luxe.

Sans doute, la présence des étrangers riches ne profite pas aux commerçants français autant qu’on l’imaginerait tout d’abord, car certaines villes d’eau sont de véritables colonies où les étrangers installent leurs hôtels, leurs temples, leurs médecins, leurs fournisseurs nationaux. Dans telle ville de saison, les Anglais qui viennent résider exigent que toutes les installations hygiéniques municipales ou privées soient examinées par un ingénieur anglais… Gardons-nous pourtant de compromettre le bénéfice qu’assure à notre pays la douceur de notre climat et de notre civilisation.

Qu’on examine de très près les diverses mesures que nous proposons, on n’y rencontre nulle intention vexatoire, mais un simple caractère de compensation. Elles tendent à supprimer le très réel et écrasant privilège des étrangers chez nous.

Une autre objection. – Etrangers en France, Français à l’étranger.Et qu’on ne nous parle point de représailles possibles. Il y a soixante-dix mille Allemands en France et douze cents Français à Berlin ; treize cent mille étrangers en France et seulement cent soixante mille Français épars dans les pays européens (encore nos nationaux, que ne vont-ils en Algérie !)

Au reste, ce serait mal poser la question de réciprocité de la discuter ainsi. Le point grave, c’est que, pour se fermer, les autres pays n’attendent pas que nous protégions notre main-d’œuvre nationale. Partout s’adoptent ces mesures devant lesquelles notre Parlement recule.

Nul pays plus que le nôtre, si brutalement envahi, n’avait le droit de prendre cette initiative ; mais à cause de ces mots vagues, si mal interprétés : « Hospitalité française ! Principes des grands ancêtres ! », nous nous attardons au point que des hordes d’émigrants, repoussées de toutes parts, s’acheminent pour submerger notre race. Nos amis d’Allemagne, d’Italie sont en marche, nous le ferons bien voir dans notre prochain chapitre.

C’est notre disparition : comment en effet nous les assimiler ? C’est tout au moins notre ruine. Selon le mot excellent de Pierre Richard, voulez-vous que la France devienne « le pâturage de l’Europe » ?

 C – Le nationalisme règle l’univers

Rouvier et les étrangers. – « Si nos ancêtres de la grande époque assistaient à la discussion des lois de protection pour la main-d’œuvre nationale, ils se demanderaient ce que sont devenus leurs principes et leurs idées ! »

Ainsi parle M. Rouvier et avec lui M. Burdeau, M. Turrel. Désireux de discréditer les mesures de protection que nous réclamons, ils s’efforcent d’établir une opposition entre le principe des nationalistes et le principe de la Révolution. C’est une habileté de tribune. Dans une telle argumentation, ces messieurs ne pourraient être de bonne foi qu’à condition d’ignorer l’histoire. M. Rouvier, d’ailleurs, ne l’a jamais apprise. Et son esprit n’est pas de ceux qui, dans la méditation, dégagent par eux-mêmes la philosophie des faits.

Intelligence d’expédients, nullement capable de se mouvoir parmi les idées générales, cet homme d’affaires parle de la Révolution, des grands principes, parce que cela sonne fortement et impressionne les assemblées, mais il ne les a pas vérifiés ; ce ne sont pour lui que des moyens oratoires. Selon une théorie dont nous vîmes les ridicules exagérations à la fin du second Empire (Jules Simon, Jules Favre réclamant le désarmement), il admet, il affirme que l’internationalisme est une conséquence de la Révolution.

L’évolution nationaliste.Voila une conception que le socialisme, lui aussi, a héritée du radicalisme. Mais, comme elle est contraire à la vérité historique ! L’évolution se fait, le long des siècles, vers le nationalisme, et la Révolution, bien qu’elle ne se soit pas prononcée directement sur le problème, eut pour conséquence nécessaire de violents mouvements nationalistes.

En examinant l’histoire, on voit, à mesure qu’on s’approche de notre époque, les nations en train de se former, et rien n’y contribua plus que la Révolution.

Il faut insister. La question n’est pas chose oiseuse ni divertissement de pédant. Ne tolérons point que nos adversaires internationalistes se prétendent « d’accord avec le progrès » ou attribuent à leur thèse « l’autorité des hommes de 1789 ».

L’empire romain était cosmopolite. Le Moyen Age, dominé par la Papauté et par l’Empire, le fut également. Les unités nationales demeuraient mal ébauchées dans l’idée très forte de chrétienté. C’est au XVIème siècle qu’elles se constituèrent sous la forme monarchique. Vinrent la philosophie et la Révolution française dont le rôle fut d’asseoir la société sur le droit naturel, c’est-à-dire sur la logique. Ces philosophes et ces légistes déclarèrent que tous les hommes étaient les mêmes partout, qu’ils avaient des droits en tant qu’hommes ; d’où la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

 La Révolution française et le patriotisme. – C’est en cela, mais en cela seulement, que la Révolution fut cosmopolite. Pour l’organisation générale, quelles conséquences en a-t-elle tirées ? La Révolution française songea-t-elle à supprimer les frontières et à ne faire qu’un seul Etat ?

Elle ne l’eût pas pu, elle ne l’a pas voulu. Elle a posé le principe, des peuples à se gouverner eux-mêmes.

Comment en ont-ils usé ? En appliquant le principe des nationalités.

Le principe des nationalités. Le principe des nationalités, voilà la conséquence immédiate de la Révolution française, conséquence inaperçue des acteurs même de la Révolution, mais tout à fait logique dans l’ordre politique. Le droit naturel posé par la Révolution nous libère du contrat historique. Les hommes libérés des contrats des vieilles chartes, soumis à la seule logique, décidèrent spontanément de se grouper entre gens ayant un fonds de légendes et de vies communes. N’admettant plus qu’on pût les transférer par guerres, contrats de mariage ou testaments, substituant le droit naturel au droit historique, ceux qui parlent la même langue se rapprochent, s’unissent. Une même langue, des légendes communes, voila ce qui constitue les nationalités. La nationalité tchèque, l’irlandaise, etc., reparurent.

Et comment s’affirment-elles ? Par la haine du voisin. Examinez tous ces peuples sortis de l’oppression turque : que font-ils d’abord ? Serbes, Grecs, Bulgares : ils se persécutent.

 Les Droits de l’Homme et du Citoyen et la question des étrangers.M. Turrel, M. Burdeau, M. Rouvier le comprendront-ils ? La Révolution française a simplement dit que les Droits de l’Homme et du Citoyen étaient les mêmes partout, parce que ce sont des droits qui tiennent à la qualité d’homme, mais il ne s’ensuit aucune conséquence sur la manière dont l’humanité s’organisera. Invitée à s’organiser, l’Europe s’est groupée selon le principe des nationalités.

La protection nationale à l’étranger. – Il ne s’agit point de substituer sa chimère à la réalité et sa politique à la tradition historique. Le nationalisme est la loi qui domine l’organisation des peuples modernes, et à cette heure voyez que dans l’Europe entière on étudie des mesures de protection nationale.

Découpons quelques preuves que nous en apportent les plus récents journaux étrangers…

 En Allemagne.La Gazette de la Croix se plaignait ces jours derniers de l’invasion des ouvriers autrichiens (surtout des juifs) en Allemagne, tandis que les ouvriers allemands ne peuvent trouver de travail en Autriche, grâce au rétablissement dans ce pays des corporations obligatoires dont les membres ont le monopole du travail et qui excluent les étrangers…

En Suisse.Le congrès de la Fédération des travailleurs suisses, tenu à Bienne au commencement du mois d’avril, demande que les syndicats deviennent obligatoires pour les ouvriers nationaux. Ces syndicats fixeraient un minimum de salaire au-dessous duquel ne pourraient travailler ni les nationaux, ni les étrangers…

En Amérique.En Amérique, il est interdit de faire venir des ouvriers avec un contrat leur assurant du travail. Détail, plaisant et significatif, de la rigueur de cette prohibition : lorsque les professeurs engagés en Europe pour l’Université catholique de Washington abordèrent, on voulut leur interdire le débarquement en application de cette loi…

En Amérique encore, les Chinois sont soumis à des permis de séjour, et ceux qui se refusent à cet enregistrement eussent été expulsés le 5 mai dernier, si l’argent pour cette colossale expulsion n’avait pas fait défaut. En effet, sur les cent quinze mille Chinois qui résident aux Etats-Unis, quatre ou cinq mille seulement se sont conformés au règlement. C’est donc à plus de cent mille individus qu’il s’agissait d’appliquer la peine de la déportation. La chose eût coûté cinq millions de dollars, et on ne disposait que de trente-cinq mille dollars. La solution est reculée jusqu’en août.

On s’étonnera moins de pareilles mesures si l’on se rappelle l’expulsion en masse, il y a six ans, des ouvriers polonais russes et polonais autrichiens des provinces de la Prusse polonaise…

 En Angleterre.En Angleterre, pendant longtemps, il fut interdit aux étrangers d’être propriétaires fonciers ou d’exercer un commerce pendant plus de vingt et un ans. A l’heure actuelle, il est simplement interdit à un étranger de posséder un navire anglais. Mais on s’aperçoit des inconvénients de cette tolérance et des associations se forment, des meeting se tiennent pour protester contre l’accaparement par les Allemands des places d’employés de commerce. et contre l’envahissement de certains métiers, notamment celui d’ouvrier tailleur, par les juifs russes.

Résumé de notre argumentation.

Les idées que nous venons d’exposer contre les étrangers sont conformes aux sentiments profonds de ce pays. Nous le savions, et tant de lettres reçues, des sympathies en dehors de toute politique nous ont confirmé dans notre assurance, quand nous développions ces idées dans les journaux. Maintenant, et pour assurer le triomphe de la thèse, il s’agira de frapper fort et toujours sur les mêmes arguments.

A l’occasion de Cleveland, le New York Herald mena une campagne admirable de netteté, de précision, sur ce même terrain nationaliste. On procède là-bas par brefs alinéas. Je voudrais résumer notre argumentation comme suit :

1° Qu’est-ce qui se trouve en compétition avec les manufactures de France ? – Les produits étrangers. Que donne le protectionnisme aux manufactures ? – La limitation de ces produits étrangers.

2° Qui se trouve en compétition avec les ouvriers français ? – Les ouvriers étrangers. Que demandons-nous pour les ouvriers français ? – La limitation des étrangers.

3° Le Parlement a-t-il exclu les ouvriers étrangers ? A-t-il protége les gages de l’ouvrier contre la compétition étrangère ? – Non. Donc il n’a rien accordé aux ouvriers de ce qu’il accorde aux patrons.

Autre argument :

 C’est une dérision de mettre des droits sur les produits d’un pays quand on accepte ses ouvriers. Voici, en effet, les résultats du protectionnisme appliqué aux produits seuls et non à la main-d’œuvre. Les marchés français fermés aux manufactures étrangères. Conséquences :

1° Faillite de beaucoup de manufactures étrangères ; ouvriers étrangers sans travail. Emigration de ces ouvriers par milliers ; leur arrivée en France.

2° Les gages, à l’étranger, inférieurs à ceux de France. Préférence des patrons pour les émigrés.

3° Rivalité, coups sur les chantiers, plus de travail pour le Français.

4° Nécessité d’arrêter un jour ou l’autre cette invasion. Le Parlement forcé de réviser les tarifs protectionnistes, ou de statuer une loi contre l’ouvrier étranger, celle-là même que nous réclamons.

Ce texte fut publiée en trois articles dans Le Figaro (mai, juin et juillet 1893). Il fut répandu en brochures, à l’occasion des élections législatives de 1893, sous le titre Contre les Etrangers, étude pour la protection des ouvriers français, par Maurice Barrès, député (Imprimerie Parisienne, 19, faubourg Saint-Denis, Paris, 1893)

 

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