À Vienne, Evola avait également des contacts avec le cercle des disciples et amis d’Othmar Spann [Spannkreis], philosophe et économiste doté d’un indéniable charisme. Celui-ci exerçait alors une grande influence, tant en Allemagne qu’en Autriche. Le célèbre écrivain Ernst von Salomon, qui participa, comme on sait, à l’assassinat de Walther Rathenau en 1922, se rendait à Vienne pour pouvoir suivre les cours de Spann (1). Celui-ci était connu dans tous les milieux conservateurs européens comme universitaire et théoricien de « l’État vrai » (2). De même que Franz von Papen, qui l’avait connu à Vienne et qui était resté en contact avec lui, ainsi Edgard Julius Jung le citait sans cesse et exprimait son admiration pour lui.
Le nom de Spann était bien connu également en Italie, car il avait en effet donné de nombreux articles à la revue Lo Stato de Carlo Costamagna, où l’on citait aussi son ami et disciple le plus important, le professeur Walter Heinrich (3). Récemment encore, la plupart des chercheurs estimaient que ces articles avaient été publiés à l’incitation d’Evola (4). Mais on sait aujourd’hui, grâce aux recherches de Giovanni Franchi (5), que ce furent au contraire Costamagna et ses collaborateurs qui firent connaître Spann et son cercle à Evola. Celui-ci écrit d’ailleurs dans son autobiographie qu’il ne connut Rohan et Spann qu’après 1934. Or la collaboration de « l’École [historique] de Vienne » (Spann et ses disciples) à Lo Stato commence dès 1930. Franchi estime que Walter Heinrich, à l’occasion de son travail sur le fascisme mené à Rome, avait pris contact avec Costamagna à la fin des années 20 ou au début des années 30, puis en avait parlé à Spann.
Evola était en fait plus lié au fils, Rafael Spann, qui mourut en 1983 d’une chute de cheval, qu’au père, Othmar (6). L’universalisme catholique d’Othmar Spann était assurément différent de l’« impérialisme païen » d’Evola, malgré quelques points communs, par ex. en ce qui concernait le jugement sur le Moyen Âge. Selon des informations que nous tenons du Dr Theodor Veiter, homme politique et spécialiste du droit des minorités ethniques, qui connut aussi bien Rafael Spann qu’Evola, les deux hommes auraient fondé à Vienne, avec quelques autres personnes, un cercle fermé. Celui-ci aurait eu pour nom Kronidenbund [Ligue des Cronides, par référence à Cronos, le dieu le plus important de “l’Âge d’or”].
Dans un compte rendu donné à la Zeitschrift für Ganzheits-forschung (la revue des “spanniens”) (7), le Dr Veiter — qui, selon ses dires, connut personnellement Mussolini — écrit qu’Evola, à cause de sa collaboration à une revue du ministère italien des Affaires étrangères, ayant précisément pour titre Affari Esteri, s’était attiré la grave réprobation de Mussolini. En conséquence, il aurait dû quitter aussitôt l’Italie et vivre à Vienne aussi caché qu’un sous-marin. La famille Spann l’aurait alors accueilli. Veiter affirme même qu’Evola redoutait d’être physiquement liquidé par des sicaires de Mussolini. Mais cela ne peut pas être exact, car cela contredit tout ce qui a été historiquement établi jusqu’à présent sur les rapports entre Evola et Mussolini (8).
Il pourrait cependant y avoir une petite part de vérité dans cette histoire obscure. En effet, Domenico Rudatis, ancien membre du Groupe d’Ur, ancien collaborateur de La Torre (dirigée, rappelons-le, par Evola et interdite sur ordre de Mussolini) et ami de Reinhold Messner, l’alpiniste mondialement connu, nous a personnellement confirmé qu’Evola vécut à Vienne sous une fausse identité et avec un faux passeport. Lui-même aurait vu ce passeport. Il y a dans l’autobiographie “intellectuelle” d’Evola un passage qui semble confirmer cette situation (9).
Tout cela pourrait trouver une explication — mais à rattacher à une période bien postérieure — grâce à ce que nous a fait savoir l’écrivain traditionaliste Heinz A. Ludwig, qui suivait attentivement l’activité d’Evola depuis 1932. Dans une lettre du 22 janvier 1986, il nous écrivit qu’Evola, après la chute de Vienne, fut obligé de cacher son identité à la puissance occupante soviétique, puisqu’il se trouvait alors, grièvement blessé des suites d’un bombardement, dans un hôpital. Il est permis de penser qu’il reçut l’aide, en ce moment critique, de Rafael Spann. L’amitié entre les deux hommes est en effet confirmée par une série de témoignages et s’accorde avec ce qu’Evola écrit dans son autobiographie.
Il reste enfin à envisager une autre hypothèse : l’anonymat d’Evola serait à mettre en relation avec son travail sur la franc-maçonnerie et d’autres organisations secrètes. Il avait en effet l’intention d’écrire un ouvrage qui aurait eu pour titre Histoire secrète des sociétés secrètes. Il est impossible d’affirmer que cela a un rapport avec un passage du Second journal parisien d’Ernst Jünger, où l’on peut lire : « Thé chez Valentiner : j’y ai rencontré Heller, Eschmann, Rantzau et la Doctoresse. Conversation sur Washington Irving, Eckermann et le prince Schwarzenberg, à l’initiative duquel on aurait jadis rassemblé une documentation énorme, et toujours inexploitée, au sujet des sociétés secrètes en Europe » (10).
On sait de toute façon que les plus importantes archives et bibliothèques maçonniques avaient été séquestrées par les nazis. À ce sujet, le Dr Ludwig affirme qu’aucun document secret ne fut remis à Evola. Cette information semble venir de Jean Tourniac, un “disciple” franc-maçon de René Guénon ; or Evola était alors en relations épistolaires avec Guénon.
Grâce aux précieuses recherches de l’Américain Dana Lloyd Thomas dans les archives de la police politique romaine, recherches qui ont mis au jour de nombreux et intéressants documents sur Evola, on sait que celui-ci se vit retirer son passeport le 10 juin 1942 (11). L’initiative venait du ministère italien des Affaires étrangères, alarmé par le contenu des conférences prononcées par Evola en Allemagne. Evola avait en effet contesté la validité de la notion de « latinité » soutenue par l’Italie. On peut penser aussi que son rejet de la composante « méditerranéenne » du peuple italien et sa mise en valeur de la composante « nordique », soulevèrent une grande réprobation dans sa patrie fasciste. Pour commencer, il était insupportable qu’Evola, en temps de guerre, attisât les rancunes entre les différents groupes ethniques, mettant ainsi en danger l’unité de la nation italienne. Lors d’une conférence prononcée à Vienne en 1941, Evola était allé jusqu’à nier le droit des Italiens d’avoir leur propre nation, proposant l’absorption de l’Italie dans un Saint Empire romain de la Nation allemande. Le compte-rendu envoyé à Rome par le consul général d’Italie fut, pour cette raison, impitoyable. En Allemagne même, les thèses d’Evola rencontraient des obstacles, car elles heurtaient les idées de Rosenberg. L’antipathie d’Evola envers Rosenberg, qu’il avait eu l’occasion de connaître personnellement, était ancienne. Afin de l’empêcher de continuer à provoquer des “ennuis” à l’étranger, on retira à Evola, par précaution, son passeport. Il protesta avec véhémence, et Mussolini dut intervenir personnellement pour faire lever la mesure. Mais à cause de la résistance de l’administration italienne, Evola dut patienter encore un long moment.
Evola “conférencier” et la résistance au nazisme du cercle de Spann
Il apparaît donc qu’Evola n’était pas un simple conférencier, mais bien un homme chargé par Mussolini en personne d’ériger un « pont de compréhension » entre l’Italie et l’Allemagne, et ce au travers de missions plus ou moins délicates. Cependant, comme l’écrit Dana Lloyd Thomas, alors que les intentions de Mussolini étaient d’ordre stratégique, celles d’Evola étaient d’ordre « eschatologique ». Il est probable qu’Evola, à partir d’un moment précis, fut jugé “politiquement inapte”, à cause de l’arrière-plan métaphysique de sa pensée, à des missions de ce genre. Force est de constater qu’il était parvenu à irriter aussi bien les Allemands que les Italiens.
Dans cette affaire, il faut aussi prendre en considération l’opinion de Christophe Boutin, auteur de l’étude la plus complète, jusqu’à présent, sur le volet politique de l’œuvre d’Evola (12). S’appuyant en particulier sur des passages du Journal 1943-1944 d’Evola (13), cet auteur croit pouvoir affirmer que ce dernier, vers la fin de la guerre, travaillait pour le compte du SD, lui fournissant des informations politiques. Point que Philippe Baillet conteste (14), mais sans pouvoir dissiper le mystère, lui aussi, en l’absence d’une documentation sur le sujet. Ph. Baillet insiste sur un passage du livre tardif d’Evola consacré au fascisme et au national-socialisme, passage qui pourrait fournir une possible explication, car Evola, à la fin, y parlerait de lui-même à la troisième personne du singulier. Ce passage dit :
« Depuis longtemps, au sein de la SS, avait été constitué le SD (Service de Sécurité : Sicherheitsdienst), qui aurait dû avoir lui aussi, en principe, des activités culturelles et de contrôle culturel (déclaration de Himmler en 1937). Même si le SD se développa par la suite dans d’autres directions, y compris le contre-espionnage, son Bureau VII garda un caractère culturel, et des savants et des professeurs sérieux firent aussi partie du SD. […] C’est ainsi par ex. que Himmler […] fit inviter pour des conférences un auteur italien qui avait fait des recherches dans ce domaine également [celui des “origines nordico-atlantiques”] et, en général, sur le monde de la Tradition, se tenant à distance du catholicisme et du christianisme mais évitant les déviations déjà signalées par nous à propos de Rosenberg et d’autres auteurs » (15).
Evola parle également de l’Ehrendienst (Service honorifique) de la SS, dans lequel pouvaient être intégrés des chercheurs qualifiés, et cite comme exemples Franz Altheim, historien de l’Antiquité, et O. Menghin, préhistorien de l’université de Vienne. Au terme de cette étude, nous évoquerons les documents de la SS qui portent un jugement négatif sur Evola et qui s’opposent donc à sa collaboration supposée avec le SD (16).
Revenons à l’année 1936. En mai de cette année est rédigé un rapport — à la demande probable de la Gestapo — qui a pour titre Der Spannkreis : Gefahren und Auswirkungen [Le cercle de Spann : dangers et développements] et qui porte le tampon Geheime Kommandosache [Affaire secrète réservée au commandement]. Ce rapport confirme les grandes craintes que le national-socialisme nourrissait à l’égard de Spann et de son influence. On peut y lire : « La direction de tout le cercle de Spann se trouve à Vienne. Tandis que le professeur Othmar Spann s’occupe du côté politique extérieur, la direction politique effective du cercle est entre les mains de Walter Heinrich et de Rafael Spann, le deuxième fils d’Othmar ».
Rafael Spann est qualifié dans le rapport de « dangereux intrigant politique ». De fait, Rafael avait l’intention de pousser des membres de confiance du cercle à assumer des fonctions importantes au sein du régime nazi. Son frère Adalbert [1907-1942] parvint même à devenir membre, pour quelque temps, de la division Leibstandarte Adolf Hitler. Dans son livre déjà cité, von Salomon confirme l’existence de cette stratégie d’infiltration (17). [sur l’appartenance des deux frères Spann au réseau “Astra”, cf. Militärischer Widerstand : Studien zur österreichischen Staatsgesinnung und NS-Abwehr, Peter Broucek, Böhlau, 2008, p. 374]
Le rapport cite en outre une lettre intéressante, probablement saisie, que Rafael Spann avait adressée le 4 mars 1935 à un « Italien inconnu », comme dit le rapport. La lettre parle surtout des efforts faits par les disciples de Spann pour lutter contre la conception raciste de la NSDAP et contre Alfred Rosenberg. Le cercle de Spann, en effet, estimait que le « matérialisme raciste » était le point le plus faible du national-socialisme, donc que c’était sur ce point avant tout qu’il fallait lui opposer une résistance.
La lettre en question est écrite en allemand, et nous savons qu’Evola, à l’époque, pratiquait déjà assez bien cette langue. En outre, à la même époque, Evola et Rafael Spann se connaissaient déjà. Nous supposons donc que cette lettre lui était adressée. Cette supposition est avalisée avant tout par une autre lettre de Rafael Spann à l’« Italien inconnu », cette fois du 12 février 1935 et toujours écrite en allemand. R. Spann y dit à propos de Costamagna : « La chose devrait déjà avoir été réglée… » Othmar Spann devait en effet publier un article dans Lo Stato, revue à laquelle collaborait déjà Evola (18).
En fonction de ces données, on pourrait considérer sous un autre angle le désir d’Evola d’affirmer sa propre théorie de la race. C’est également dans cette optique qu’il faudrait envisager le projet plus tardif d’une revue d’études raciales publiée en italien et en allemand, Sangue e Spirito / Blut und Geist, projet qui fut bloqué, après avoir reçu une autorisation préalable, sans raison officielle, mais probablement à cause des déclarations (rappelées plus haut) d’Evola sur l’Italie et de la réprobation qu’elles soulevèrent. Peut-être existait-il effectivement quelque chose comme un front “révolutionnaire-conservateur” contre les conceptions racistes du national-socialisme, conceptions qui suscitaient l’indignation dans le monde entier et qui avaient pour “représentant intellectuel” Alfred Rosenberg, l’auteur du Mythe du XXe siècle, livre qualifié dans le cercle de Spann, d’après le rapport secret mentionné, d’« idiotie » (19). Tout cela expliquerait aussi l’article très critique d’Evola (mais non signé) envers Rosenberg paru dans Lo Stato, en 1935 précisément (20).
Les actions concertées contre Othmar Spann ne se firent pas attendre longtemps. Dans Le Mythe du XXe siècle, Rosenberg avait déjà attaqué la « nouvelle scolastique intellectualiste » et avait pris pour cible « l’universalisme » de Spann, reprochant à celui-ci d’avoir accordé plus d’importance à la religion qu’au Volkstum [essence du peuple]. Mais ce fut surtout en 1938 que l’on assista à une grande campagne contre Spann. Elle impliqua le quotidien officiel de la NSDAP, le Völkische Beobachter, ainsi que l’hebdomadaire Das Schwarze Korps, organe officiel de la SS. Même des revues spécialisées, d’économie et de droit, furent mobilisées. Das Schwarze Korps écrivit par ex. à propos des disciples de Spann : « Ils opèrent leurs choix du seul point de vue spirituel […], ne font valoir que l’Intellect […], évitent tout contact étroit avec le peuple. […] Ces phraseurs sont dangereux, à cause du grand désir d’information culturelle de notre peuple et de son ouverture mentale pour les questions se rapportant à l’Esprit et aux visions du monde ».
Spann lui-même fut qualifié de « combattant de classe de l’“Esprit” » (21). L’atmosphère hostile se manifesta très clairement le jour où les troupes allemandes marchèrent sur Vienne, quand Othmar Spann et Walter Heinrich furent arrêtés et emprisonnés. Ce n’est pas la première fois que nous tombons ici sur le nom de Walter Heinrich. Il connut Evola peut-être en 1934-1935 (voire avant à Rome), quand celui-ci prononça une conférence à l’université de Vienne, comme nous l’a indiqué une femme ayant appartenu au cercle de Spann. Cette dame assista personnellement à la conférence, avec d’autres disciples de Spann. Elle nous a rapporté que l’allemand d’Evola était alors encore un peu imprécis, mais qu’il s’améliora par la suite. Elle garde en mémoire l’allure extérieure d’Evola, particulièrement soignée, et le port du monocle.
On peut supposer qu’Evola et Heinrich ont échangé une longue correspondance, surtout si l’on tient compte des fréquents voyages du second en Italie. Il semble malheureusement que cette correspondance soit perdue. Toutefois, par ex., une lettre du 3 août 1961 — dans laquelle Evola demande à Heinrich de faire participer à un colloque de la spannienne Gesellschaft für Ganzheitsforschung [Société pour la recherche de la totalité] l’égyptologue et gendre d’Ezra Pound, Boris de Rachewiltz —, a été conservée.
Les affinités de Heinrich avec les idées d’Evola se déduisent aussi de son œuvre propre (22). Heinrich était sans doute le disciple le plus proche de Spann. Evola semble l’avoir surtout influencé en lui confirmant ses propres idées sur le monde de la Tradition. Heinrich, en effet, avait déjà à son actif une étude approfondie de l’œuvre de René Guénon (23) et de celle de Leopold Ziegler. La « doctrine de la totalité » (Ganzheitslehre) d’Othmar Spann présente également de fortes analogies avec les idées traditionnelles, ce qui s’explique par des racines communes chez Platon et dans l’Idéalisme allemand.
Nous voudrions relever enfin un autre possible, et même probable, point de contact, d’ordre politique cette fois, entre Evola et Heinrich. Il se rapporte à l’action de médiation menée par Evola au moment de la crise des Sudètes, médiation qui a été récemment mise au jour. Evola écrivit, à la fin de l’année 1938, pour la revue mensuelle Bibliografia fascista, un article très détaillé et à vrai dire très équilibré sur la situation politique en Tchécoslovaquie (24). Il ressort de cet article qu’Evola, au milieu de l’année 1938, soit avant le soulèvement des Allemands des Sudètes (13 septembre 1938) et l’annexion de la région, avait eu des contacts directs avec de hauts représentants du gouvernement tchécoslovaque — dont l’ancien ministre des Affaires étrangères Kamil Krofta. Evola avait exploré « personnellement à Berlin et à Prague » la possibilité, pour les Allemands des Sudètes, d’une autonomie « selon le modèle suisse ». Le ministre tchécoslovaque des Affaires étrangères n’aurait pas du tout exclu pareille hypothèse, mais voulait naturellement une espèce de garantie des grandes puissances au sujet de l’intégrité de l’État tchécoslovaque. Evola écrit que « d’une annexion sic et simpliciter il n’avait pas du tout été question auparavant, ni parmi les Allemands des Sudètes, ni à la Wilhelmstrasse [le ministère allemand des Affaires étrangères]. Il avait toujours été question […] d’une autonomie dans le cadre de l’État tchèque ».
Dans un article (repris ensuite dans une brochure), Claudio Mutti affirme que cette tentative « conçue dans les milieux du ministère des Affaires étrangères du Reich » aurait eu l’aval des « cercles politiques que l’auteur italien fréquentait à l’époque » (25). Cette affirmation semble un peu hasardeuse sur un point : pourquoi le ministre des Affaires étrangères du Troisième Reich (dont on sait qu’il manquait de confiance en soi et qu’il était méfiant) eût-il dû passer par un personnage — Evola en l’occurrence — jugé discutable tant en Allemagne qu’en Italie ? On n’a pas connaissance de documents ni de témoignages qui puissent soutenir l’opinion de Mutti. Pour sa part, le rapport de la Gestapo déjà mentionné par nous, cite p. 3 les passages suivants, empruntés à l’hebdomadaire suisse Weltwoche du 11 octobre 1935 : « La véritable direction du front patriotique des Allemands des Sudètes est aux mains du Kameradschaftsbund, une union de jeunes militants allemands des Sudètes, qui ont pour référence l’assistant du célèbre professeur Othmar Spann, le maître de conférences Walter Heinrich, dont la tâche consiste à diffuser les idées de Spann. Mais seuls ceux qui savent qu’entre le catholique Spann, favorable à l’État corporatif, et le païen mystique totalitaire Rosenberg, les incompatibilités personnelles les plus graves et les plus insurmontables subsistent, ceux-là seuls peuvent comprendre que les jeunes hommes du Kameradschaftsbund aspirent bien plus à un modèle autrichien qu’à celui du Reich germanique. […] Les jeunes spanniens des Sudètes savent très bien qu’une mise au pas (Gleichschaltung) hitlérienne signifierait leur perte et désirent donc sincèrement une réalisation de leur idée d’État corporatif dans le cadre de la République tchécoslovaque ».
Les efforts d’Evola et de Heinrich allaient donc dans la même direction, laquelle, objectivement considérée, heurtait les projets expansionnistes nazis. Peut-être cette “excursion” évolienne dans le domaine diplomatique explique-t-elle la raison, autrement difficile à comprendre, du « signalement » le plus sévère dont Evola fit l’objet de la part des cercles dirigeants de la SS. Ceux-ci suggérèrent en effet, entre autres mesures le concernant, de l’« empêcher d’exercer de nouvelles pressions sur des dirigeants et fonctionnaires tant du Parti que de l’État », ainsi que de « faire surveiller son activité de propagande dans les pays voisins » (26).
Pour en finir avec les relations entre Evola et Heinrich, il faut rappeler que le premier accueillit très favorablement le livre du second intitulé Hat der Westen eine Idee ? (27).
Une autre personne importante du cercle de Spann était le Dr Theodor Blahut [1905-1977], ancien responsable du Deutscher Akademischer Austauschdienst [DAAD : Service d’échanges universitaires allemand], à Rome, qui existe d’ailleurs toujours. Dans un article déjà ancien (28), Wolfgang Schieder écrivit que le Dr Blahut fut probablement l’homme qui rendit possible une conférence à Rome de Carl Schmitt, lequel n’avait déjà plus, à l’époque, les faveurs des autorités nazies.
► H.T. Hansen [pseud. de Hans Thomas Hakl], Julius Evola et la “Révolution conservatrice” allemande, Ass. Les Deux Étendards, Montreuil, 2002. [tr. fr. : L. Eberhard]
• notes :
- 01. Cf. Ernst von Salomon, Le Questionnaire, Gal., 1953, pp. 161, 170-179 [éd. originale : Hambourg, 1951], qui décrit de façon très vivante le charisme de Spann.
- 02. Cf. Othmar Spann, Der wahre Staat, Leipzig, 1921, à présent dans O. Spann, Gesamtausgabe, t. 5, Graz, 1972.
- 03. Depuis, tous les articles de Spann, de Heinrich, ainsi que les contributions d’autres auteurs du même cercle, ont été réunis et publiés en italien par les soins de G. Franchi. Cf. O. Spann-W Heinrich, Lo Stato organico : Il contributo della scuola di trenna a « Lo Stato » di Costamagna, Rome, 1997.
- 04. Voir Gennaro Malgieri, Carlo Costamagna, Vibo Valentia, 1981, p. 26.
- 05. Voir son article « Il contributo della scuola universale-organicista di Vienna a “Lo Stato” di Costamagna », in Storia Verità, IV n° 22, juillet 1995, pp. 28-31.
- 06. Même si dans une lettre du 16 juillet 1966 adressée à Roberto Melchionda, Evola parle d’Othmar Spann comme de « [son] ami ». Cf. J. Evola, Lettere 1955-1974 (réunies par R. Del Ponte), Finale Emilia, 1996, p. 65.
- 07. Voir le n° 1 de l’année 1990, p. 34.
- 08. Voir surtout les carnets remontant à l’époque fasciste et publiés par le professeur Renzo De Felice, le plus grand spécialiste de Mussolini : Yvon de Begnac, Taccuini mussoliniani, Bologne, 1990. De Begnac, qui prévoyait d’écrire une grande biographie de Mussolini, eut de nombreuses conversations avec lui. De Felice a extrait ces carnets de plusieurs milliers de pages, dont il ne met pas en doute l’authenticité. [En dépit de son patronyme, Yvon de Begnac était un journaliste de nationalité italienne, très lié à Mussolini – NdT].
- 09. J. Evola, Le Chemin du Cinabre, op. cit., p. 161 : « […] entre autres choses, je vivais à Vienne incognito, sous un nom d’emprunt ».
- 10. E. Jünger, Second journal parisien, C. Bourgois, 1980, p. 37 ; passage daté : Paris, 11 avril 1943.
- 11. D. Lloyd Thomas, art. cité, pp. 263-293. Voir les documents reproduits pp. 280 sqq.
- 12. Voir Christophe Boutin, Politique et Tradition : Julius Evola dans le siècle, 1898-1974, Kimé, 1992, pp. 241-243.
- 13. Ce texte a été traduit en français et publié dans la revue Totalité n° 21-22, été 1985, pp. 43-73 [NdT].
- 14. Cf. Philippe Baillet, « Avertissement du traducteur », in J. Evola, Le fascisme vu de Droite suivi de Notes sur le Troisième Reich, 2e éd., Pardès, 1993, p. 9 [éd. originale: Rome, 1970].
- 15. J. Evola, op. cit., pp. 208-209.
- 16. Il faut toutefois préciser que Christophe Boutin n’a pas mis son hypothèse en rapport avec la période considérée par H.T. Hansen, mais avec une période plus tardive, plus précisément l’année 1943 [NdT].
- 17. E. von Salomon, Le Questionnaire, op. cit., pp. 170-179.
- 18. À ce sujet, voir O. Spann, « Limiti e senso del concetto di razza », republié dans L.F. Clauss, W. Stapel, O. Spann, J. Evola, Orizzonti del razzismo europeo, Padoue, 1981 ; et l’article d’Alessandro Campi, « Organicismo, Idea imperiale e dottrina della razza », in Trasgressioni, I, n° 1, mai-août 1986, pp. 39-59.
- 19. Extrait du rapport, p. 5, où il est dit de Walter Heinrich : « Comme tous les disciples de Spann, c’est un adversaire convaincu des idées racistes. Son assistant, le Dr Krautzberger, a fait la remarque suivante : “Il faut laisser les gens lire Le Mythe de Rosenberg, ainsi chacun pourra guérir de ces insanités” ».
- 20. Voir l’article « Paradossi dei tempi : paganesimo razzista = illuminismo liberale » in Lo Stato, VI, n° 7, juillet 1935, pp. 530-532 [trad. fr. : « Paradoxes de notre temps : paganisme raciste = illuminisme libéral », in J. Evola, Essais politiques, Pardès, 1988, pp. 321-325 ; le terme illuminismo aurait dû être rendu, plutôt, par “Lumières” – NdT].
- 21. Cité dans l’ouvrage très informé de Martin Schneller, Zwischen Romantik und Faschismus : Der Beitrag Othmar Spanns zum Konservatismus der Weimarer Republik, Stuttgart, 1970, p. 171.
- 22. Voir surtout W. Heinrich, Über die traditionnelle Methode, Salzbourg, 1954 (à présent dans W. Heinrich, Der Sonnenweg, Interlaken, 1985).
- 23. Voir par ex. sa contribution à : Pierre-Marie Sigaud (éd.), Dossier H René Guénon, 1984, pp. 157-167.
- 24. Cf. J. Evola, « Bilancio della crisi cecoslovacca », in Bibliografia fascista, XII, n°12, déc. 1938, pp. 1001-1008 ; à présent repris dans J. Evola, Esplorazioni e disamine, Parme, 1994, pp. 237 sqq. Ce recueil rassemble tous les articles donnés par Evola à Bibliografia fascista entre 1934 et 1939 ; le second volume, couvrant les années 1940-1943, a paru un an plus tard : Parme, 1995.
- 25. Cf. Claudio Mutti, « Evola a Praga », in Orion, janv. 1995, pp. 40 sqq. ; à présent dans C. Mutti, Julius Evola sul fronte dell’Est, Parme, 1998, pp. 5-10.
- 26. « Rapport sur Evola au Reichsführer SS » (13 juillet 1938), traduit et publié dans Bruno Zoratto (éd.), Julius Evola nei documenti segreti dell’Ahnenerbe, Rome, 1997, p. 43 (cette brochure comprend également bien d’autres documents).
- 27. Cf. J. Evola, « Y a-t-il une “idée” de l’Occident ? », in Explorations : Hommes et problèmes, Pardès, 1989, pp. 175-182 [éd. originale : Rome, 1974].
- 28. Cf. « Carl Schmitt und Italien », in Vierteljahreshefte für Zeitgeschichte n° 1, 1989, p. 16. Voir également Ilse Staff, Staatsdenken im Italien des 20. Jahrhunderts, Baden-Baden, 1991.