Traduction partielle d’un article de 5 pages paru dans Foreign Affairs, volume 78, numéro 2, de mars-avril 1999. La plus sérieuse revue américaine de relations internationales consacre à cette date, sous la plume de Charles Clover, correspondant à Kiev du Financial Times, un important article à l’influence d’Alexandre Douguine sur la politique étrangère russe.
Peu d’idéologies modernes sont aussi englobantes, aussi romantiquement obscures, aussi intellectuellement bâclées et aussi de nature à déclencher une troisième guerre mondiale que la géopolitique.
Popularisée au début du XX° siècle par un géographe britannique excentrique, sir Halford Mackinder, la géopolitique énonce que la terre sera toujours divisée en deux parties antagonistes : la terre et la mer. Dans ce modèle, le dépositaire naturel de la puissance globale terrestre est le heartland eurasien, le territoire de l’ancien Empire Russe. Quiconque contrôle le heartland, écrivait Mackinder, cherchera toujours à dominer la masse des terres de l’Eurasie et finalement le monde.
Il n’est pas surprenant que cette théorie de la géopolitique ne soit pas passée inaperçue dans le heartland lui-même. Aujourd’hui, à l’ombre des coupoles du Kremlin, la géopolitique a un cercle d’adeptes en rapide accroissement. De nombreux intellectuels russes qui autrefois pensaient que la victoire de leur patrie sur le monde était dans l’ordre inévitable de l’histoire, espèrent maintenant que le retour de la grandeur de la Russie sera dû à une théorie qui est d’une certaine mesure l’opposé du matérialisme dialectique. La victoire doit venir maintenant de la géographie plutôt que de l’histoire, de l’espace plutôt que du temps.
Une théorie géopolitique, nommée l’Eurasianisme est devenu la référence commune de la coalition « rouge-brune », de l’alliance des politiciens de l’ultra-gauche et de l’ultra-droite qui contrôle près de la moitié de la Douma (la chambre basse du Parlement russe) et qui devient plus forte de jour en jour, alors que la crise économique radicalise la population du pays.
Dans sa forme la plus modérée, l’Eurasianisme fait ressortir le caractère unique de la Russie et affirme que la Russie n’a pas besoin de s’occidentaliser pour se moderniser. Mais dans sa version radicale, il imagine le heartland eurasien comme une base de départ pour un mouvement global anti-occidental dont le but serait l’expulsion finale de l’influence « atlantique » (lire américaine) de l’Eurasie.
Parmi les partisans de cette tendance intransigeante, on trouve les dirigeants du Parti Communiste, l’organisation politique la plus importante en Russie actuellement. Guennadi Zyuganov, son président, vient de publier un manifeste géopolitique, The Geography of Victory, dans lequel il abandonne tout ce qui ressemble à la doctrine communiste traditionnelle. « Nous vivons dans une période où la géopolitique frappe réellement à notre porte, l’ignorer ne serait pas seulement une faute, mais aussi un crime » écrit Zyuganov qui ne cite Karl Marx qu’une seule fois pour révéler qu’il était lui aussi un géopoliticien.
D’autres partis radicaux, tel que le Parti Libéral Démocratique de Vladimir Zhirinovsky, ont aussi pris le train en marche. Leurs rodomontades ne doivent pas être prises à la légère, en effet le PLD domine la Commission Géopolitique de la Douma qui rivalise avec d’autres commissions plus libérales pour définir la politique étrangère de la Russie.
En dehors du parlement, le Ministère de la Défense et l’élite militaire ont aussi attrapés la fièvre eurasienne. Certains commentateurs relèvent même une influence de la géopolitique dans les prises de position de l’énigmatique nouveau premier ministre russe Yevgeni Primakov. Sa politique étrangère correspond si étroitement à la doctrine eurasianiste qu’il est difficile de ne pas regarder Primakov comme un des commanditaires du mouvement.
Le succès de l’eurasianisme est dû en partie à son caractère hybride englobant tout. Dans les mains habiles de ses idéologues, l’eurasianisme a réussi à réconcilier les philosophies pourtant contradictoires du communisme, de l’orthodoxie et du nationalisme radical. Pour cette raison l’eurasianisme est impérial sans être nationaliste, messianiste sans être ouvertement chauvin. Il est devenu une idéologie buvard, absorbant tout ce qui est radical dans le chaudron bouillonnant de la pensée post-soviétique. L’eurasianisme peut ainsi être la légendaire « troisième voie » de la Russie, un compromis entre les extrêmes de gauche et de droite sans être une forme de centrisme.
Si l’eurasianisme donne une impression de déjà vu ce n’est pas une coïncidence. Cette théorie est directement inspirée du mouvement slavophile du XIX° siècle. Copiée sur Mackinder et né en 1921 avec la publication du livre de l’historien Peter Savitsky, Exodus to the East, l’eurasianisme cherche à établir une identité russe distincte de l’Occident. Plutôt que de mettre l’accent sur l’unité culturelle de tous les Salves (comme les slavophiles le firent jusqu’à ce que cette idée se désagrège avec les soulèvements polonais des années 1860), l’eurasianisme regarde vers le sud et l’est et rêve d’une fusion entre les populations orthodoxes et musulmanes d’Eurasie.
L’eurasianisme fit son apparition dans la Russie post-soviétique dans les pages du journal d’opposition Dien (Le Jour) créé en 1990 et qui changea son nom en Zavtra (Demain) après avoir été interdit par les autorités en 1993. En huit années, le rédacteur en chef Alexandre Prokhanov et son ancien adjoint, Alexandre Douguine, ont fait de l’eurasianisme un point de ralliement pour les mécontents de gauche et de droite.
« Les eurasianistes ont transcendé les contradictions entre les blancs et les rouges sur la base d’un grand projet de civilisation » dit Douguine dans don bureau situé en face du monastère Novodevechy à Moscou. « Personne à l’exception des eurasianistes ne présentait un tel projet. Celui-ci date des années 1920 mais est aussi opérationnel maintenant qu’à cette date. Les autres tendances idéologiques – les slavophiles, les occidentalistes, la gauche, la droite, les rouges et les blancs – se sont toutes épuisées. Elles n’existent plus que pour les nostalgiques, elles sont semblables à des collections de timbres ou de vieilles voitures ».
Après avoir quitté Zavtra, Douguine est devenu l’éditeur d’un journal nommé Elementi et travaille comme conseiller du Président de la Douma de Russie, Guennadi Seleznev. Il est devenu l’homme de premier plan de la scène eurasianiste avec la publication en 1997 de son livre The Basics of Geopolitics : Russia’s Geopolitical Future, qu’il écrivit avec l’aide de l’Académie militaire de l’Etat-major général de Russie. The Basics of Geopolitics reprend en l’accentuant l’idée de l’opposition géopolitique entre les puissances continentales et les puissances maritimes, en énonçant que les deux mondes ne sont pas stratégiquement concurrents mais fondamentalement opposés l’un à l’autre culturellement. L’antagonisme entre la terre et la mer, pour Douguine est équivalent à la ligne de partage entre l’Orient et l’Occident. Les sociétés continentales écrit-il, sont attirées par des systèmes de valeurs absolues et de tradition, tandis que les sociétés maritimes sont fondamentalement libérales.
Sur le front stratégique, Douguine suggère qu’une alliance anti-occidentale de la Russie, du Japon, de l’Allemagne et de l’Iran, basée sur leur refus partagé de l’Occident pourrait éliminer l’influence américaine du continent. En dépit qu’une telle alliance semble totalement invraisemblable aux lecteurs occidentaux, certaines des suggestions de Douguine semblent avoir anticipé la politique étrangère russe. Par exemple il recommande la restitution des iles Kouriles au Japon comme un pas vers une alliance, idée qui fut développée par la diplomatie russe en 1998. Les thèses de Douguine ont aussi précédées les appels de Yeltsine pour un axe Moscou-Berlin-Paris et les initiatives de Primakov en direction de l’Iran et de l’Irak qui débutèrent quand il était Ministre des Affaires Etrangères. La corrélation entre les idées de Douguine et celles de l’establishment russe est trop troublante pour ne pas être signalée.
Alors que Douguine et Prokhanov sont les principaux idéologues de l’eurasianisme, le plus grand praticien du mouvement est Guennadi Zyuganov. Celui-ci a utilisé l’eurasianisme pour réinventer le Parti Communiste et ce faisant il a réussi admirablement. En combinant le nationalisme, l’othodoxie religieuse et le marxisme, Zyuganov a réuni le vote radical des deux côtés de l’éventail politique. Il a comblé le fossé entre les rouges et les blancs dans la société russe, primo en liant l’idée nationalsite aux traditions populaires et à la chrétienté orthodoxe russe, puis en les reliant au communisme. Dans un livre publié en 1995, Za Gorizontom (Au delà de l’horizon), Zyuganov défend par exemple la thèse que l’idée traditionnelle de obshina (communauté) et que la doctrine orthodoxe de sobornost (communautarisme) qui toutes deux souscrivent à la propriété collective et à la prise de décision communautaire, montrent que le communisme a toujours été un phénomène historique russe.
Zyuganov l’eurasianiste n’est pas exactement un nationaliste russe. Il se présente aussi comme un nationaliste Bashkir, un nationaliste Tatar et un fier défenseur du bouddhisme kalmoukien. Sa grande idée est que toutes les sociétés traditionnelles sont profondément socialistes et il a habilement lié le nationalisme ethnique avec les notions communistes d’amitié entre les peuples pour rassembler tous les groupes ethniques eurasiens dans un patchwork anti-libéral et anti-occidental de traditionalisme et de collectivisme. Cette stratégie fut payante dans la campagne présidentielle de Zyuganov en 1996. Il arriva en tête dans les circonscriptions non-russes grâce à son soutien remarqué à l’auto-détermination et à son opposition au nationalisme russe plus exclusif d’un candidat comme Alexandre Lebed.
Si Za Gorizontom était une tentative de Ziuganov pour lier le communisme avec les traditions eurasiennes, son dernier livre, The Geography of Victory est une tentative plus audacieuse pour mettre en corrélation la lutte des classes avec le conflit Est-Ouest. Dans ce livre Zyuganov explique de manière claire l’incompatibilité entre les civilisations occidentale et russe. Pour lui, les Russes ne seront jamais des bourgeois et il affirme que la Russie est maintenue à un rang subalterne par l’Occident et est devenu une simple source de matières premières, une situation qu’il considère analogue au sort de l’Orient post-colonial.
La racine du conflit, pour Zyuganov repose dans le caractère même de la civilisation occidentale. Il admet que la philosophie politique de l’Occident est fondée sur la notion athénienne de démocratie mais affirme que cachée sous cet héritage historique se retrouve la division athénienne de la société entre citoyens et esclaves. Cette division est pour lui la caractéristique fondamentale du regard des occidentaux sur le monde, le « milliard d’habitants favorisé » vivant à l’ouest « est libre d’obligations envers le reste de l’humanité qui joue le rôle de fournisseur de ressources, de réservoir de déchets toxiques et d’espace pour les production écologiquement dangereuses ».
Pour mener le combat de la lutte de classe mondiale, Zyuganov affirme que la Russie doit d’abord réunir le monde orthodoxe en un bloc unique et forger des liens étroits avec l’islamisme radical. « A la fin du XX° siècle, il est devenu de plus en plus évident que la voie islamique devient la seule alternative réelle à l’hégémonie de la civilisation occidental » écrit-il. « Le fondamentalisme est compris comme un retour à des traditions nationales spirituelles vieilles de plusieurs siècles et peut mener à des résultats très positifs. C’est le retour aux normes morales des relations entre les peuples … conservant intacte la morale de la société ».
Cette fixation sur le rapport de la Russie avec l’Orient est typique des eurasianistes. Bien qu’ils soient impérialistes, ils ne sont pas des nationalistes traditionnels. En fait, la plupart des eurasianistes essaient de se distinguer des nationalistes russes en prônant des alliances avec les voisins asiatiques de la Russie et particulièrement avec ceux de religion musulmane. Comme l’écrit Prokhanov : « L’idée eurasienne est une idée d’intégration. Le nationalisme russe est l’opposé de l’eurasianisme. Les deux idéologies sont totalement incompatibles. Une conception purement ethnique russe ne prend pas en compte le Tatarstan ou le Caucase ».
Parler de l’Orient nous ramène inévitablement à Primakov, l’arabisant distingué et le spécialiste de l’Asie, devenu premier ministre. L’orientalisme – la spécialité de Primakov – est une science occidentale et son introduction en Russie a depuis le XIX° siècle, aidé à convaincre de nombreux Russes de leur occidentalité fondamentale. Mais l’orientalisme tel qu’on le pratique en Russie, a toujours trahi une relation ambivalente envers son sujet et une inhérente tension avec l’Occident. Beaucoup d’initiatives politiques de Primakov font ressortir cette ambiguïté et relèvent d’un projet eurasianiste. Depuis le début des années 1990, Primakov a été la force agissante en faveur de l’intensification des relations de la Russie avec les Etats parias du Moyen-Orient, particulièrement l’Iran et l’Irak. Quand on lit The Geography of Victory de Zyuganov on a parfois l’impression de lire le livre de Primakov de 1983, The East after the Collapse of the Colonial System. Dans celui-ci Primakov décrivait comment l’Occident impérialiste tente de contrôler l’Orient post-colonial grâce aux « indépendances assymétriques » et affirmait le rôle historique de l’Union Soviétique comme le défenseur de l’Orient.
« Aujourd’hui, l’eurasianisme arrive sans faire de bruit » explique Douguine. « La politique de Primakov est une politique eurasianiste. C’est une politique économique de gauche à l’intérieur, une aide au Etats arabes et aux amis traditionnels comme la Serbie à l’extérieur, une orientation vers l’Est. C’est l’eurasianisme, la politique de l’heartland ».
C’est une politique de troisième voie et elle peut bien représenter l’avenir de la politique étrangère russe.